Critique du Testament court de saint Rémi, par Michel Rouche De la valeur historique du document et de ses enseignements

Devant l’abondance de faux documents forgés aux Xe et XIe siècles, plusieurs historiens du XIXe siècle ont mis en doute l’authenticité du Testament de saint Rémi transmis par Hincmar et Flodoard. Faute d’autres sources pour les corroborer, des pans entiers de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours ont ainsi été remis en cause, comme l’épisode du vase de Soissons ou le baptême du Roi franc à Reims. Dans son Clovis, Michel Rouche — professeur à la Sorbonne — réfute ces arguments sceptiques à l’aune de recherches plus récentes, et tire nombre de renseignements sur la vie de saint Rémi et de Clovis. [La Rédaction]

AVERTISSEMENTS :
– Le texte suivant est tiré de l’ouvrage de Michel Rouche, Clovis, Fayard, Paris, 1996, p. 498-511.
– Les titres ont été rajoutés par notre rédaction afin de faciliter la lecture en ligne.

 

La question de l’authenticité des documents

L’un des principaux acteurs de l’histoire de Clovis, l’évêque de Reims, Rémi, a laissé, outre quatre lettres1, un testament qui nous est parvenu sous deux formes, l’une courte, l’autre longue.
– La première nous a été transmise par Hincmar, l’archevêque de Reims, quand il rédigea la Vie de saint Rémi peu avant sa mort entre 878 et 881.
– La seconde est inconnue du chanoine de Reims Flodoard. Elle a été introduite dans son Histoire de l’Église de Reims, écrite en 948, par des interpolateurs anonymes peut-être vers 1059 au livre I, chap. XVIII.

Tous deux disposaient des archives de l’église de Reims, mais, vu l’abondance des faux commis à cette époque, le soupçon naquit très tôt chez les érudits qu’il y avait là des documents inutilisables par l’historien, étant donné les intérêts matériels et financiers couverts par le nom prestigieux de Rémi. Les clercs de Reims auraient ainsi protégé les biens d’Église contre la rapacité des seigneurs laïcs par ces faux intéressés.

Nous nous occuperons ici uniquement de la forme courte du testament, la plus longue n’étant en effet qu’une suite interminable d’interpolations faites successivement entre le IXe et le Xe siècle. Nous allons voir combien le problème de l’authenticité est important pour valider le texte de Grégoire de Tours, qui est notre source principale sur l’histoire de Clovis.

Testament de saint Rémi (Testamentum sancti Remigii episcopi)

Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit, gloire à Dieu.

Amen.

Moi, Rémi évêque de la cité de Reims, pourvu du sacerdoce, j’ai déposé mon testament selon le droit prétorien, et j’ai ordonné que l’on y ajoute des codicilles pour qu’ils soient validés à leur tour : paraîtra-t-il manquer en quelque chose de droit ?

Lorsque moi Rémi évêque je quitterai cette lumière, toi, sainte et vénérable église catholique de la ville de Reims, sois mon héritière, ainsi que toi, Loup évêque, fils de mon frère, que j’ai toujours préféré d’un amour particulier et toi, mon neveu le prêtre Agricola, qui m’as toujours manifesté ta fidélité depuis ton enfance, de tous mes biens qui me sont échus avant ma mort, excepté ce que j’aurai donné, ou ordonné de léguer et de donner à chacun, ou dont j’aurai voulu que chacun ait un droit privilégié.


Toi, mon héritière, la sainte Église de Reims, tu posséderas les colons que j’ai sur le territoire de Château-Porcien, les biens d’origine paternelle ou maternelle et ceux que j’ai échangés ou donnés à mon frère de sainte mémoire, Principius, évêque, à savoir : Dagaredus, Profuturus, Prudentius, Tennaicus, Maurilio, Baudoleifus, Provincialus.
Quant aux colones Niviatena, Lauta, Suffronia ainsi que l’esclave Amarinus, tu les revendiqueras sous ta domination ainsi que les champs que je possède sur le sol de Château-Porcien, avec les prés, les pâtures, et les bois que tu rappelleras à toi de par l’autorité de ce testament.

Je laisse à mon futur successeur, évêque, ma chape pascale blanche, deux tentures gris-blanc et trois voiles qui sont suspendus les jours de fête aux portes de la salle à manger, du cellier et de la cuisine.

J’ai distribué un vase d’argent de dix-huit livres, à toi mon héritière l’église du diocèse de Laon, après en avoir fait, selon ma volonté, des patènes et des calices pour le saint ministère, et avec la permission de Dieu.
Quant à l’autre vase d’argent qu’a daigné me donner le seigneur roi Clovis d’illustre mémoire que j’ai reçu dans la fontaine sacrée du baptême, pour que j’en fasse ce que je voulais, toi, mon héritière l’église susdite, j’ordonne qu’on en fabrique un encensoir et un calice gravé de représentations, ce que j’en aurais fait d’ailleurs si j’en avais eu le temps durant ma vie. Si avant que je n’aie accompli mon dernier jour, toi, fils de mon frère, l’évêque Loup, tu te souviens de mon ordre concernant les dits vases précieux, tu les feras réaliser.

Je lègue à mes confrères prêtres et diacres qui sont à Reims vingt-cinq sous en commun, à diviser en parts égales. De même manière ils posséderont en commun ma vigne, plantée au bord de la Suippe avec le vigneron Melanius, que je donne à la place de l’homme ecclésiastique Albovichus, afin qu’Albovichus jouisse de la plus ample liberté.

J’ordonne que l’on donne deux sous aux sous-diacres, deux sous aux lecteurs, et deux sous aux portiers et aux jeunes.

On versera aux pauvres inscrits sur la matricule, attendant leur pièce de monnaie devant les portes de l’église, deux sous pour qu’ils puissent se restaurer.

J’ordonne qu’à Vailly, Frunimius, Dageleif, Dagaredus, Ductio, Baudovicus, Uddulfus, Vinoveifa soient libres. Tennaredus, qui est né de mère libre, pourra jouir du statut de la liberté.


Toi, fils de mon frère, l’évêque Loup, tu réclameras en ton pouvoir Nifastis et sa mère Muta ainsi que la vigne qu’Emus le vigneron cultive.
– J’ordonne que l’on accorde à Enius et à Monulfus, son fils plus jeune, la liberté.
– Tu mettras sous ton droit le porcher Mellovicus, et son épouse Pascasia, Verminiamus avec ses enfants, sauf Widragasius auquel j’accorde la liberté.
– J’ordonne que mon esclave de Cerny-en-Laonnois soit tien.
– Tu rappelleras à toi une partie des champs que mon frère l’évêque Principius a tenue, avec les bois, les prés et les pâtures.
– J’abandonne Viteredus, mon esclave que Mellovicus a tenu.
– Je fais mettre par écrit sous ton droit et ta domination Teneursolus, Capalinus, et son épouse Teudoreseva.
– Qu’à la suite de mon ordre Teudonivia aussi soit libre.
– Tu retiendras Edoveifa qui s’est associée à ton homme, avec ses parents.
– J’ordonne que l’épouse d’Aregildus et ses parents par alliance soient libres.
– Tu rappelleras à toi ma partie de pré que j’ai près de chez vous à Laon située au sommet des monts ainsi que les petits prés qui sont à Iovia.


Je livre et je mets par écrit, pour toi mon neveu Agricolaprêtre, qui as passé ton enfance à l’intérieur des murs familiaux, l’esclave Merumvastis, son épouse Meratena, et leur fils nommé Marcovicus.
J’ordonne que son frère Medovicus soit libre.
– Je t’abandonne aussi Amantius et son épouse Dæro. J’ordonne que leur fille Dasovinda soit libre.
– Je délègue pour ta portion l’esclave Alaric.
– Quant à sa femme que j’ai rachetée et affranchie j’ordonne qu’elle soit protégée comme libre.
– Tu revendiqueras en ton pouvoir Bebrimodus et sa femme Mora.
– Leur fils Monacharius se réjouira du bienfait de la liberté.
– Tu rappelleras en ta domination Mellaric et son épouse Placidie.
– Que Medaridus leur fils soit libre.
– Je te donne la vigne que Mellaric a faite, pour qu’aux jours de fête et tous les dimanches une offrande me soit faite sur les autels sacrés et que des banquets soient offerts chaque année aux prêtres et aux diacres de Reims.


Je délègue aussi

– à mon neveu Prætextatus Moderatus, Tottio, Marcovicus et l’esclave Innocent que j’ai reçu de mon originaire Profuturus, quatre cuillers parmi les plus grandes, un vinaigrier, un manteau sans manche, que le tribun Friaredus m’a donné, un bâton pastoral d’argent orné de figures.
– À son fils Parovius, un vinaigrier, trois cuillers et une chasuble dont j’ai changé les franges.


Je livre par écrit à Remigia trois cuillers qui sont inscrites à mon nom, et la nappe que j’ai les jours de fête. Je lui donne aussi un hichinaculum dont j’ai dit qu’il venait de Gondebaud.


Je délègue à ma fille bénie la diaconesse Hilaria une esclave nommée Noca et une perche de plants de vigne qui est jointive de la vigne que Cattusio a faite.

Je donne aussi ma partie de Vendresse et Troyon et je la mets par écrit pour les services qu’elle m’a rendus sans cesse.


Pour Aetius, mon neveu, la partie de Cerny qui m’est échue par suite d’une division, que j’ai tenue et possède, avec tous ses droits.
– Je transmets aussi le jeune esclave Ambroise sous le droit de sa domination.
– J’ordonne que l’esclave Vitalis soit libre et que sa famille dépende de mon neveu Agathimer.
– Je lui donne la vigne que j’ai plantée à Vendresse et que j’ai établie grâce à mon travail, à la condition qu’une offrande soit faite par ses pères tous les jours de fête et les dimanches sur les saints autels pour ma commémoration et que soient offerts aux prêtres et aux diacres de Laon des banquets annuels, avec l’autorisation du Seigneur.


Je donne à l’église de Laon dix-huit sous.
– Que les prêtres et les diacres les répartissent entre eux par une égale division.
– L’église de Laon rappellera pour elle ma part de Setia en entier.


Je recommande à Ta Sainteté, fils de mon frère, Loup, évêque, ceux dont j’ordonne qu’ils soient affranchis, Cattusio et Auliatena son épouse, Nonnio qui fait ma vigne, Sunnoveifa que j’ai rachetée de captivité, née de parents bons et son fils Leubaredus, Mellaridus et Mellatena, Vasans le cuisinier, Cesarie, Dagaraseva et Baudoroseva, nièce de Léon et Marcoleif, fils de Totnon ; tous ceux-là, fils de mon frère, Loup, évêque, tu protégeras leur liberté sous ton autorité sacerdotale.


Je te donne, à toi mon église héritière, Flavianus et son épouse Sparagildis.
– J’ai décidé que leur fillette Flavaraseva serait libre.
– Les prêtres et les diacres de Reims seront propriétaires de Fedamia, épouse de Melanus, et de leur fillette.
– J’ordonne que le colon Cispiciolus soit libre et qu’il dépende de la « famille » de mon neveu Aetius, et que la colonge de Paissy parvienne aux deux, c’est-à-dire à mes neveux Aetius et Agathimer.


Je donne à mon arrière-petite-nièce Prætextata Modoreseva.


Je livre le jeune esclave Leudocharius à Profuturus.


J’ordonne que soit donnée à Profutura, Lendovcra.


J’abandonne aux sous-diacres, aux lecteurs, aux portiers et aux jeunes de Laon quatre sous.

On donnera un sou aux pauvres inscrits sur la matricule, pour leur repas.


Je délègue huit sous à l’église de Sissionum pour la commémoraison de mon nom, six sous à l’église de Châlons, cinq sous à l’église de Mouton, à celle de Voncq un champ près de la meunerie qui a été édifiée là, et trois sous à l’église de Castricemis [Mézières].

On versera la même somme à l’église de Porcien pour la commémoration de mon nom.


Je donne pour les services domestiques, à l’usage de mon archidiacre Ursus, une chasuble tissée à la maison, l’une fine et l’autre épaisse, deux manteaux souples, une couverture que j’ai sur mon lit et la meilleure de mes tuniques que j’aurai laissée après ma mort.


Vous, mes héritiers Loup évêque et Agricola prêtre, vous vous diviserez également mes porcs entre vous.

Quant à Friaredus que j’ai acheté quatorze sous, afin qu’il ne soit pas tué, on lui en accordera deux. Il donnera douze sous à la basilique des seigneurs martyrs Timothée et Apollinaire pour y faire ma tombe. Ainsi je donne, ainsi je lis, ainsi je témoigne.


Tous les autres, soyez hors de mon héritage, en totalité. Que tout dol ou mal soit absent de mon testament, maintenant et à l’avenir. Pour le cas où une rature ou une correction serait découverte, elle a été faite en ma présence, puisqu’il a été relu et corrigé.


Fait à Reims le jour et l’année du consul susdit, les soussignés étant intervenus et ayant servi de témoins.
Rémi, évêque, j’ai relu mon testament, l’ai signé et souscrit, et complété au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, avec l’aide de Dieu.
VC Pappolus, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.
VC Rusticolus, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.
VC Eulodius, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.
VC Eutropius, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.
VC Eusebius, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.
VC Davveus, homme consulaire, j’étais là et j’ai souscrit.

Après avoir déposé ce testament et même signé, il m’est venu à l’esprit de déléguer à la basilique des seigneurs martyrs Timothée et Apollinaire un disque d’argent de six livres pour en fabriquer le contenant futur de mes ossements.


[Copie du testament déposé par saint Rémi, dans lequel le lecteur peut remarquer que l’on y compte les sous à raison de quarante deniers comme on le faisait pour les sous tel que cela était contenu dans ses capitulaires.]


SOURCE : Corpus Christianorum, t. CXVII, Turnhout, 1967, p. 474-479.

 

Mise en cause du testament court par Bruno Krusch

La critique du testament court par Bruno Krusch

Le grand érudit allemand Bruno Krusch porta en 1895 au testament court un coup si rude que Godefroid Kurth, l’année du quatorzième centenaire, ne put que s’incliner et faire un silence absolu sur ce document dans son appendice sur les sources de l’histoire de Clovis2. Les arguments portaient essentiellement sur le langage technique juridique contraire aux règles des testaments romains et sur les termes anachroniques pour la prétendue époque de rédaction.
– Par exemple la clause « Que tout dol ou mal soit absent de mon testament maintenant et à l’avenir » ne se trouve nulle part dans les testaments contemporains.
– De même lorsqu’il écrit : « Fait à Reims, le jour et l’année du consul susdit », le faussaire se garde bien de préciser lesquels, puisqu’il ne les connaît pas.
– Quant aux six témoins, ils auraient dû être sept et les initiales VC (vir consularis) suivre le nom de chacun au lieu de le précéder.
– Le post scriptum, enfin, est dépourvu de valeur.
– Quant aux vocables anachroniques, Krusch estime qu’une telle quantité de noms d’esclaves germaniques est impossible à cette époque.
– L’usage de Lugdunum pour Laon est une forme d’époque carolingienne. Aux temps mérovingiens l’expression normale est Lugdunum Clavatum.
– L’expression ecclesiasticus homo n’est pas attestée avant la loi des Francs Rhénans mise par écrit en 629-634, mais dont la rédaction fut reprise plus tard.
– La remarque préalable au testament faite par Hincmar selon laquelle les sous doivent être comptés à raison de quarante et non de douze deniers, prouve, puisque aucune allusion au denier n’est faite dans le corps du texte, que l’auteur du document savait de quels sous il parlait Hincmar, qui lui le sait, est donc le faussaire. Cela jette le soupçon sur la Vie de Rémi par Hincmar quand il veut à tout prix faire de Laon sa ville natale et un évêché (diocesis). Or Laon n’est attesté comme évêché qu’en 549.
– Enfin, et c’est là surtout que Bruno Krusch voulait en venir, la phrase sur « l’autre vase d’argent qu’a daigné me donner le roi Clovis, d’illustre mémoire, que j’ai reçu dans la fontaine du baptême » prouve combien Hincmar est un faussaire impudent puisque, dans l’esprit de Bruno Krusch, la lettre de Nizier de Trêves3 confirme que Clovis a en réalité été baptisé à Tours, d’autant plus que Grégoire de Tours ne dit pas que ce baptême eut lieu à Reims4. Par conséquent, selon le bon principe hic fecit cui prodest, Hincmar, tirant un énorme prestige du fait qu’il est le successeur de saint Rémi, a inventé ce testament pour apparaître comme le détenteur des origines chrétiennes prestigieuses de la dynastie royale des Francs.

Controverses érudites autour du testament court

Ainsi s’explique l’extraordinaire atmosphère de controverse érudite sur la date et le lieu du baptême de Clovis qui a marqué tout le XXe siècle. Faute d’accepter l’authenticité du testament de saint Rémi :
– certains purent, comme A. van de Vyver en 1936, forts de la lettre de Théodoric à Clovis5, placer la conversion de Clovis en 506,
– ou, en sens inverse, comme G. Tessier en 19646, se trouver incapables de conclure et de choisir un parti plutôt qu’un autre.

Heureusement, en 1957, A.H.M. Jones, P. Grierson, et J.A. Crook 7 ont su prouver que les arguments de Krusch étaient en fait « faibles […] faux […] ou frivoles ». Reprenons-les maintenant.

Réfutation des critiques de Bruno Krusch

Clause sur le dol

La clause sur le dol est en fait classique en droit romain vulgaire. Elle est courante dans les Tablettes Albertini, documents de la pratique rédigés vers la fin du Ve siècle aux confins algéro-tunisiens. Mais, découvertes en 1928, ces plaquettes de cèdre ne pouvaient être connues de Bruno Krusch, décédé en 1940, car elles ne furent publiées qu’en 1952.
On peut consulter à ce sujet un exemple de ces contrats dans Ch. M. de La Roncière, R. Delort et M. Rouche, Paris, 1969, p. 70-72, datant de 494.

Absence du jour et du nom du consul

L’absence du jour et du nom du consul s’explique facilement ; la publication officielle par le gouvernement central de l’Empire des noms des deux consuls de l’année en cours, les Fastes, est perturbée depuis 476. Il faut se référer à la publication faite à Constantinople, qui reconnaît pour l’Occident les deux consuls dont un nommé par Théodoric. Or, après Basile en 541, il n’y en eut plus aucun. C’est pourquoi, vu les difficultés qu’il y eut à connaître ces noms dès le Ve siècle, il était habituel de dater en fonction des années de règne des rois germaniques. Seuls les partisans de la légalité romaine disparue s’obstinaient à vouloir dater par les noms des consuls. On comprend que c’ait été le cas au nord de la Loire, même après le règne de Clovis qui est considéré comme un sauveur de Rome. Dans l’ignorance de ces deux noms, Rémi a laissé la formule du testament en blanc. Cette absence prouve combien il respecte les formes juridiques, alors qu’un faussaire aurait cherché à tout prix à reconstituer ou inventer les noms exacts.

Nombre de témoins du testament

Pour le nombre des témoins, le Code théodosien précise que leur nombre peut varier entre, cinq et sept (IV, 4, 3, 4), et les testaments d’époque mérovingienne font de même, l’épithète V.C. étant placée avant ou après le nom. D’ailleurs, en règle générale, les formes juridiques du testament sont conformes au droit en particulier les institutions d’héritiers ; même s’il y a eu certaines anomalies, elles reposent sur une pratique habituelle.

Vraisemblance et la justesse du vocabulaire

Restent alors les objections contre la vraisemblance et la justesse du vocabulaire. Il est normal que Rémi soit propriétaire d’esclaves germaniques, car la région, depuis la tétrarchie, a été repeuplée à l’aide de prisonniers de guerre rendus à merci (déditices) installés sur des terres désertes (cf. Gueux [Marne] village peuplé de Goths). De plus, rien n’empêchait sa famille ou lui-même d’avoir acheté des prisonniers de guerre sur les marchés, étant donné la proximité de la rive droite du Rhin, puisque les Francs se sont battus contre d’autres Germains, comme les Alamans, et ont dû vendre leurs prisonniers de guerre.

Usage de Lugdunum pour Laon

Le nom officiel de Laon est certes Lugdunum Clavatum, pour la distinguer de Lyon qui s’écrit en latin Lugdunum. Mais pour un homme originaire de cette ville écrivant un document de droit privé à Reims, il est évident que le simple toponyme Lugdunum suffisait pour que l’on reconnût Laon, la ville voisine.

Expression ecclesiasticus homo

L’expression homo ecclesiasticus est parfaitement courante dans les textes latins des Ve et VIe siècles, puisque, si l’on parle d’un ordo clericorum8, cela suppose qu’il existe une catégorie d’hommes d’Église. D’ailleurs, Grégoire le Grand, à la fin du VIe siècle, utilise certaines expressions fort proches.

L’argument des sous

L’argument, fort subtil, concernant la mention préalable des sous faite par Hincmar ne tient pas non plus. Hincmar a parfaitement compris que le lecteur, au vu des sommes mentionnées par Rémi, va multiplier chaque sou par douze deniers.

En effet, depuis 675, le sou d’or mentionné dans la loi salique à raison de quarante deniers par unité n’est plus frappé. Il est remplacé par le denier d’argent, dans un rapport non plus de 1 à 40, mais de 1 à 12 pour le sou d’or.

Je précise donc que le sou, à l’époque d’Hincmar, est devenu une monnaie de compte, une abstraction ! Intuitivement, le lecteur du IXe siècle va transformer chaque sou en douze deniers, commettant ainsi un anachronisme. Cela est normal puisqu’il n’a dans sa bourse que des deniers. Comme le total des legs en espèces de Rémi est de 83 sous, il en conclura qu’il a donné 996 deniers, alors que, s’il est prévenu que le sou valait en ce temps-là 40 deniers, il aboutira à la somme de 3 320 deniers !

Les liquidités de l’évêque étaient donc très importantes. La remarque d’Hincmar renforce la crédibilité du testament de Rémi. L’évêque qui baptisa Clovis n’avait rien d’un pingre, puisqu’il légua l’équivalent en métal de 4,814kg d’argent ! Si l’on y ajoute les pièces d’orfèvrerie, sans compter le vase donné par Clovis et sa propre crosse, le total est encore plus impressionnant : 12,662 kg au minimum !

Soupçons sur la Vie de Rémi de Hincmar

Quant aux soupçons que fait peser Bruno Krusch sur la vie de saint Rémi écrite par Hincmar à partir de son pseudo-faux testament, ils n’ont guère de valeur non plus. Rémi parle d’un frère décédé, Principius, et d’un neveu, Lupus, tous deux évêques. Or Sidoine Apollinaire écrit deux lettres, l’une vers 478-480, l’autre vers 480-482 9 à un évêque Principius que tous les savants ont identifié avec l’évêque de Soissons, frère de Rémi, d’autant plus que l’évêque de Clermont dit qu’il a un frère. C’est d’ailleurs à Rémi qu’il écrit, vers 471, comme nous l’avons vu, une lettre10, classée dans son recueil juste avant la deuxième à Principius 11. Tout est donc correct.

Laon comme diocèse

Quant à la qualification de Laon comme diocèse, le terme latin diocesis peut signifier encore à cette époque aussi bien paroisse que diocèse. Puisque Gennobaude est attesté en 549 comme évêque de Laon, rien ne s’oppose à ce qu’il ait été installé, et le diocèse créé par détachement de celui de Reims, après le décès de Rémi en 53312.

Hincmar ne pouvait pas connaître le cours de la monnaie d’or au temps de Clovis

Finalement, l’argument le plus fort contre la thèse de Bruno Krusch reste l’incapacité d’un éventuel faussaire à se rendre compte du haut pouvoir d’achat de la monnaie d’or aux Ve et VIe siècles. Jones, Grierson et Crook montrent en particulier que le seul prix précis donné par le testament, 14 sous pour l’achat de l’esclave Friaredus, correspond au prix officiel. En effet, le Code justinien (VII, VII, 1, c. 5) fixe le prix d’un esclave adulte à 20 sous, tandis qu’en Occident il est un peu plus bas. Hincmar était un remarquable devin !

Un document authentique d’une grande importante historique

La cause est entendue, et nous en verrons une autre confirmation avec l’explication de la lettre de Nizier3. Le testament est authentique, quelle que soit la date de rédaction avant 533, et après la mort de Clovis en 511. Aucun autre indice ne permet de mieux situer le document.

Saint Rémi appartient à une riche famille sénatoriale

En revanche, il nous fournit des renseignements sur la famille de Rémi par les héritiers qu’il désigne. Ce sont, par ordre de citation :
– l’église de Reims,
– feu son frère Principius,
– son futur successeur qui fut Romanus,
– l’église de Laon,
– Loup, son neveu, fils de Principius,
– un autre neveu, Prætextatus,
– une fille (dont on ne sait s’il faut entendre « fille bénie » au sens spirituel ou charnel) qui répond au nom d’Hilaria,
– deux autres neveux, Aetius et Agathimer,
– son archidiacre Ursus et enfin
– son petit-fils Agricola, prêtre, fils de Lupus.

En somme, il y a quatre héritiers principaux, Reims, Loup, Laon et Agricola, dix héritiers secondaires et cinq églises. Ainsi peut être esquissée, malgré de nombreux points d’interrogations, une généalogie de cette riche famille sénatoriale.

Si la richesse immobilière de Rémi peut difficilement être appréhendée faute de renseignements sur les prix et les superficies de terre, quelques traits intéressent le caractère de la personne et les biens immobiliers de cet évêque « jubilaire ».
La masse de détails fournie sur les terres léguées, notamment dans le Porcien, propriété familiale certainement (quos possideo), permet de l’identifier avec Château-Porcien13.
De même Cesumicum et Passiacum peuvent être identifiés avec Cerny et Paissy, etc.

Pourquoi n’affranchir que cent esclaves et colons ?

Plus intéressants sont les noms des cent personnes environ qui sont cités, esclaves ou colons avec leurs familles dont 81 sont cités nommément (52 hommes et 29 femmes). Le chiffre de cent est volontaire. Il correspond à l’application d’une loi de l’empereur Auguste qui interdisait d’affranchir plus de cent personnes à la fois14. Comme Rémi les affranchit tous, cela veut dire qu’il en possédait d’autres qui purent ne pas l’être à cause de cette loi.

Il est curieux qu’il cite deux statuts juridiques, douze fois pour les colons et quinze à seize fois pour les esclaves. En effet, on s’attendrait à ce que tous soient esclaves, puisque normalement le colon est un paysan juridiquement libre. Cette incohérence n’est qu’apparente. En fait, comme le montrent les protestations indignées du moine Salvien vers 440-450 15, par suite de l’attache à leurs propres terres promulguée par le Code théodosien, ces paysans libres sont en état de servitude. Rien d’étonnant, par conséquent, si Rémi les affranchit. Colons et esclaves sont en fait réunis dans le même sort par ce qui est déjà le servage de la terre.

En tout cas Rémi prend soin d’eux. Il reconstitue des couples pour qu’ils se marient (Edoveifa) ou bien permet à une épouse d’avoir la même liberté que son mari (Aregildus et Alaric), ou soustrait à la mort Friaredus pour en faire un tribun. Ce dernier, qu’il n’affranchit pas, avait dû devenir son homme de confiance puisqu’il le chargea par cette fonction de lever les impôts sur les terres de l’Église de Reims. Aussi, sûr de sa fidélité et de sa reconnaissance, le charge-t-il de faire construire sa tombe dans la basilique des saints Timothée et Apollinaire. Effectivement, il y eut une tentative d’inhumation dans cette basilique martyriale, le 13 janvier 533, jour de son décès, mais elle échoua16.

On passe outre son testament afin d’établir son culte

En effet, il fut enseveli dans une autre église sans reliques bien que dédiée au martyr saint Christophe, mais surtout dotée d’un autel dédié à sainte Geneviève qu’il avait bien connue.

Ce refus du testament de Rémi par ses fidèles est révélateur17. Rémi, par humilité, avait souhaité être proche des corps des saints martyrs, c’est-à-dire être, dans l’Église des origines et des premiers témoins, un témoin après eux. Ses fidèles n’ont pas observé sa volonté, malgré les six livres d’argent du plat (1,962 kg) destinées à contenir ses restes dans une espèce d’urne ou de petit coffre (larnax des Grecs) qui n’aurait guère tenu de place. Ils préférèrent une église sans passé qui ne tarda point à prendre le patronage Saint-Remi pour y créer avec ses reliques un culte nouveau, celui du fondateur de la monarchie par l’acte de baptême de Clovis.

L’association avec Geneviève est volontaire. Tous deux avaient poussé au baptême. Tous deux étaient les saints des nouveaux temps.

Peut-être même est-ce le roi Thierry, mort l’année suivante en 534, qui avait installé sa capitale à Reims, qui a empêché l’exécution du testament et choisi ce lieu. Voulait-il être enterré à côté de Rémi, tout comme son père aux côtés de Geneviève ? On ne sait, car rien n’indique le lieu de sa sépulture18. Une chose est sûre en tout cas : le culte de Rémi commença dès sa mort. Son ultime volonté fut tournée, parce qu’elle était la preuve même de sa sainteté.

L’évêque vigneron

Parmi les autres enseignements que ce testament donne sur le caractère de Rémi, signalons en particulier l’importance qu’il accorde aux vignes. Il en nomme six, chacune travaillée à demeure par un homme. De plus, il lègue à son neveu Agathimer la vigne qu’il a lui-même plantée à Vendresse (canton de Craonne).

Rémi était donc capable de travailler de ses mains, et compétent dans le domaine viticole. Cet évêque vigneron était de plus propriétaire de troupeaux de cochons que l’on envoyait paître les glands dans les bois.

Le souci des humbles et des pauvres

Ce grand propriétaire a le souci des humbles et des pauvres, comme le prouvent ses dons au clergé de Reims (25 sous) et de Laon (18 sous), sans compter les banquets annuels qui leur seront offerts, le jour anniversaire de sa mort probablement.

À deux reprises sont évoqués les pauvres de la matricule à Reims et Laon. Il s’agissait d’une liste tenue par chaque église sur laquelle étaient inscrits des mendiants qui étaient pris en charge au niveau du logement et de la nourriture. Ici le don concerne leur repas journalier19

Le souci des femmes seules et des femmes consacrées

Il n’oublie pas non plus les femmes seules, telle Remigia dont on suppose qu’elle lui est apparentée. Il lui offre en particulier un hichinaculum, que certains interprètent comme un vase en métal précieux, d’autres comme un petit manteau aux poils hirsutes, étant donné le double sens du mot grec ἐχῖνος (oursin). Quant à Hilaria, le lecteur aura remarqué qu’elle est diaconesse et que Rémi, tout comme Germain d’Auxerre à propos de Geneviève, et plus tard, en 542-544, Médard de Soissons avec Radegonde, se moque éperdument des interdictions conciliaires d’ordonner une femme par la main. En raison de l’emploi du mot « bénie », il est même normal de supposer que Rémi est à l’origine de son statut de femme consacrée à ce ministère institué. Rémi est un non-conformiste jusque dans sa fidélité à l’Église paléochrétienne.

Bien d’autres points seraient à souligner et à expliquer, mais le lecteur qui cherche ici à se renseigner sur Clovis et sur son entourage en serait lassé.

Un texte riche d’enseignements

Les enseignements de ce texte sont nombreux et fondamentaux :
– Maintenant que la critique a définitivement réhabilité la forme courte du testament de saint Rémi, nous pouvons voir en cet évêque un homme instruit dans le droit romain et fort respectueux de la légalité. Il observe la loi dans le choix de ses quatre héritiers, y compris son « épouse », l’Église de Reims, et celle de son lieu de naissance, Laon.
– Il apparaît comme un grand propriétaire de famille sénatoriale de très haut rang, tant sur le plan immobilier que mobilier.
– Sa charité chrétienne le conduit à s’intéresser de très près au sort des esclaves qu’il affranchit, de son clergé, des pauvres et des femmes.
– Sa richesse ne l’empêche pas de travailler de ses mains.
– Son indépendance d’esprit va jusqu’à garder dans son entourage une diaconesse et à désigner comme exécuteur testamentaire de sa sépulture un esclave auquel il a évité la mort.
– Enfin, sa conception chrétienne de l’au-delà, qui le pousse à considérer que sa dernière demeure doit être celle du fidèle implorant la protection des saints martyrs pour être sauvé, prouve qu’il reste l’adepte de l’Église des temps primitifs, alors qu’en fait il a inauguré une autre Église.

Ses contemporains en jugèrent immédiatement autrement en refusant ses dernières volontés, ils firent de lui non pas un successeur, mais un fondateur. Dès sa mort ils le jugèrent comme saint, irrémédiablement lié à Clovis qu’il baptisa. Et c’est d’ailleurs la conclusion essentielle qu’il faut tirer de ce testament. Deux faits capitaux y sont affirmés : l’authenticité
– de la célèbre histoire du vase dit de Soissons et
– du baptême de Clovis de la main même de Rémi.

Mentionnés avant 533, ils consolident et confirment les récits de Grégoire de Tours sur les mêmes événements, alors même que ce dernier n’était pas un témoin oculaire et n’écrivit ses dix livres d’histoire qu’à partir de 576. Il constitue donc le chaînon manquant entre les témoins strictement contemporains du baptême et les historiens qui écrivirent deux générations après. Cela vient de son exceptionnelle longévité, qui fait de saint Rémi l’homme de deux époques, successeur et fondateur, témoin et pasteur.

Michel Rouche

  1. Lettre de Remi à Clovis (1). Lettre de Remi à Clovis (2). Lettre de Remi à Héraclius, Léon et Théodose. Lettre de Remi à Falcon. Documents présentés en Annexes I, II, XI et XII du Clovis de Michel Rouche.
  2. Godefroid Kurth, Clovis, 1re éd., Bruxelles, 1895, 2 vol., Bruxelles, 1901, 3e éd., Paris, 1978, 1 vol., p. 569-571.
  3. cf. Michel Rouche, Clovis, document XVII, p. 519.
  4. Historiae Francorum, II, 31.
  5. cf. Michel Rouche, Clovis, document IV, p. 411.
  6. G. Tessier, Le Baptême de Clovis, 1964, p. 118-126.
  7. « The authenticity of the testamentum Sancti Remigii », Revue belge de philologie et d’histoire, 1957, t. XXXV, n° 2, p. 356-373.
  8. Concile d’Orléans, Lettre des évêques à Clovis, cf. Michel Rouche, Clovis, document X, p. 447.
  9. Sidoine Apollinaire, Lettres, t. II, op. cit., Livre VIII, 14, p. 123 et Livre IX, 8, p. 145.
  10. cf. Michel Rouche, Clovis, document I, p. 389.
  11. Sidoine Apollinaire, Lettres, t. II, op. cit., Livre IX, 7, p. 143.
  12. M. Rouche, « Le changement des noms de chefs-lieux de cité en Gaule au Bas-Empire », Mém. Soc. Antiquaires de France, 1969, p. 47-64.
  13. M. Rouche, « La destinée des biens de saint Rémi » dans Villa, Curtis, Grangia, Herausg. W. Janssen und D. Lohrmam, 1982, p. 46-61.
  14. M. Rouche, L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes, Paris, 1979, p. 212 et 229.
  15. De Gubematione Dei, t. II, éd. G. Lagarrigue, Paris, 1975, V, 44-45, p. 345-346.
  16. M. Sot, Un historien et son église, Flodoard de Reims, Paris, 1993, p. 391-392.
  17. Vita Remigii, par Hincmar, c. 24, p. 320.
  18. K.H. Kruger, Kimigsgrabkirche, Munich, 1971, p. 417.
  19. M. Rouche, « La matricule des pauvres », dans M. Mollat, Études sur la pauvreté, t. I, Paris, 1974, p. 83-110.
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