Action diplomatique des rois de France en terre d’Islam François Picquet, consul de France puis évêque

Pour beaucoup d’historiens modernes imbus de matérialisme, il est inconcevable que la politique d’un prince puisse être motivée par la foi. Étrangement, certains ultramontains propagent ce même préjugé et réduisent nos monarques à d’affreux impies ennemis de Rome. Or, ne voit-on pas un Louis XIV travailler en lien étroit avec le Pape pour ramener les Chrétiens du Levant à l’unité ? L’œuvre de François Picquet, évêque et ambassadeur du roi, illustre bien cette politique capétienne en Orient. Sans troupe, sans arrogance, mais avec honneur et fermeté, l’action diplomatique des rois de France en terre d’Islam nous a valu de la part de ses peuples une estime et une confiance pérennes. [La Rédaction]

Introduction

Il m’a paru intéressant d’aborder un sujet qui est essentiel aujourd’hui1, mais qui l’était, déjà, au cours des siècles passés. Je veux parler des relations de l’Occident avec le Moyen-Orient et avec l’Islam en particulier.
La situation a, certes, évolué depuis Louis XIV et, a fortiori depuis Charlemagne ! En particulier, le problème de l’approvisionnement énergétique ne se posait évidemment pas alors, et chacun sait l’importance qu’il revêt de nos jours.
Mais, les principes qui, hier, ont inspiré nos souverains ne pourraient-ils pas animer la politique de demain ? C’est, en fait, à travers les différents sujets traités, la matière même de cette université.
Comme il n’est pas question, en une petite heure, d’aborder toutes les facettes d’un sujet aussi complexe, nous nous contenterons de survoler l’histoire des relations françaises avec le Moyen-Orient, en nous arrêtant un peu plus longuement sur la politique de Louis XIV dans ce domaine.

La très ancienne tradition diplomatique française au Moyen-Orient

Charlemagne et Haroun al Rachid

D’une manière générale, on est surpris de constater l’ancienneté des relations diplomatiques françaises avec nombre de pays lointains. Je pense, par exemple au Siam ― la Thaïlande d’aujourd’hui ― qui, de nos jours, s’enorgueillit, encore, de cette ancienneté.
En ce qui concerne notre sujet, la France jouit incontestablement, parmi les nations européennes, du privilège de l’antériorité quant à l’établissement des relations diplomatiques avec l’Empire ottoman.
Dès le règne de Charlemagne, à la faveur des relations nouées avec Haroun al Rachid (766-809) ― célèbre calife de la dynastie des abbassides ―, l’Empire carolingien prétend à une certaine forme de protectorat sur les Lieux saints.
Plus tard, la place de la France dans les Croisades sera essentielle et la tradition ― appuyée par une lettre de saint Louis (que, il est vrai, d’aucuns disent apocryphe) ― veut que, dès cette époque, des liens se soient établis entre la communauté maronite et la France.

Quelques précisions sur la communauté maronite

L’Église catholique maronite, dont le rite est dérivé du rite syriaque, se rattache à la personne, plus ou moins mythique, de saint Maron (IVe-Ve siècles). L’origine ethnique des maronites est très controversée : d’aucuns leur donnent une ascendance phénicienne, quand d’autres les voient d’origine iranienne ou arabe bédouine. En tout cas, contrairement à nombre de chrétiens orientaux, ils acceptent le concile de Chalcédoine qui, en 451, condamne la doctrine monophysite et restent, de ce fait, en communion avec Rome.

Louis XI et le sultan Bajazet

Revenons aux relations avec l’Empire ottoman. En 1483, une tentative de contact, initialisée par le sultan Bajazet II (1447-1512), auprès de Louis XI n’a pas de résultat immédiat : le roi, mourant, refuse, par piété, de recevoir un musulman.
Il s’agit, cependant, d’une affaire particulière. Bajazet veut s’assurer que son frère et rival Djem (1459-1495), de douze ans son cadet, qui est entre les mains des chevaliers de Saint-Jean, soit empêché de rentrer dans son pays et, en particulier, dit-on, de reprendre ses ravages dans le harem de son aîné.
Le Grand-maître de Rhodes n’a pas les mêmes scrupules que Louis XI et accepte une rente annuelle pour rendre le service demandé (40 000 ou 45 000 ducats selon les sources). Le pape s’approprie ensuite cette rente
En tout cas, Djem meurt à Capoue en 1495.
De cette affaire quelque peu trouble et à la lecture des documents qui nous restent (une version turque de la lettre de créance de l’ambassadeur Hüseyn Beg envoyé vers Louis XI), on retiendra l’estime que le sultan marque au roi de France :

Le Sultan Bajazet, par la grâce de Dieu sultan des Musulmans à Louis, sultan des Francs, homme brillant et de noble race, entouré de respect et maître de commandement, salut ! 2

François Ier et Soliman le Magnifique

Il faut, cependant, attendre le règne de François Ier pour que cette vocation de la France se concrétise véritablement. L’on sait que le roi, gravement menacé sur deux fronts par les Habsbourg ― que les hasards dynastiques avaient mis aux commandes de l’Espagne, de l’Allemagne et des Pays-Bas ― se résout à enfreindre l’interdit diplomatique de l’époque en prenant contact avec les Turcs.
Si l’épisode de l’anneau envoyé au sultan semble relever de la légende et de la propagande anti-française, d’aucuns avancent, bien que cela soit contesté par d’autres tout aussi crédibles, que, dès 1535, un traité dit « capitulation » est conclu avec Soliman le Magnifique, comportant, outre :
– des avantages commerciaux pour la France,
– des dispositions protégeant les ressortissants français de l’Empire ottoman, en particulier sur le plan de la liberté religieuse.
Il faut préciser que le mot « capitulation » n’a pas le sens péjoratif qu’on lui donne communément. Selon Littré, en droit international, une capitulation est une :

Convention qui assure aux sujets d’une puissance certains privilèges dans les États d’une autre puissance, c’était en particulier le terme utilisé pour désigner la convention qui réglait les droits et devoirs des Suisses au service de la France.

On parle aussi de « capitulation de l’Empire », pour désigner les articles que l’empereur d’Allemagne jurait d’observer à son élection.
En tout cas, des accords de cette nature ― et là, cette fois, l’on possède les documents ― sont signés entre la France et l’Empire ottoman en 1569 (Charles IX) et 1604 (Henri IV) et renouvelés régulièrement par la suite avant que l’Angleterre, les Provinces-Unies, certains États italiens, l’Autriche, la Prusse et la Russie n’emboîtent le pas.

Au XVIIe siècle, la France s’impose

Une influence grandissante

Très rapidement, la France est la première puissance à se prévaloir de relation suffisamment confiantes pour intercéder, d’abord en faveur des Occidentaux installés au Levant (à quelque nationalité qu’ils appartiennent), puis au bénéfice des catholiques sujets de la Porte. Elle défend, également, les droits latins sur les Lieux saints contre les empiétements des Grecs.
Aucune puissance européenne, en effet, ne dispose, dans la région, d’assises diplomatiques équivalentes.
Depuis François Ier, le Royaume entretient, pratiquement sans discontinuer, des ambassadeurs à Istamboul. Ce sont souvent des diplomates chevronnés tels que Jean de La Forêt, Savary de Brèves, Nointel, Châteauneuf, Bonnac, Vergennes, etc.
Leur action est relayée par un réseau de consulats qui permettent à la protection française de s’exercer directement sur place.
– Dès le XVe siècle, il en existe en Syrie et au Liban (Tripoli en 1536, Beyrouth en 1549, Alep en 1562).
– À partir de 1607, s’ouvrent Sidon, Tyr, Saint-Jean d’Acre, Jaffa, Jérusalem.
– En Égypte, la France est représentée au Caire et à Alexandrie puis, au XVIIIe siècle, à Damiette et Rosette.
– Des missions ont lieu en Perse dès le XVIe siècle et des consulats sont installés, au début du XVIIIe siècle à Badgad, Ispahan et Chiraz.

Un effort soutenu

Pour favoriser le recrutement des consuls et interprètes, Colbert crée, en 1669, l’institution des « jeunes de langue », adolescents dont l’instruction est confiée à des couvents d’Istamboul et de Smyrne, et qui sont destinés au drogmaniat (interprétariat).
Le système est suffisamment efficace pour que, dès le milieu du XVIIIe siècle, presque tous les drogmans des Échelles (lieu où un bâtiment pousse à terre une échelle ou une planche pour y opérer le débarquement de ses passagers ou de ses marchandises) soient français.
Le protectorat de la France sur les chrétiens orientaux s’établit par touches successives, davantage de façon coutumière que sur la base de droits formels
En 1604, sous Henri IV, l’ambassadeur Savary de Brèves, qui se fait reconnaître sur place comme « protecteur particulier et défenseur de toutes les églises et monastères, représentant du roi très-chrétien, protecteur général des chrétiens de l’Empire ottoman », obtient que les religieux latins puissent y circuler librement et déployer leurs activités sans entrave.
Tous ses successeurs seront, de même, instruits de veiller au sort des missions, à la sauvegarde des Lieux saints puis, de plus en plus clairement, à la protection des chrétiens orientaux eux-mêmes.

Aperçu de la politique orientale de Louis XIV

Dans les capitulations de 1673, signées par l’ambassadeur Nointel, Louis XIV se voit reconnaître un droit de protection sur tous les ecclésiastiques de rite latin établis dans l’Empire, qui seront considérés comme « sujets à la France ».
Ce privilège sera confirmé, sous Louis XV, avec les capitulations de 1740 conclues par l’ambassadeur Villeneuve, au bénéfice de tous les religieux qui « professent la religion franque ». À compter de cette époque, le protectorat français sur les chrétiens d’obédience romaine est quasi unanimement reconnu par les puissances européennes, et le pape y apporte son aval en prescrivant, en 1742, de rendre aux consuls français des honneurs liturgiques (encore pratiqués aujourd’hui à Jérusalem).
Avant d’examiner ce que tout cela est devenu par la suite, arrêtons-nous quelque temps pour étudier un peu plus en détail la politique royale sous Louis XIV.

Dans l’administration du Levant, Louis XIV semble s’être réservé les missions comme une part personnelle. Il fut pour elles ce que ses Ministres furent pour le commerce.

Ces paroles sont de François Charles-Roux, qui fut ambassadeur de France près du Saint-Siège pendant de nombreuses années. Elles figurent à la page 10 de son ouvrage Les Échelles de Syrie et de Palestine, au XVIIIe siècle, paru en 1928.3

Outre la protection des Lieux saints et l’amélioration du sort des chrétiens, l’effet le plus net de la politique française en Orient est le développement des activités missionnaires au service de l’uniatisme. La complémentarité des efforts du Saint-Siège et de la France s’affirme dès le départ, et l’œuvre de François Picquet, en sa double qualité de consul et d’évêque, est un bon exemple de cette imbrication.

Cette citation est tirée de Vie et Mort des Chrétiens d’Orient, par Jean-Pierre Valognes, ancien diplomate et agrégé d’histoire. Je dois préciser que, à la lecture de ce gros pavé de mille pages paru en 1999, M. Valognes ne m’a pas paru appartenir à la mouvance légitimiste. Il m’a plutôt semblé être un démocrate bon teint aux accents modernistes. Son appréciation n’en est donc que plus impartiale sur ce plan !

François Picquet, consul de France

Nos sources sur la vie de François Piquet

Qui est donc ce François Picquet dont on chante ainsi les louanges ?
Et bien, précisément, un homme du XVIIe siècle, consul de Louis XIV en Alep de 1652 à 1662, qui finira ses jours en qualité d’évêque de Babylone, le 26 août 1685. Il va nous permettre de vérifier les dires de François Charles-Roux !
Afin de tenter de vous conter son histoire, je me suis inspiré d’un ouvrage paru en 1942 à la Librairie Orientaliste Paul Geuthner à Paris et intitulé : Un précurseur : François Picquet Consul de Louis XIV en Alep et Évêque de Babylone .
L’auteur en était Georges Goyau, décédé trois ans plus tôt. Né à Orléans, le 31 mai 1869, Georges Goyau est Normalien, Agrégé d’histoire, membre de l’École française de Rome. Il collabore à La Revue des deux mondes et est administrateur de l’Hôpital des Sœurs de St-Vincent-de-Paul. Élu à l’Académie française le 15 juin 1922, il s’est, dit-on, rapidement affirmé comme un penseur catholique de premier plan. On lui doit de nombreux ouvrages :
– Bismarck et l’Église
– La Franc-maçonnerie en France
– Le cardinal Mercier
– L’Effort catholique dans la France d’aujourd’hui
– Ozanam
– Le cardinal Lavigerie, etc.
En fait, on peut émettre quelques doutes sur sa personnalité : il est, en effet, le gendre du président Félix Faure ― éminent franc-maçon. Léon Daudet le surnommait le « petit singe vert ». On ne peut certainement pas le taxer de « traditionaliste » avant l’heure et ses amitiés n’allaient pas, semble-t-il, vers les monarchistes de l’époque. Son appréciation de la France catholique et royale n’en apparaît que plus impartiale, en tout cas dénuée d’un parti-pris a priori favorable.
Je n’hésiterai donc pas à le citer :

François Picquet mérite d’être regardé comme l’un des fondateurs religieux de cette réalité politique, plus spirituelle que territoriale, de ce que l’on appelait naguère la France du Levant.

Et encore :

Nul comme lui, au dix-septième siècle ne sut, en terre d’Asie Mineure, tirer des fameuses Capitulations, obtenues de la Porte par les rois de France, tout le profit que l’Église romaine en pouvait légitimement attendre ; nul n’excella, comme lui, à implanter et à faire s’épanouir en terroir schismatique, sous les regards musulmans, la spiritualité française.
– Il mit au service du christianisme et de l’idée d’unité chrétienne cette force spirituelle qu’est notre esprit missionnaire ;
– il mit au service des intérêts chrétiens cette force juridique qu’était le texte même des Capitulations, dûment maintenu et dûment interprété.

Les origines de François Picquet

François Picquet naît à Lyon le 12 avril 1626. Il est le fils du banquier Geoffroy et d’Anne de Monnery.
Ses deux frères entrent chez les Carmes et deux de ses sœurs sont religieuses, l’une chez les Bernardines et l’autre à la Visitation.
François se sent, lui aussi de bonne heure, attiré vers le sacerdoce. Mais son père, ayant donné déjà quatre enfants à l’Église et ayant subi des revers financiers, souhaite que son fils François reste dans le monde et entre dans les affaires pour rétablir la prospérité familiale. On le fait donc voyager en Italie, en Normandie, en Angleterre…

Une rencontre décisive le propulse consul d’Alep

Sa rencontre avec un personnage hors du commun va être décisive.
La nièce de Richelieu, Marie-Madelaine de Vignerot, marquise de Combalet, duchesse d’Aiguillon, consacre sa vie à encourager les missions. Une anecdote : c’est son arrière-petit-neveu qui, en 1753, sera nommé Gouverneur de Bretagne.
En 1648, la duchesse d’Aiguillon apprend qu’en Alep (Alep, aujourd’hui en Syrie, fait alors partie de l’Empire ottoman), le roi de France aura bientôt besoin d’un représentant : le Provençal Lange qui, depuis 1639, y fait fonction de consul, doit être remplacé.
À cette époque, les charges consulaires sont fréquemment des propriétés personnelles. François Picquet, « écuyer de la ville de Lyon  », se fait connaître comme amateur de la partie de la charge correspondante qui est à vendre et des lettres patentes de Louis XIV, données à Paris le 28 avril 1648, autorisent l’achat.
De François Picquet, désormais copropriétaire du consulat, la duchesse d’Aiguillon veut faire le titulaire effectif qui résiderait là-bas. Alep, lieu de transit entre l’Europe et l’Asie, était pour un consul un séjour avantageux. Les relations qu’il y était possible de nouer étaient susceptibles de rapporter honneur et argent.
Par ailleurs, le rôle de protecteur des chrétiens, attribué au roi de France par les Capitulations, devait permettre à quelqu’un qui prenait intérêt aux choses de Dieu de ne pas chômer.
Une enquête effectuée en septembre 1652, par Maître Barrème, conseiller du Roi, sur la «  vie, mœurs, religion catholique » de Picquet étant satisfaisante, notre nouveau consul prépare son départ pour Alep.

Alep, ville d’Orient

Les nations chrétiennes d’Alep

Alep avait eu une histoire mouvementée. Jadis prospère, elle l’est encore au milieu du XVIIe siècle et son importance religieuse n’est pas inférieure à son importance commerciale. Alep est comme un microcosme de tout le Levant religieux.
Il y a là, sans parler des Européens, quatre nations chrétiennes différentes : les maronites, unis à Rome, les Grecs, les Arméniens et les Syriens, trois chrétientés séparées de Rome. Au centre de la ville, l’Islam règne. Des « petites religions » sont aussi présentes : adorateurs du soleil, naturalistes, etc.
Quelques précisions sur les « nations chrétiennes » :
– le Rite maronite : nous en avons parlé.
– le Rite grec ou byzantin : il concerne des Églises issues du patriarcat de Constantinople et séparées de Rome depuis le schisme de 1054.
le Rite arménien : l’Église apostolique arménienne grégorienne, dite « arménienne orthodoxe », s’est constituée en Arménie à la suite des synodes nationaux de Dvin (506 et 551) qui rejetaient les conclusions du concile de Chalcédoine (451). En 1740, une scission a amené la constitution de l’Église arménienne catholique qui s’est rattachée à Rome.
– le Rite syrien : l’Église syrienne jacobite, dite « syrienne orthodoxe », s’est constituée dans le ressort du patriarcat d’Antioche à la suite du concile de Chalcédoine par les partisans des doctrines monophysites. En 1662, une scission a amené la constitution de l’Église syrienne catholique qui s’est rattachée à Rome.

Les missionnaires catholiques d’Alep

De nombreux missionnaires sont alors présents à Alep.
Historiquement, les premiers à s’installer de façon durable ont été les Capucins.
L’un d’eux, le P. Jean Chrysostome d’Angers écrit en novembre 1629 :

À Alep, nous étudions en toute sollicitude les langues parce que la parole est le premier instrument, après la prière, pour recueillir du fruit et sauver les âmes.
Nous interrompons de temps à autre cette étude pour prendre contact avec les schismatiques, et vraiment nous trouvons grande disposition en eux pour la foi catholique ; c’est par ignorance plus que par malice, c’est plutôt matériellement que formellement qu’ils me paraissent hors de l’Église.
Ne sachant ce qu’il y a à croire, ils croient tout ce que leurs pères enseignent ; mais nous avons l’expérience qu’ils croiront facilement la doctrine salutaire de la très Sainte Église romaine… Je crois que beaucoup d’entre eux, déjà, se trouvent catholiques sans avoir pris conscience d’avoir été convertis…
Parmi les Turcs, eux-mêmes, aussi, nous voyons de merveilleuses dispositions ; mais là il faut beaucoup de prudence, et puis le secret, afin que pour vouloir, avant qu’il ne soit mûr, recueillir le fruit qu’on espère avec le temps, on n’aille pas le perdre d’un seul coup.
Les Turcs ont pour nous de l’affection, et ils admirent au-delà de tout ce qu’on peut dire la pureté de notre profession.

Il est vrai que d’autres témoignages sont moins optimistes.
En 1627, les Carmes s’installent à leur tour.
L’installation des Jésuites aura été plus lente et plus épineuse. Le projet est fort soutenu par la Cour de France, beaucoup moins par les sphères françaises locales. Louis XIII devra intervenir personnellement près de son ambassadeur à Constantinople.
Il est vrai que les Turcs considèrent les Jésuites comme des « gens du pays des terres ennemies  », c’est-à-dire d’Espagne. En fait, c’est surtout Venise et ses marchands qui « savonnent la planche  » des Jésuites !

Installation de François Picquet

François Picquet débarque dans la rade d’Alexandrette (aujourd’hui Iskenderun en Turquie) à la fin de novembre 1652. Alexandrette, pourtant fondée par Alexandre le Grand, c’est, dira plus tard un voyageur nommé Poullet (1668), « un méchant village, où l’air est si fort infecté, que tous les habitants sont de couleur olivâtre, et que les étrangers y contractent presque tous une certaine maladie, qui dégénère en folie…  ». Un Jésuite, le P. Besson donnera le nom de Safran Bassia à cette maladie, mais je n’en ai pas trouvé trace ailleurs.
Toujours est-il que notre jeune consul ne s’y attarde pas… Vingt-deux heures de cheval séparent Alexandrette d’Alep.
La maison consulaire, où Picquet s’installe, sera décrite plus de quarante ans plus tard par un de ses successeurs (le chevalier d’Arvieux) :

La Chambre consulaire d’Alep a neuf toises (18 mètres) de long et environ trois de large, un dôme au milieu et des fenêtres à chaque bout… Il y est la chapelle ou plutôt l’oratoire… mais la porte en demeure fermée, à la réserve des heures de prières. Par-dessus cette porte de l’oratoire, il y a le portrait de Louis XIII à cheval dans un cadre rouge, parsemé de lys d’or d’environ sept pieds carrés… Vis-à-vis de Louis XIII est notre roi…

Tout y donne l’impression d’un coin de France !
François Picquet est conduit dans son palais par les consuls de toutes les nations représentées à Alep et un témoin pourra écrire :

Il semble être reçu plutôt comme le consul de toutes les Nations qui négocient dans cette Échelle qu’en qualité de consul de la seule nation française.

Alep, comme toutes les provinces de l’Empire ottoman, est dans une situation très instable. Rien de plus capricieux que l’humeur des pachas : tantôt ils imposent la volonté du sultan, tantôt ils la contrecarrent ; mais loyaux ou séditieux, leur méthode est toujours la même : l’arbitraire.

La politique du nouveau consul

L’activité de Picquet se déploiera suivant trois axes essentiels :
– la protection des ressortissants français et occidentaux,
– la protection des maronites,
– l’uniatisme, c’est-à-dire le retour vers Rome des chrétientés séparées.

La protection des ressortissants français et occidentaux.

À son arrivée, Picquet trouve en face de lui un pacha du nom de Bicier particulièrement pervers et cruel.
Quelques anecdotes.
Un jour, alors que Picquet vient reprocher au pacha ses concussions, on tente de le faire asseoir aux pieds du haut fonctionnaire. Picquet prend tranquillement le siège et le pose à côté de son interlocuteur.
Une autre fois, il n’y a pas de siège. Alors Picquet, raconte le Jésuite Poirresson, « prit un carreau et le mit à côté du pacha, disant qu’il n’était pas moins consul et officier du Roi en la conjoncture des mauvais temps que des plus favorables  ».
Les incidents sont fréquents. Un jour, un jeune Français, accusé du meurtre d’un Turc se réfugie au consulat dont le pacha veut violer le droit d’asile. Après de nombreuses tergiversations, Picquet accepte d’aller parlementer avec le pacha. Il étale, devant ses yeux, le texte des Capitulations, d’après lequel les Français ne sont justiciables que du consul. Bicier baisse pavillon et Picquet, ne trouvant pas le jeune Français « si coupable pour mériter la mort », le fait discrètement sortir d’Alep.
Finalement, en révolte contre son souverain, ce Bicier est décapité — alors qu’il dit sa prière — par un envoyé de Constantinople.
Notre consul représente effectivement les intérêts de tous les Européens et le P. Besson, Jésuite, pourra écrire :

M. Picquet, consul de notre nation française… tire de grands secours de sa dévotion, pour les affaires de son consulat qu’il a porté au plus haut point d’honneur que la France l’ait vu, soit devant les pachas d’Alep qui l’appellent leur frère et respectant sa vertu, profitent de ses conseils, ou devant les grands vizirs qu’il a charmés par son éloquence et étonnés par la force de son esprit… soit encore devant les États de Hollande, qui ont commandé à leur consul de se démettre de sa charge et d’en investir, en la présence du pacha, ce Père commun de toutes les nations, cet arbitre choisi par les Anglais.

En fait, dans ce domaine, Picquet ne se distingue guère de ses collègues les autres consuls français qui ont, dans le monde des pachas, la réputation d’être particulièrement coriaces. Ne dit-on pas dans ce monde (d’après le chevalier d’Arvieux) : les Français « sont comme les noix qu’il faut briser pour en tirer quelque chose de bon, ils sont comme les huîtres dans lesquelles il faut introduire le couteau pour avoir ce que les écailles renferment » ?
Contrairement aux consuls d’Angleterre, la tradition chez les consuls de France étaient, en effet, d’attendre, pour faire des cadeaux, qu’un incident les y obligeât.

La protection des maronites

La fidélité des maronites au catholicisme romain avait été expressément constatée, au XVIe siècle, par le Franciscain François Surian et le Jésuite Jérôme Dandini. Leur fidélité au royaume de France est attestée par les appels nombreux et confiants qu’ils lui adressent.
En avril 1649, l’évêque de Tripoli, Isaac Chédraoui, vient chercher, en France, des « lettres de protection » pour ses compatriotes persécutés. Ces lettres garantissent aux maronites une « protection et sauvegarde spéciale ». Le Roi y stipule que son ambassadeur auprès de la Porte doit les « favoriser » de ses « soins, offices, instances et protection », que ses consuls doivent « faire embarquer sur les vaisseaux français et autres les jeunes hommes et tous autres chrétiens maronites qui y voudraient passer en chrétienté, soit pour y étudier ou pour quelques autres affaires, sans prendre ni exiger d’eux que le nolis qu’ils leur pourraient donner les traitant avec toute la douceur et charité possible ».
Un exemple de l’action de Picquet dans ce domaine : il s’emploie à faire nommer consul de France à Beyrouth un maronite, Abou Naufel.
La famille des Khazen, à laquelle appartient Abou Naufel a, depuis longtemps, acquis au Liban une très forte influence qu’elle a, semble-t-il, conservée, au moins en partie, de nos jours : elle possède un site Internet qui est bilingue, en arabe et, signe des temps, en anglais… Il est vrai que les Khazen se sont, aussi, donné une particule, ce qui n’a pas beaucoup de sens au Moyen-Orient.
Toujours est-il que, du temps de Picquet, Abou Naufel est « le plus riche et les plus considérable des maronites ». Picquet estime qu’une telle famille doit être installée, avec l’appui de la France, dans des postes où elle couvrirait la nation maronite d’une efficace protection.
En 1656, à l’instigation de Picquet, le Pape envoie à Abou Naufel l’ordre de Chevalier de l’Éperon doré, avec la qualité de comte Palatin. Le 1er mai 1657, Abou Naufel reçoit des lettres de noblesse qui font de lui et de ses héritiers des nobles de France.
Finalement, le 20 janvier 1663, Abou Naufel prend solennellement possession, dans l’église de Beyrouth, de ses fonctions de consul. Durant un siècle entier, quatre générations de la famille Khazen se perpétueront dans ce consulat de Beyrouth où Picquet et Louis XIV l’avaient installée.

L’action en faveur de l’uniatisme

Dès le début de 1656, le P. Poirresson, Jésuite, écrit de Syrie :

M. Picquet présentement travaille au moyen de réduire à la foi catholique en Alep les Syriens ou Jacobites de quoi s’il vient à bout, comme je me promets de son zèle et de son esprit, il va nous ouvrir une belle porte, non seulement en cette grande ville, mais encore en la Capitale de Syrie, Damas, où les Syriens suivront et feront suivre aisément aux autres l’exemple des Alepiens : ce qui mérite bien les prières de ceux qui prendront la peine de lire cet écrit.

Les prières sont, sans doute, rapidement efficaces car l’archevêché jacobite d’Alep devient vacant. Picquet, par deux fois, convie à dîner le patriarche Chamaon et lui dit :

Il faut mettre sur ce siège-là quelque brave homme.

Et le patriarche de répondre :

J’en voudrais bien trouver un qui fût capable de cette dignité, et qui fût au gré de M. le consul.

Fort de cette parole, dès le lendemain, Picquet fait venir les principaux missionnaires des divers Ordres et leur demande « s’ils ne savaient point quelque prêtre syrien bon catholique, sans être marié, pour être fait archevêque dans Alep sur la nation syrienne  ».
L’on trouve un certain André Akidjian, qui, autrefois diacre dans son Église schismatique, s’était senti attiré par la foi romaine. Il avait été ordonné par le patriarche maronite Jean Safrâoui après trois ans d’études au Collège Maronite à Rome.
L’affaire est traitée lors d’un nouveau dîner du patriarche Chamaon chez Picquet. « C’est avec plaisir, dit Chamaon, que je sacrerai André archevêque d’Alep  ».
Mais, les religieux romains, auxquels Picquet rapporte l’entretien, n’admettent pas ce consécrateur jacobite et André est sacré par le patriarche maronite Safrâoui le 29 juin 1656. Il arrive à Alep le 16 juillet pour prendre possession de son église. Mais le patriarche Chamaon, qu’il visite en premier, devient furieux lorsqu’il apprend que le sacre a eu lieu.
Il s’en suit de nombreuses disputes entre André et ses prêtres.
Finalement, le 16 avril 1660, André convoque une assemblée composée «  des plus capables de toutes les sectes chrétiennes, pour déterminer et éclaircir le peuple, de notre sainte foi. »
À cette assemblée,
– les Grecs sont représentés par deux prêtres, un religieux, un archidiacre, sept diacres, deux médecins et cinq marchands ;
– les Arméniens par deux prêtres, deux diacres et trois marchands ;
– les Syriens par cinq prêtres, cinq diacres et trois marchands.
– Est également présent un prêtre nestorien de Bagdad avec deux marchands (de Nestorius, patriarche de Constantinople de 428 à 431 qui n’admettait pas que la Vierge fut appelée « mère de Dieu »).
En face, qui représentent l’Église romaine :
– un Jésuite, Joseph Besson,
– un Capucin, Blaise d’Angers,
– un Carme, Jean-Pierre de la Mère de Dieu.
Toute la cour est pleine d’une grand multitude de peuple qui attend le résultat de l’assemblée, en laquelle, après plusieurs disputes, on conclut que la vérité est du côté de l’archevêque André et que Notre-Seigneur Jésus-Christ a deux natures en une seule personne.
Le troisième jour, l’archevêque est appelé chez le cadi. Il est déclaré, en pleine justice, que le dit archevêque suit l’Évangile et les prêtres non. Tout cela est enregistré dans le greffe, avec le témoignage des assistants.
Donc, au printemps 1660, l’autorité musulmane d’Alep reconnaît que l’Église de Rome est la légitime continuatrice de l’Évangile !

Départ de François Picquet pour la prêtrise

Le consul prépare son départ

En 1660, deux nouvelles parviennent à Picquet : sa mère est décédée et son père se fait prêtre. Pour François, la route du sacerdoce devient libre.
Il est tonsuré, à Alep, dans l’église des Carmes, le 10 décembre 1660.
À la fin de 1661, son départ se prépare. François Baron, un Marseillais arrivé à Alep dix-huit mois plus tôt, lui paraît apte à la succession.
Tout le Levant regrette Picquet. Les patriarches orientaux, le Syrien, l’Arménien et le Grec, associent leurs signatures au bas d’une requête collective par laquelle ils souhaitent que le Pape obtienne de Louis XIV la nomination de Picquet à l’ambassade de Constantinople.
Au début de janvier 1662, Picquet s’embarque à Alexandrette et Baron lui succède.

Les fruits de sa politique

Le mouvement vers Rome se confirme alors.
Au début de 1663, Baron est appelé à la cour de France pour informer le roi de l’état du commerce.
Aussitôt, les trois patriarches prennent leurs plumes pour envoyer à Louis XIV des messages de déférence et des témoignages de foi catholique.
André, le patriarche syrien, écrit :

Au roi des rois, le plus grand de tous les chrétiens, et fils aîné de l’Église, une, sainte, universelle et apostolique, savoir le roi Louis 14e de ce nom que Dieu conserve. Amen… nous rendons grâces à Dieu et remercions son consul Baron, qui a beaucoup peiné et travaillé avec nous pour l’établissement de la véritable foi.
Dans son temps, plusieurs choses importantes se sont faites….
En second lieu, en son temps, a été faite l’union et concorde avec toutes les sectes ou nations chrétiennes, savoir, Grecs, Arméniens et Syriens. La louange en soit à Dieu ! Les patriarches des susdites nations sont catholiques…
Maintenant, il y a grand amour et union entre les frères chrétiens du Levant, et tout cela a été fait du temps du consul Picquet et du consul Baron ; car le consul Picquet a semé et le consul Baron a arrosé, et plaise à Dieu que votre Majesté moissonne…

Finalement, Baron ne peut pas partir et il confie les lettres à un navire qui vogue vers Marseille. Il écrit à Colbert :

Ces prélats ont un zèle et un amour pour Sa Majesté très particulier ; ils sont catholiques et apostoliques romains.

À Paris, dans un mandement du 31 juillet 1665 l’archevêque Hardoin de Péréfixe recommande aux fidèles la cause des nouveaux convertis.
Tout cela était probablement un peu optimiste, mais la tendance y était.

L’expert du Levant consulté par le Pape et le Roi

Revenons un peu en arrière.
Au printemps de 1662, François Picquet est l’hôte, à Rome, de la Congrégation de la Propagande. Le pape Alexandre VII le garde trois longues heures en audience pour connaître les choses du Levant.
Nommé protonotaire apostolique, il part pour la France, le 1er juin.
Le 22 décembre 1663, il est ordonné sous-diacre par Puget, évêque de Marseille.
En 1664, se situe un épisode très important : la cour de France fait consulter Picquet sur la politique orientale du royaume.
Rappelons le contexte :
– les Turcs, qui ont envahi la Hongrie, menacent Vienne.
– L’Empereur fait appel au Roi de France pour avoir du secours.
Mais, près de Louis XIV, il y a Colbert et Colbert songe aux manufactures récemment établies en Languedoc en vue du commerce du Levant. Que deviendront ces manufactures si les rapports avec le Grand Turc se tendent ?
En fait, face au Grand Turc, la France n’est pas inactive : nos chevaliers de Malte, nos Corsaires sont dans les mers du Levant et gênent considérablement les Turcs. Faut-il accroître le mécontentement du Turc en répondant à l’appel de l’Empereur ?
Par ailleurs, Louis XIV n’a pas confiance dans les capacités militaires de son beau-frère !
Colbert consulte François Picquet, comme « l’homme du royaume le plus entendu en matière de négoce  », et le mieux au courant des dispositions de la Porte.
Très nettement, Picquet marque les inconvénients d’une intervention : les Français du Levant seraient dépouillés de leurs biens, infidèles et hérétiques prendraient les sanctuaires, la Porte se plaindrait qu’aucune ambassade, aucune plainte, aucune proposition d’accommodement n’avait précédé la marche des troupes royales.
Si néanmoins, le Roi croit devoir donner un secours à l’Empereur, Picquet donne des conseils de prudence.
Le 22 février, le secrétaire d’État Michel Le Tellier écrit :

Le roi a résolu d’assister l’Empire d’un corps de six mille hommes contre les Turcs.

Ces six mille hommes s’en vont, dans les plaines hongroises, collaborer à la victoire de Saint-Gothard.
Mais au même instant, Louis XIV charge un modeste drogman, Fontaine, d’aller dire au grand vizir :

C’était en vertu d’une stricte obligation que Sa Majesté avait dû laisser aller quelques-unes de ses troupes en Hongrie, sans qu’elle ait prétendu rien faire en cela ni rien fait effectivement qui soit contraire ni à l’amitié qu’elle veut toujours sincèrement entretenir avec la Porte ni aux anciens traités d’alliance qu’elle veut tous fidèlement observer et même les faire renouveler plus étroitement.

Il est permis de penser que l’on avait suivi les conseils de Picquet.
Picquet reçoit le diaconat le 7 juin 1664 et la prêtrise le 13 juillet de la même année.
Vraisemblablement sous l’influence d’un certain François Malaval, Picquet se retire, alors, pendant dix ans, à Grimaud en Provence et refuse toute responsabilité.
Ce François Malaval est le fils de Jehan Malaval, armateur connu dans tout le Levant. Aveugle de naissance, il mène une vie de mystique au sixième étage de la maison de son père, rue de Jérusalem. Son mysticisme est fortement teinté de quiétisme.
Qualifié de « laïque sans théologie  » par Bossuet, Malaval publie, en 1670, La belle ténèbre Pratique facile pour élever l’âme à la contemplation. Cet ouvrage est mis à l’Index en 1688.

Le retour de Picquet en Orient, en tant qu’évêque

L’Évêque de Cesaropolis

Picquet est, cependant, bientôt rattrapé par le Levant : le 18 décembre 1674, il est nommé vicaire apostolique de Babylone.
Curieuse histoire que celle de cet évêché de Babylone, restauré en 1638 par Urbain VIII. Son premier titulaire, le Carme Bernard de Sainte-Thérèse n’y avait fait qu’une très brève apparition et résidait, en fait, à Paris, dans la rue qui, aujourd’hui encore, perpétue le souvenir de cet évêché.
En 1661, on lui avait donné un coadjuteur, le Bénédictin Placide Duchemin qui, pas plus que le titulaire, ne souhaitait réellement occuper son siège épiscopal.
Comme à Bagdad, le nombre de catholiques dépasse six mille, on décide de nommer un vicaire apostolique. Le 31 juillet 1675, Picquet est nommé évêque «  in partibus » de Cesaropolis en Macédoine et, le 20 août, accepte sa nouvelle mission.
Après avoir réglé diverses tracasseries d’ordres financier et temporel, Picquet aborde Alexandrette le 6 novembre 1679. Il est accompagné du chevalier d’Arvieux, nouveau consul de France à Alep, qui, dit-on, « maître en turqueries », a conseillé Molière pour la rédaction du Bourgeois Gentilhomme.
Le 19 novembre 1679, François Picquet entre, en évêque, dans la cité d’Alep qu’il avait quitté comme consul.

L’ambassadeur extraordinaire de Louis XIV auprès du Schah

Deux Dominicains se présentent rapidement à lui, venant de la Haute Arménie qui, alors, dépend de la Perse. Ils le mettent au courant des difficultés rencontrées là-bas par les chrétiens pourtant nombreux (quinze à vingt mille). Ils lui font part de cette loi persanne qui offre une prime à l’apostasie, prime qui consiste à acheter, en devenant musulman, le droit de spolier tous les membres de sa famille.
Ils souhaitent que Picquet puisse aller voir le Schah en qualité d’ambassadeur extraordinaire de Louis XIV pour prendre en main la cause des chrétiens de Perse.
Picquet écrit alors au Pape, au Roi et au P. La Chaise.
La nécessité d’attendre les réponses l’immobilise à Alep.
Pendant dix-sept mois, le prélat attend, donc, avant de s’enfoncer en Asie, une lettre de Louis XIV pour le Schah et, également, une patente du Sultan pour les autorités de son Empire.
Dans cette attente, il s’occupe des maronites et participe, entre autres, au rétablissement du patriarche des Syriens.
Le 1er mars 1681, Picquet apprend que Louis XIV le nomme ambassadeur extraordinaire et le charge de remettre une lettre au Schah pour recommander les missionnaires. Le 1er mai, il quitte Alep pour un voyage éprouvant jusqu’à Ispahan où il entre le 12 juillet 1682, après avoir visité, à la demande du Pape, l’archidiocèse de Naxivan.
La dignité d’ambassadeur l’oblige à ne recevoir aucune visite de marque, à s’abstenir même de toute sortie, avant l’audience avec le Schah.
Finalement, il est reçu le 3 octobre et la réception coïncide avec une grande fête persane.
Une pompe solennelle se déroule alors dans les rues d’Ispahan : cinq palefreniers du Schah ont amené cinq chevaux harnachés d’argent. Vingt laquais escortent Picquet.
Deux portes donnent accès au palais royal. Un cheval, dont la selle resplendit d’or et de joyaux, quatre éléphants, des lions et des taureaux attachés avec des chaînes d’argent forment une haie d’honneur pour Picquet.
Le Schah est au fond de la salle, sur un trône magnifique. Plusieurs autres ambassadeurs sont présents :
– celui du roi de Siam,
– celui du roi de Pologne,
– et celui des Arabes.
Le Schah ne parle qu’à Picquet :

Je suis très content de vous, je crois que vous l’êtes aussi de moi, et je ferai en sorte que vous le serez toujours davantage.

Picquet remet la lettre de Louis XIV, ainsi libellée :

Très haut, très excellent, très magnanime et invincible prince, notre très cher et bon ami : Dieu veuille augmenter votre grandeur et lui donner une fin heureuse…
L’affection que nous avons toujours eue pour tous les chrétiens qui ont le bonheur de vivre sous votre puissant empire et particulièrement pour les Arméniens catholiques de la province de Naxivan, nous a souvent porté, aussi bien que nos prédécesseurs, à marquer à Votre Majesté combien nous sommes sensible aux bons traitements qu’ils ont reçus, à votre recommandation, des gouverneurs des lieux qu’ils habitent…
Nous serions bien aise qu’Elle voulût bien renouveler ces mêmes ordres, afin que les dits Arméniens catholiques de Naxivan en puissent ressentir incessamment les effets. Nous nous promettons qu’Elle étendra cette protection sur toutes les Églises chrétiennes, et qu’Elle favorisera l’évêque de Césaropol que nous avons chargé de cette lettre et que nous avons déclaré notre consul à Bagdad, pour contribuer en tout ce qu’il pourra au commerce, à l’union et à la bonne correspondance que nous souhaitons être éternellement entre nos deux Empires.
Nous nous assurons que Votre Majesté protégera les Religieux français établis en ses États, et surtout les Jésuites pour qui nous avons une affection particulière, et qui, en l’absence de l’Évêque de Césaropol, seront toujours auprès d’Elle, comme des gages de l’estime et de l’amitié que nous lui portons…
Signé Louis – Écrit à S-Germain-en-Laye, ce 20 mars 1681.

La réponse du Schah à Louis XIV ne parviendra qu’en 1685 :

… Nous donnons avis à Votre haute Majesté que nous avons heureusement reçu, par l’Évêque de Césaropolis, la belle lettre dont vous l’avez chargé…
Comme vous nous y avez recommandé les Chrétiens arméniens de la province de Naxivan avec des termes obligeants, je vous dirai qu’il arrive quelquefois que les gouverneurs de Naxivan étant changés, ces nouveaux venus n’étant pas informés de la recommandation de Votre très excellente Majesté ni de l’auguste commandement que nous avons fait en conséquence de cette recommandation, ils ont peut-être manqué de protéger ces Arméniens…
Pour ce qui concerne la demande que vous nous faîtes d’un commandement plus exprès et plus fort de l’Évêque de Césaropolis et des chrétiens européens catholiques romains, principalement à l’égard des Pères vêtus de noir, je vous répondrai que Notre intelligence semblable au soleil qui pénètre tout, a été pleinement informée de toutes ces affaires et qu’avant même que votre Haute et Impériale Majesté nous eût fait l’amitié de nous écrire son intention pour la protection des uns et des autres, un ordre à pavillon (dont la noblesse se fait obéir souverainement) avait déjà été délivré de notre part en leur faveur…

L’Évêque de Babylone

Entre temps, le 17 septembre 1683, deux prêtres des Missions Étrangères annoncent à Picquet la mort de Louis Duchemin, cet évêque de Babylone qui n’avait jamais occupé son siège. Préconisé par le cardinal d’Estrée, Picquet devient évêque de Babylone.
Après un séjour de vingt-deux mois, le 20 mai 1684, Picquet quitte Ispahan pour Hamadan. Il y reçoit une lettre du Père La Chaize par laquelle Louis XIV se dit satisfait de ses négociations et lui demande «  un plan de toutes les missions diverses » dont il peut avoir connaissance et « des établissements qui se peuvent faire  ».
Mais sa santé décline rapidement. Il n’arrivera jamais à Babylone. Il meurt le 26 août 1685.
Conformément à ses souhaits, ses obsèques sont célébrées dans l’église de la nation arménienne qu’il avait contribué, momentanément hélas, à ramener à la communion avec Rome.

La Révolution ou le sacrifice des chrétiens d’orient

Nouveau discours, nouvelle politique

Et ensuite ?
Là, comme ailleurs, la révolution apporte le trouble dans l’héritage chrétien de la monarchie.
Le Gouvernement révolutionnaire rattache les consuls au ministère des Affaires étrangères. Sur place, ils sont privés d’instructions pendant plusieurs mois. Les autorités ottomanes en profitent : les négociants sont soumis à de très fortes pressions et l’influence française est bientôt totalement ruinée.
Durant la campagne d’Égypte (1798-1801), Bonaparte se montre plus soucieux de rallier les musulmans que les chrétiens.
Sa déclaration d’Alexandrie, le 1er juillet 1798, est sur ce point fort significative :

Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : « Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète ». Ne les contredisez pas ; agissez avec eux comme vous avez agi avec les Juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muphtis et pour leurs imans, comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques. Ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient toutes les religions.

Sa déclaration lors de l’arrivée au Caire l’est également :

Il est arrivé au Caire, le Bien-Gardé, le chef de l’armée française, le général Bonaparte, qui aime la religion de Mahomet ; il est arrivé bien portant et bien sain, remerciant Dieu des faveurs dont il le comble.

Lors de son expédition en Syrie (1799), il se fait cependant, éconduire par l’émir Béchir II qui ne lui fait pas confiance.
L’équipée égyptienne entraînera (déjà ! ) le départ de nombreux chrétiens orientaux compromis par Bonaparte.
Le Consulat renouvelle les capitulations en 1802.
Les rapports avec la Porte se normalisent à partir de 1804.
Mais le clientélisme l’emporte, d’autant plus que d’autres puissances européennes se sont, elles aussi, ménagé une clientèle parmi les chrétiens orientaux. La Porte joue de ces rivalités.

Guerres et massacres, fruits de la nouvelle politique

Un jeu politique européen pervers conduira aux affrontements religieux qui vont embraser le Liban entre 1840 et 1860.
Pendant des siècles, Druzes musulmans et chrétiens maronites, rassemblés par la haine commune de l’oppresseur ottoman, avaient vécu dans une relative entente.
En 1831, les Égyptiens, appuyés par la France et désavoués par la Grande-Bretagne, envahissent le Liban.
Lorsque les Druzes se révoltent en 1838, poussés par la Porte et la Grande-Bretagne, ils ne trouvent pas le soutien escompté auprès des maronites qui jouent la carte de l’Égypte avec l’aval de la France.
Les Égyptiens une fois partis, la rancune druze se donne libre cours contre les maronites que la France abandonne. Et, ce sont les massacres…
Vingt ans plus tard, un scénario équivalent se reproduit. L’anarchie s’étant installée au Liban, les Druzes, de connivence avec les représentants britanniques, entreprennent de réagir et cette réaction consiste, à partir du printemps 1860, en une offensive générale contre les maronites que les Turcs ont préalablement désarmés.
Les premiers détachements du corps expéditionnaire français envoyé par Napoléon III à Beyrouth pour recueillir les rescapés n’arrivent que le 16 août suivant (cinq mois). Entre-temps, selon François Charles-Roux, il y avait eu 22 000 morts, 75 000 fugitifs, 10 000 orphelins, 3 000 femmes vendues pour les harems et 117 000 km² de cultures et d’habitations anéantis.
L’anglophile Guizot avait, pourtant, prétendu être « plus utile aux maronites en exerçant son action dans le cadre du concert européen…  »

Brève illusion d’une continuité

La protection française sur les chrétiens du Levant sera pourtant encore consacrée par plusieurs documents diplomatiques, tels que le traité de Berlin en 1878 et les accords de Mytilène en 1901.
Le 20 juillet 1898, le pape Léon XIII avait confirmé ce protectorat de la France :

Une mission à part confiée par la Providence à la France, noble mission qui a été consacrée non seulement par une pratique séculaire, mais aussi par des traités internationaux.

Le mythe de la continuité de la France malgré la révolution…
Le 24 avril 1920, dans le cadre de la conférence de San Remo réunie afin d’aborder les problèmes relatifs aux traités de paix conclus à la fin de la Première guerre mondiale, le Comité supérieur place la Palestine sous mandat britannique, la Syrie et le Liban sous mandat français.
En fait, c’est le point final des siècles de protection religieuse de la France dans l’Empire ottoman : la Grande-Bretagne n’accepte pas, en effet, qu’elle s’exerce en Palestine.
Mais beaucoup de chrétiens orientaux estiment qu’au-delà du droit, la responsabilité morale n’a pas cessé d’être.

Les leçons de l’histoire

Pendant près de trois siècles, la France, sans le moindre appui militaire, a joué un rôle de premier plan au Moyen-Orient et le respect témoigné à son roi par les puissances musulmanes étonne.
Il étonne d’autant plus qu’il ne s’agit pas seulement d’un respect montré à une personne mais d’une quasi-obéissance à ses demandes. N’avons-nous pas vu le Schah de Perse s’exécuter, en quelque sorte, devant l’ambassadeur de Louis XIV qui se présentait à lui complètement désarmé ? N’avait-il pas la possibilité de l’emprisonner, de le torturer et de le mettre à mort ? La France n’avait, alors, aucune possibilité de réagir. Et l’histoire des relations franco-turques fourmillent d’anecdotes de ce type que nous n’avons pas le temps d’étudier. Il est par trop cruel de mentionner, en regard, les déploiements de force actuels en Irak et en Afghanistan pour un résultat quasi-nul !
– Pourquoi, à cette époque, l’Islam respectait-il la France ?
– Pourquoi notre pays avait-il acquis un tel poids dans ces contrées qui étaient, alors, fort lointaines ?
Il y a, bien sûr, de nombreuses réponses. Mais, à mon sens, il est possible de mentionner quelques pistes :
1) De François Ier à louis XVI, nos souverains et leurs ambassadeurs n’ont jamais caché la religion à laquelle ils appartenaient. Aucun n’a prétendu, comme Bonaparte, qu’il aimait la religion de Mahomet ! Leurs interlocuteurs ne l’auraient pas compris, eux qui ne cachaient pas leur propre religion et n’aimaient pas la nôtre ! Tout en respectant ces interlocuteurs, nos ambassadeurs n’ont jamais recommandé le moindre syncrétisme !
2) Comme le dit si bien Jean-Pierre Valognes, que j’ai cité au début de cet exposé, « la complémentarité des efforts du Saint-Siège et de la France s’affirme dès le départ ». Il n’y avait pas une politique française et une politique romaine ! Avez-vous remarqué que, pendant une bonne partie des événements que nous venons d’évoquer, l’affaire de La Régale était censée faire rage ? Il faut croire que le bienheureux Innocent XI et Louis XIV laissaient à des subalternes le plaisir de s’entre-déchirer sur des sujets de leurs niveaux, alors qu’eux-mêmes avaient plus important à faire !
3) En dernier, mais ce n’est pas le moindre, dans des pays soumis à de continuelles rivalités, intrigues et révolutions de palais, la monarchie capétienne apparaissait comme un système dont la stabilité apportait la paix et la concorde aux peuples qu’elle gouvernait. Calculera-t-on, un jour, la perte de crédibilité que, dans ces contrées, nous ont valus, au cours des deux derniers siècles, des changements de régimes récurrents entraînant la mise à l’écart, voire l’emprisonnement ou la mort, de ceux qui, la veille, représentaient encore le pays ?
Je voudrais terminer par une courte anecdote personnelle.
Elle se déroule au Caire en juin 1966. J’étais en voyage de fin d’études, à vrai dire, un voyage en Égypte au caractère touristique fortement accentué. M’étant égaré, je demande mon chemin à un jeune arabe que je croise. Je le fais dans l’anglais approximatif qui est alors le mien. La réponse cingle comme un coup de fouet : « Espèce de con, tu ne peux pas parler français !  » Je m’en souviendrai toujours.

  1. Ce texte est celui d’une conférence donnée par Brékilien lors d’une Université d’Été de l’UCLF.
  2. Nicolas Vatin, Attaché de recherche au CNRS, Une tentative manquée d’ouverture diplomatique : La lettre de créance d’un envoyé de Bajazet II auprès de Louis XI (1483), 1986.
  3. Rappelons que François Charles-Roux est le père du Père Jean-François Charles-Roux et d’Edmonde Charles-Roux qui épouse, en 1973, Gaston Defferre.
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