Adepte de la « religion parfaitement laïque » de l’Empirisme organisateur, Maurras tient en horreur tout théisme, et surtout cette religion chrétienne d’origine juive. Cependant, il tolère le catholicisme qu’il considère comme un anticorps développé par l’Occident contre l’anarchie chrétienne : « Le mérite et l’honneur du catholicisme furent d’organiser l’idée de Dieu et de lui ôter ce venin. » Au fil de cette étude, c’est un Maurras peu connu qui se révèle. [La Rédaction]
Deuxième volet d’une étude consacrée aux fondements du système maurrassien :
– Charles Maurras et le positivisme
– Charles Maurras et l’empirisme organisateur
– Charles Maurras et le nationalisme
Table des matières
Le disciple de Sainte-Beuve
L’Empirisme organisateur est un « système religieux et moral »
Maurras prétend avoir démontré scientifiquement par l’étude historique, l’existence d’un ordre progressif du monde : l’Empirisme organisateur ; modèle compatible avec la vision progressiste des Trois états d’Auguste Comte1.
Plus encore, l’Empirisme organisateur a pour vocation de constituer un « système religieux et moral » moderne et rationnel où Dieu n’est pas nécessaire :
– Ou ces mots aimés de progrès, d’émancipation et d’autonomie intellectuelle, de raison libre et de religion de la science, ont perdu leur sens défini,
– ou cet Empirisme organisateur que j’ai rapidement déduit de l’Histoire naturelle des esprits constitue le système religieux et moral, parfaitement laïque, strictement rationnel, pur de toute mysticité, auquel semble aspirer la France moderne2.
On retrouve ici la prétention à la « rationalité » que la Modernité revendique, sans toutefois jamais y parvenir. En effet, si la Modernité voue un véritable culte à la Raison, elle en fait très peu usage : « rationnel » ne signifiant pour les modernes que « fruit de la volonté de l’homme ».
D’autre part Maurras ne songe aucunement à restaurer une tradition, au contraire, il emboîte le pas à laïcisation des mentalités, occasion pour lui, de promouvoir une nouvelle religion.
Une fête nationale Sainte-Beuve ou Fête de la déesse Raison
Et en reconnaissance à Sainte-Beuve — l’inventeur du concept d’Empirisme organisateur — Maurras propose une fête nationale, fête qui serait par la même occasion la fête de l’Intelligence, la fête de l’œcuménisme des intelligences, bref la fête de la « déesse Raison ».
Tout compté, une fête nationale de Sainte-Beuve ne me semble pas une pure imagination.
– Si les partis de droite pouvaient oublier ses passades d’anticléricalisme ;
– si, à gauche, on savait ce que parler veut dire et qu’on y cherchât où elle est la liberté de pensée ;
– si les radicaux prenaient garde que Sainte-Beuve ne fut jamais sacristain et
– si les catholiques observaient que non plus il ne se fit pas calviniste, bien qu’il ait fleureté du côté de Lausanne :
eh bien ! L’œuvre, le nom, la moyenne des idées de ce grand esprit, sans oublier ce prolongement naturel, leurs conséquences politiques, ferait le plus beau lieu du monde où se grouper dans une journée de réconciliation générale. On y saluerait l’espérance du Progrès véritable, qui, pour le moment, ne consiste qu’à réagir ; et, d’entre les ruines du vieux mysticisme anarchique et libéral, se relèveraient les couronnes, les festons, les hôtels et la statue intacte de cette déesse Raison, armée de la pique et du glaive, ceinte d’olivier clair, ancienne présidente de nos destinées nationales3.
L’allégorie de la déesse Raison : Athéna/Minerve
On aura reconnu dans la « déesse raison armée de la pique et du glaive, ceinte d’olivier clair » la déesse Athéna ou Minerve. En effet la déesse de la sagesse — ou de la Raison ou de la civilisation — tient une grande place dans le système de représentation maurrassien ; dans la préface de son ouvrage de 1922, Romantisme et Révolution, le Maître précise en effet :
L’essentiel [du livre] en est dégagé dans le discours programme final qui est intitulé Invocation à Minerve4.
Or, dans ce texte court et obscur, Maurras développe des thèmes récurrents de la gnose comme celui d’un monde imparfait qui suscite insatisfaction, mécontentement, voire révolte contre la création. Il revient alors à l’homme de parfaire ce travail bâclé (celui d’un démiurge maladroit, d’un mauvais dieu ? ) sous l’aiguillon de la déesse bienveillante et civilisatrice :
[…] ton histoire, ô déesse, te révèle l’amie de l’homme. De tous les animaux qui étaient épars sur la terre, tu connus qu’il était, sans comparaison, le plus triste, et tu choisis ce mécontent pour en faire ton préféré.
Déesse, tu rendis sa mélancolie inventive ; il languissait, tu l’instruisis, tu lui montras comment changer la figure d’un monde qui lui déplaît5.
Puis il ajoute :
Que de jouets tu fis descendre de la tête de Jupiter ? Les poètes n’ont oublié ni le feu de ton Prométhée, ni l’olive athénienne, ni les ruses de guerre suggérées au héros […]6
Effectivement dans la mythologie grecque, Athéna enseigna Prométhée (contre les ordres de Zeus) qui transmit à son tour la connaissance, symbolisée par le feu ou la lumière aux hommes. Prométhée, l’« émancipateur », le porteur de lumière, le lucis ferre (Lucifer), est bien un disciple d’Athéna.
Logiquement l’homme qui parfait le monde devient lui aussi créateur, divin. Or, telle est bien la conclusion de L’Invocation à Minerve :
Déesse amie de l’homme, ton charme seul est apte à nous introduire au divin7 !
Nous ne prétendons pas avoir trouvé des clés, nous remarquons juste que, faute de clarté, toutes les interprétations sont possibles. Cependant il est d’usage lorsqu’on présente un programme politique de l’énoncer en termes clairs, accessibles au commun des mortels, sauf si… sauf s’il contient des propositions ou des buts inavouables et réservés aux seuls initiés qui en ont le code. Notons que la filiation gnostique de la pensée maurrassienne est aussi soulignée par des spécialistes comme Jacques Prévotat :
Le maurassisme est un dualisme qui accorde une part importante à l’imaginaire, au mythe, à l’ésotérisme8 et se rapproche d’une sorte de « manichéisme », comme le suggère Henri Rambaud qui l’a si bien connu9. C’est dire combien le maurassisme est éloigné de la religion catholique et s’apparente à un savoir, à une gnose, en somme à une autre religion10.
L’Empirisme organisateur ou le compromis intellectuel et pratique
Disciple de Comte, Maurras conservera toujours son utopie œcuménique fondée paradoxalement sur une intelligence humaine impuissante, selon lui, à accéder aux réalités métaphysiques comme les connaissances de l’être, de l’idée et de la matière. Dans sa préface au livre de Jean-Louis Lagor (alias Jean Madiran) La philosophie de saint Thomas d’Aquin datant de 1944, Maurras s’en prend encore à la métaphysique et à ses conclusions, génératrices, selon lui, d’inévitables divisions :
Dans une nation d’intellectuels où se mêlaient protestants, catholiques, kantiens, spinosistes, hégéliens, positivistes, spiritualistes, il était impossible d’envisager un accord pratique quelconque si l’on prenait pour point de départ une dogmatique de l’Être, de l’Idée ou de la Matière, car c’était là précisément les noms cachés, et les raisons secrètes des divisions les plus profondes.
Il fallait rallier les bonnes têtes françaises sur un plan défini, mais qui leur fût commun et permît leur accord lucide. Il fallait que l’on pût y préconiser, fût-ce avec un accent de fable et de défi, des conjonctions d’esprits fort éloignés les uns des autres, pour les coaliser contre l’anarchisme de l’entre-deux.
C’était sur un plan intellectuel, l’équivalent de de ce que doit être le compromis nationaliste, sur le plan politique et social.
Exprimé par la coïncidence pratique des Comte et des Le Play, des Bonald et des Taine, des Renan et des Bossuet, des saint Thomas d’Aquin et des Sainte-Beuve, tantôt contre l’individualisme, tantôt en faveur de la famille et du métier, de la cité et de la société, l’empirisme organisateur nous procurera (sic) une position ferme, supérieure à la discussion, où nous rassemblâmes, dans une véritable fraternité d’esprit, des intelligences aussi différentes que celle
– du spinosiste Vaugeois,
– du libéral Montesquiou,
– du renannien Pierre Lasserre,
– de l’idéaliste intégral Maurice Pujo,
– du catholique Amouretti
– ou d’autres, plus divers encore, comme Lucien Moreau et Frédéric Delebecque, celui-ci protestant, celui-là né si loin de Rome qu’il n’avait jamais été baptisé11.
Avec une malhonnêteté inconcevable, Maurras réussit l’union contre-nature entre les tenants de la philosophie traditionnelle et de son hétéronomie politique (saint Thomas, Bossuet ou un Bonald), avec les tenants de la modernité la plus revendiquée et de son autonomie politique (Taine, Renan, Sainte-Beuve, Comte). Notons que dans le système maurrassien, les catholiques sont sommés, sous peine de passer pour des agents de désordre, non seulement de renoncer aux connaissances de la théologie révélée, mais aussi aux connaissances naturelles de la métaphysique qu’ils partagent avec des païens comme Aristote, tout cela au nom du dogme œcuménique et religieux de l’Empirisme organisateur. Objectivement, le droit naturel et la religion du Christ se voient ravalés au rang d’opinions aussi respectables que le celles des modernes Ernest Renan, Spinoza, Sainte-Beuve, Comte et bien d’autres… Autrement dit, Maurras ose comparer le socle du droit naturel qui fonde tous les gouvernements d’avant 1789, avec les utopies de penseurs « contemporains ». Ces utopies sont aussi le fruit d’une volonté humaine d’organiser la société sans Dieu, elles renient toutes le droit divin et surtout la Royauté de Jésus-Christ, tel qu’Il l’a révélée Lui-même dans son Évangile. Or, c’est précisément la reconnaissance du droit divin lors du baptême de Clovis, qui a non seulement présidé à la fondation de notre pays, mais l’a soutenu contre l’adversité en fonction de la fidélité de ses monarques.
L’Empirisme organisateur exclut les abus du sentiment chrétien
Certains textes du Maître laissent franchement perplexe :
[…] quand tant d’instituteurs publics fatiguent les oreilles de cette vieille France avec l’éloge de la plus molle sensiblerie dans les lois et les mœurs, l’Empirisme loue, au contraire comme normal, une saine mesure d’insensibilité morale et physique. De ce qui est traditionnel ou« vieille France », l’Empirisme organisateur n’exclut à peu près rien, sinon peut-être les abus du sentiment chrétien. Mais ces grands abus, l’on peut dire que l’Église elle-même les neutralise ou les combat, puisqu’elle n’a jamais cessé de renier les sectes ignorantines ou iconoclastes qui sont nées de la lecture des livres juifs12.
Il nous faut expliquer les deux paradoxes de cet extrait :
– Premier paradoxe : il existerait donc « une saine mesure d’insensibilité morale » ; autrement dit : une certaine immoralité serait morale.
– Second paradoxe (déjà souligné dans l’introduction) : Maurras ménage une Église catholique dont il prétend qu’elle combat les « abus du sentiment chrétien » … « nés de la lecture des livres juifs »
Morale et politique
En 1922 Maurras déclare :
La politique n’est pas la morale. La science et l’art de la conduite de l’État n’est pas la science et l’art de la conduite de l’homme.
Où l’Homme général peut être satisfait, l’État particulier peut être déconfit. En bayant ses « grues » métaphysiques, en élaborant ces Nuées, le Constituant a passé à coté du problème qu’il s’était chargé de résoudre13.
Sous prétexte d’attaquer les révolutionnaires libéraux ou socialistes avec leur liberté et leur égalité, Maurras introduit deux contre-vérités :
– La politique n’est pas la morale.
– La Révolution est due à la métaphysique, ce qui implique que la métaphysique est dangereuse.
Or, de Confucius à saint Thomas en passant par Aristote, la politique passe pour une science pratique, la science de la cité (voir l’article Autorité et Pouvoir chez les classiques et les modernes sur viveleroy.fr). Elle consiste, nous disent ces métaphysiciens, à apporter le bonheur aux hommes en les rendant vertueux ; c’est tout l’objet du Ta Hio de Confucius ou de l’Éthique Nicomaque, ce traité politique d’Aristote :
Puisque le bonheur est une activité de l’âme conforme à la vertu parfaite, l’examen doit porter sur la vertu : peut-être aurons-nous ainsi une vue meilleure du bonheur.
L’homme d’État authentique passe pour y consacrer l’essentiel de ses efforts : il veut faire de ses concitoyens de bons citoyens, dociles aux lois[…]
Ainsi l’homme d’État doit étudier l’âme14…
Et toute la suite de l’Éthique traite des vertus et des défauts correspondants.
En séparant morale et politique, Maurras se place dans le sillage d’un Machiavel dont l’ouvrage Le Prince fonde la modernité en politique15, et pour lequel seule compte l’efficacité. Machiavel y expose une liste de recettes pour conquérir le pouvoir et s’y maintenir en utilisant tant la vertu que le vice. L’historien Beau de Loménie, lui-même ancien membre de l’Action française, commente :
[…] enfermé dans son agnosticisme qui ne lui permettait pas de prendre position nette sur la nature de l’homme et par suite sur le problème dominant aux yeux de l’Église, des devoirs moraux de l’État, il restait impuissant à préciser clairement comment il concevait les droits et devoirs de l’État par rapport à ceux des particuliers.
Il n’était même pas en mesure de discerner à quelles excessives et parfois folles interprétations risquaient de mener certaines de ces formules.
– Quand il disait : « nous ne sommes pas des gens moraux » ;
– quand il vantait le machiavélisme ;
– quand pour célébrer ce qu’il appelait le droit des diplomates et des hommes d’État à mentir et à tromper en vue du bien de la cité, il disait : « on ne joue pas aux échecs avec un bon cœur »,
il n’ignorait pas, en bon méridional qu’il était, l’exagération voulue et plaisante de ses expressions.
Mais il ne prévoyait pas que, par la suite, certains de ceux sur qui s’était exercée son influence, prendraient tout au pied de la lettre. Il ne prévoyait pas les folies du pro-nazisme auxquelles devaient aboutir un jour, en 1940, ses anciens disciples de Je suis Partout16.
Sur les « abus du sentiment chrétien »
Le monothéisme en soi est facteur d’anarchie
Nous l’avons vu, Maurras est partisan de l’autonomie du politique à l’égard d’un Dieu auquel il ne croît pas. Son gouvernement, désormais affranchi de toute morale naturelle (et/ou révélée) et auquel incombe l’unité de la Cité, peut donc se retrouver en opposition avec cette morale. Dans ces conditions, le croyant est amené à désobéir à l’État, ce que Maurras déplore :
En dépit du grand préjugé que l’autorité de Voltaire fait régner en France, c’est une question de savoir si l’idée de Dieu, du Dieu unique et présent à la conscience, est toujours une idée bienfaisante en politique.
Les positivistes font observer avec raison que cette idée peut aussi tourner à l’anarchie. Trop souvent révolté contre les intérêts généraux de l’espèce et des sous-groupements humains (patrie, caste, cité, famille), l’individu ne s’y soumet, en beaucoup de cas, que par nécessité, horreur de la solitude, crainte du dénuement : mais si dans cette conscience naturellement anarchique, l’on fait germer le sentiment qu’elle peut nouer directement des relations avec l’être absolu, infini et tout-puissant, l’idée de ce maître absolu et lointain l’aura vite éloigné du respect qu’elle doit à ses maîtres visibles et prochains : elle aimera mieux obéir à Dieu qu’aux hommes*.
Il ne devrait avoir qu’un cri parmi les moralistes et les politiques sur les dangers de l’hypocrisie théistique17.
* Acte des Apôtres, V, 29. Pierre comparaissant devant le Sanhédrin répond au grand prêtre : « Pierre répondit alors avec les Apôtres : « il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes ». » (note de VLR)
Le déisme et la métaphysique ne sont pas naturels :
Ce déisme enlève […] aux passions leur air de nature, la simple et belle naïveté. Elle les pourrit d’une ridicule métaphysique18…
Selon Maurras, le détenteur de la souveraineté politique est le maître absolu, le légiste ultime, et personne ne saurait invoquer une loi supérieure à la sienne.
Dans ce schéma, même le droit naturel est nié,
– n’est-il pas l’expression de la volonté d’un Dieu qui n’existe pas ?
– ne peut-il pas s’opposer à la volonté du gouvernant ?
– ne suscite-t-il pas alors de l’anarchie par la désobéissance qu’il génère ?
Comme tous les modernes, Maurras prend les choses à l’envers et Pie XI répond à cette position dans l’encyclique Mit Brennender Sorge :
C’est d’après les commandements de ce droit de nature, que tout droit positif, de quelque législateur qu’il vienne, peut être apprécié dans son contenu moral et, par là même, dans l’autorité qu’il a d’obliger en conscience. Des lois humaines qui sont en contradiction insoluble avec le droit naturel sont marquées d’un vice originel qu’aucune contrainte, aucun déploiement extérieur de puissance ne peut guérir19.
Puis le Pape cite le païen Cicéron pour bien montrer que le droit naturel n’est pas une invention du christianisme mais revêt un caractère universel :
Il est impossible qu’une chose soit utile si elle n’est pas en même temps moralement bonne. Et ce n’est point parce qu’elle est utile qu’elle est moralement bonne, mais parce qu’elle est moralement bonne qu’elle est utile20.
L’exception d’un déisme catholique qui génère de l’ordre
La grandeur du catholicisme provient de l’ordre qu’il génère par sa hiérarchie avec des intermédiaires entre l’homme et Dieu qui en font une sorte de polythéisme :
Le mérite et l’honneur du catholicisme furent d’organiser l’idée de Dieu et de lui ôter ce venin.
Sur le chemin qui mène à Dieu, le catholique trouve des légions d’intermédiaires : il en est de terrestres et de surnaturels mais la chaîne des uns aux autres est continue.
[…] Cette religion rend ainsi premièrement à notre univers, en dépit du monothéisme qui la fonde, son caractère naturel de multiplicité, d’harmonie, de composition18.
Et Maurras continue :
Admirable système dans lequel chacun peut communiquer personnellement avec Dieu, à la condition de s’élever par ce nom à des pensées plus générales, à de plus généreux sentiments, mais qui ne permet point qu’on attribue à l’infini ses propres bassesses, ni qu’on en autorise ses rébellions.
Le Dieu catholique garde immuablement cette noble figure que lui a dessinée la haute humanité.
Les insensés, les vils, enchaînés par le dogme, ne sont point libres de se choisir un maître de leur façon et à leur image. Celui-ci reste supérieur à ceux qui le prient.
En conclusion, le catholicisme propose la seule idée de Dieu tolérable aujourd’hui dans un état bien policé. Les autres risquent de devenir des dangers publics21.
Autrement dit, Maurras loue une Église qui a su neutraliser le « venin » du monothéisme et qui détient ce pouvoir d’« enchaîner par le dogme les insensés et les vils ». Et c’est à ce titre que son idée de Dieu est encore « tolérable » au sein de la Modernité. Beau de Loménie résume ainsi la défense de l’Église par Maurras :
Dans la conviction, qui était la sienne, que l’ordre de la cité était la condition dominante de tout progrès humain, il pensait avoir découvert, et il s’appliquait à faire valoir que, contrairement au judaïsme et au protestantisme, nourris, estimait-il, de principes individualistes, et d’un esprit de libre examen dont l’inspiration était un ferment d’anarchie, l’Église catholique, elle, appuyée sur une hiérarchie strictement disciplinée, appliquée à maintenir l’armature intellectuelle et morale d’un ensemble de dogmes minutieusement définis et fixés, représentait une des plus puissantes forces d’ordre et de stabilité civique. En conséquence de quoi, que l’on fût ou non croyant (et Maurras lui-même, né dans une famille pieuse qui l’avait élevé dans un collège religieux, se déclarait personnellement agnostique), chacun se devait de soutenir l’Église catholique pour appuyer l’ordre public22.
De l’origine sémitique d’une Révolution française rousseauiste
Depuis que ses malheurs nationaux l’ont affranchi de tout principat régulier et souvent de tout sacerdoce, le Juif, monothéiste et nourri des prophètes, est devenu un agent révolutionnaire.
Le protestant procède absolument du Juif : monothéisme, prophétisme, anarchisme, au moins de pensée23.
Maurras désigne alors Jean-Jacques Rousseau comme l’« aventurier », le « faux prophète » qui a corrompu la Modernité — l’état positif de Comte dans sa théorie des trois états — en lui insufflant un esprit sémitique par le biais du libre examen protestant.
Folie, sauvagerie, crime, l’aventurier nourri de révolte hébraïque appela cela la vertu. […]
Il y entra comme un de ces faux prophètes qui, vomis du désert, affublés d’un vieux sac, ceints de poil de chameau et la tête souillée de cendres, promenaient leurs mélancoliques hurlements à travers les rues de Sion : s’arrachant les cheveux, déchirant leurs haillons et mêlant leur pain à l’ordure, ils salissaient les gens de leur haine et de leur mépris.
Mais le Paris de 1750 ne ressemble en rien à une mauvaise bourgade asiatique peuplée de Juifs crasseux24.
On admire ici la force de la démonstration où l’invective tient lieu d’argumentaire. Et il continue en célébrant le moderne Voltaire ennemi de Rousseau :
Comme l’avait bien vu Voltaire, éclairé par le génie antisémitique de l’occident, la France avait envie d’aller à quatre pattes et de manger du foin. Elle y alla. Elle en mangea. Ces appétits contre nature se gavèrent selon Rousseau25.
Maurras prend bien soin de disculper les traditions païennes et le catholicisme de toute implication dans l’avènement de la Révolution.
Les traditions helléno-latines en sont tout aussi innocentes que le génie catholique romain médiéval. Les pères de la révolution sont à Genève, à Wittenberg, plus anciennement à Jérusalem ; ils dérivent de l’esprit juif et des variétés de christianisme indépendant qui suivirent dans les déserts orientaux ou dans la forêt germanique, c’est-à-dire, aux divers ronds-points de la barbarie4.
D’ailleurs le Maître s’insurge contre Taine qui prétend que l’esprit classique préside à la Révolution. Cependant, pour deux auteurs, il le lui concède : Platon et Plutarque.
La bibliographie révolutionnaire ne comprend guère en fait de livres classiques, que la République de Platon et les Vies parallèles de Plutarque ; encore n’y sont-elles que de ce que le Père et Docteur des idées révolutionnaires, JJ. Rousseau, leur a fait des emprunts de langage plus que de fond.
Plutarque fut d’ailleurs fort averti, déjà pénétré malgré lui, des idées sémitiques ; car il naissait au moment où le souffle d’Orient avait altéré la grande âme antique.
Quant à Platon, il est, de tous les sages grecs, celui qui rapporta d’Asie le plus d’idées et les plus singulières ; plus que tous ses confrères, il a été commenté et défiguré par les Juifs alexandrins.
Ce que l’on nomme platonisme, ce que l’on peut nommer plutarchisme, risque, si on l’isole, de représenter assez mal la sagesse d’Athènes et de Rome ; il y a dans les deux doctrines des parties moins gréco-latines que barbares, et déjà « romantiques »26.
Or les idées sémitiques dont Plutarque est « pénétré malgré lui » ne peuvent s’identifier qu’au christianisme qui connaît alors une pleine expansion. Et ces « Juifs alexandrins » qui dénaturent la pensée de Platon et des philosophes grecs, ce sont en fait les premiers philosophes chrétiens de l’École d’Alexandrie, souvent néoplatoniciens, qui cherchent dans les classiques grecs, la confirmation naturelle de la justesse de leur Foi : Clément d’Alexandrie, Origène, Pierre d’Alexandrie, saint Cyrille d’Alexandrie…
Le catholicisme n’est pas le christianisme
Le christianisme est bien le ferment d’anarchie responsable de l’écroulement de la civilisation classique :
[…] l’ordre public est la condition même des progrès et de la durée de la science (il n’y eu guère de science quand l’anarchie chrétienne eut énervé l’État romain devant les barbares, entre le VIe et le Xe siècle ! )27
Au contraire, le catholicisme est générateur d’ordre en disciplinant l’esprit au point que Maurras déplore « la misère [qui] résulte de l’abandon des anciennes études théologiques28. » :
[…] son caractère [à la théologie catholique] est de former une synthèse où tout est lié, réglé, coordonné depuis des siècles, par les plus subtils et les plus vastes esprits humains, en sorte qu’on peut dire qu’elle enferme, définit, distribue et classe tout.
[…] Je parle de ces études en tant qu’études, toute question de foi religieuse mise de coté.
[…] Voilà pour de jeunes esprits la préparation désirable. Ils pourront changer plus tard au dogme ce qu’ils voudront et, s’il leur plaît, se faire bouddhiste ou parsis. L’essentiel est qu’ils aient éprouvé les effets d’une discipline aussi forte28.
On comprend alors cette expression extraordinaire utilisée par le Maître de « catholiques éloignés de la foi »29, quand il parle d’anciens catholiques qui ne croient plus en Dieu mais qui ont gardé la rigueur intellectuelle et morale de leur religion. Tel est d’ailleurs son propre cas. En réalité Maurras réduit le catholicisme — dont il pense qu’il a triomphé du poison chrétien — à une culture, notre culture, en ce qu’il a permis la transmission de l’ordre romain :
Ce terme de catholicisme n’exprime rien ici de proprement dogmatique, ni qui touche à la conscience ; c’est plutôt un signe de notre vie nationale. Il veut simplement désigner une communauté de mœurs et de pensée, fondée sur des rites précis, organisée par des institutions séculaires : c’est moins de la philosophie individuelle que de l’histoire, de l’histoire sociale30.
Pourtant la distinction que Maurras établit entre un mauvais christianisme et un bon catholicisme semble purement tactique. En effet, il livre le fond de sa pensée au catholique Louis Dimier qui rapporte leur conversation dans Vingt ans d’Action française :
Avec votre religion, me dit-il un jour, il faut que l’on vous dise que, depuis dix-huit cents ans, vous avez étrangement sali le monde31.
La civilisation gréco-romaine reste l’horizon indépassable de la perfection humaine et dans un passé fantasmé, Maurras rend grâce à Julien l’Apostat — cet empereur persécuteur des chrétiens — d’avoir confié à la France le leg de la civilisation classique :
La prédilection de l’empereur Julien, ce fidèle des anciens dieux, semble avoir désigné Paris pour l’héritier direct du monde classique32.
Marc Faoudel et Alexis Witberg
SUITE et FIN : Charles Maurras et le nationalisme
- Maurras adhère à la théorie des trois états d’Auguste Comte, mais il réfute leur enchaînement successif dans l’histoire de l’humanité au profit d’une action simultanée.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 261-262, Trois idées politiques, Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 263, Trois idées politiques, Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 4, Préface de l’édition définitive.↩↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 228, Invocation à Minerve.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 228. Invocation à Minerve.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 232, Invocation à Minerve.↩
- Charles Maurras, Le Mont de Saturne, conte moral, magique et policier, Les Quatre Jeudis, 1950 ; « son seul ouvrage autobiographique » selon Victor Nguyen.↩
- Lettre d’Henri Rambaud au cardinal Gerlier, 13 octobre 1944, Archives diocésaines de Lyon.↩
- Jacques Prévotat, Les catholiques et l’Action française, Fayard, Paris, 2001, p. 524-525.↩
- Préface de Maurras du livre de Jean-Louis Lagor (alias Jean Madiran) La philosophie politique de saint Thomas d’Aquin, Les Nouvelles Éditions, Paris, 1944, p. 24.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 262, Trois idées politiques, Sainte-Beuve ou l’empirisme organisateur.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 20, Préface de l’édition définitive.↩
- Aristote ; Éthique à Nicomaque, livre I, 1102a, Agora les classiques, Presses pocket, 1992, p. 51-52.↩
- Voir l’article de viveleroy.fr : Autorité et pouvoir chez les modernes.↩
- Emmanuel Beau de Loménie, Les responsabilités des dynasties bourgeoises, du cartel à Hitler 1924 — 1933, Éditions du trident, Paris, 1999, p. 268.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 273. Trois idées politiques, 1898, note III Les déistes.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 274, Trois idées politiques, 1898, note III Les déistes.↩↩
- Pie XI, Mit Brennender Sorge, 14 mars 1937.↩
- Cicéron, De officiis, III, 30.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 275, Trois idées politiques, 1898, note III Les déistes.↩
- Emmanuel Beau de Loménie, Les responsabilités des dynasties bourgeoises, du cartel à Hitler 1924 — 1933, Éditions du trident, Paris, 1999, p. 266.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 275, Trois idées politiques. Note III, Les déistes.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 6, Préface de l’édition définitive.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 7, Préface de l’édition définitive.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 269, De l’esprit classique.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 261, Trois idées politiques, Sainte-Beuve.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 281, Trois idées politiques, Note VI, Misère logique.↩↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 96, Auguste Comte.↩
- Charles Maurras, Revue Le Soleil, article « Notre religion nationale », 29 juin 1895, cité par Paul Vandromme in Maurras. L’Église de l’ordre, Éditions du Centurion, Paris, 1965, p. 48.↩
- Charles Maurras cité par Louis Dimier, Vingt ans d’Action française, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1926, p. 30.↩
- Charles Maurras, Op. cit., p. 182, Le romantisme féminin, Leur principe commun.↩