Le De regno — ou De regimine principum (Du gouvernement des princes) — de saint Thomas d’Aquin est un miroir de prince qui constitue une synthèse de la pensée politique traditionnelle. Après des conseils techniques sur la création d’une nouvelle cité, le philosophe prodigue des conseils moraux précieux, universels, lumineux et si peu connus dans notre monde individualiste et jouisseur : « La fin qu’un roi doit poursuivre dans la cité soumise à son gouvernement, c’est une vie conforme à la vertu. » [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de VLR
Second livre de l’opuscule Du Gouvernement royal par saint Thomas d’Aquin, traduction Claude Roguet, Éditions de la Gazette française, Collection « Les maîtres de la politique chrétienne », Paris, 1926, p. 127-152.
Déjà paru sur VLR :
Du gouvernement royal, Livre I
Du gouvernement royal, Livre II
AVERTISSEMENT : Tous les titres sont originaux.
Comment il appartient au roi de fonder une cité ou des places fortes pour acquérir du prestige, pourquoi il doit choisir des régions jouissant d’un climat tempéré. Quels avantages il en tire pour son royaume, et, dans le cas contraire, quels inconvénients.
Le meilleur moyen pour un roi d’acquérir du prestige est de fonder une ville
Avant toute autre chose, il importe donc d’exposer le devoir d’un roi à partir de l’instant où il fonde une cité ou un royaume. Car, suivant Végèce, les nations les plus puissantes et les princes qui se sont fait un nom ne purent jamais acquérir de plus grande célébrité que lorsqu’ils fondèrent de nouvelles cités ou qu’ils attachèrent leur nom à l’agrandissement de celles que d’autres avaient fondées. Ce qui est d’accord avec les enseignements de l’Écriture Sainte. Le Sage dit en effet dans l’Ecclésiastique, XL, 19, que l’édification d’une cité assure la durée d’un nom. Qui donc aujourd’hui connaîtrait le nom de Romulus, si celui-ci n’avait fondé Rome ?
Il est avantageux de choisir pour cela une région de climat tempéré
Or, pour la fondation d’une cité ou d’un royaume, le roi, s’il en a la faculté, doit choisir une région à climat tempéré. Un climat tempéré apporte en effet bien des avantages aux habitants de la région qui en est favorisée.
Avantages pour la santé
Tout d’abord, la douceur du climat procure aux hommes santé corporelle et longévité. La santé, en effet consistant en un certain tempérament ou équilibre des humeurs, se conserve bien dans une région de climat tempéré, car le semblable se conserve par son semblable. Mais là où le chaud et le froid sont excessifs, le corps est forcé de subir certaines transformations en rapport avec l’état de la température. Aussi, en vertu d’une certaine estimative naturelle, quelques animaux émigrent au temps froid dans des régions chaudes, regagnant par contre les régions fraîches au temps chaud, en sorte que cette disposition contraire leur donne le bénéfice d’une température modérée.
D’autre part, comme l’animal vit grâce au chaud et à l’humide, une chaleur trop intense épuise bientôt son humidité vitale et il meurt. Ainsi une lumière s’éteint si la trop grande ardeur de sa flamme consume la vapeur ambiante. Pour le même motif, dans les régions les plus chaudes de l’Éthiopie, les hommes ne peuvent guère vivre au-delà de trente ans.
Quant aux régions par trop froides, l’humidité vitale s’y congèle facilement et la chaleur vitale s’y éteint.
Avantages pour la défense nationale
Ensuite, pour qui veut déclarer au bon moment et mener comme il faut ses guerres, qui assurent la sécurité de la société humaine, le climat tempéré présente plusieurs autres avantages. Car, ainsi que le dit encore Végèce, toutes les nations voisines du soleil, desséchées par une chaleur excessive, sont réputées avoir plus de sagesse, mais moins de sang. Aussi leurs habitants manquent-ils de résistance et de hardiesse dans les combats corps à corps, car sachant qu’ils ont peu de sang, ils craignent d’autant plus de recevoir des blessures.
Par contre, l’éloignement où les peuples septentrionaux se trouvent des ardeurs du soleil les rend certes plus inconsidérés, mais aussi plus riches de sang : ce qui les excite tout naturellement à la guerre. Quant à ceux qui habitent des régions plus tempérées, ils ont assez de sang pour mépriser les blessures et la mort, sans pourtant manquer de cette prudence qui leur fera garder la modération dans la paix, et qui ne leur sera pas moins utile par l’habileté qu’elle donne dans l’art de la guerre.
Avantages pour la vie sociale
En outre, une région tempérée est favorable à la vie sociale. En effet, comme l’écrit Aristote dans sa Politique :
Les peuples qui habitent les pays froids sont pleins de cœur, mais ils sont davantage dépourvus sous le rapport de l’intelligence et de l’adresse ; aussi conservent-ils leur indépendance assez longtemps. Ils ne vivent pas en société politique [organisée] et ne peuvent pas commander à leurs voisins à cause de leur incapacité. Quant aux peuples des pays chauds, ils ont un esprit compréhensif et ingénieux, mais ils manquent d’énergie ; aussi sont-ils asservis et le resteront-ils. Mais ceux qui habitent des contrées moyennes participent de l’un et l’autre caractère. Aussi savent-ils tout à la fois conserver leur liberté, vivre en société et dominer les autres.
On doit donc choisir une région tempérée pour fonder une cité ou un royaume.
Où l’on montre comment les rois et les princes, pour fonder des cités ou des places fortes, doivent choisir une région ou l’atmosphère soit salubre, et à quoi l’on peut reconnaître une telle atmosphère et par quels signes.
Nécessité d’une atmosphère salubre
Une fois que la région est déterminée, il faut choisir pour l’établissement de la cité un lieu convenable. La première chose à rechercher semble être la salubrité de l’air. Le commerce de la vie sociale suppose en effet la vie naturelle ; et celle-ci se conserve saine par la salubrité de l’air.
Conditions de cette salubrité : un emplacement élevé et sec
Un emplacement pourra être considéré comme très salubre, selon Végèce, s’il est élevé, sans nuages ni brouillards, exposé ni au froid, ni au chaud, enfin s’il est distant des marécages. Car l’élévation du sol contribue habituellement à la salubrité de l’air ; un lieu élevé laisse en effet circuler les vents, ce qui purifie l’air. Puis les vapeurs que l’ardeur des rayons solaires fait s’exhaler de la terre et des eaux, sont plus épaisses dans les vallées et les bas-fonds que sur les hauteurs. Aussi trouve-t-on dans ces lieux un air plus léger. Cette légèreté de l’atmosphère qui importe beaucoup pour rendre la respiration libre et saine, est empêchée par les nuages et les brouillards qui abondent habituellement dans les lieux humides. C’est pourquoi les lieux de cette espèce sont regardés comme contraires à la santé. Et parce que les pays marécageux sont trop humides, on doit choisir pour construire une ville un lieu éloigné des marais. En effet, à l’aurore, lorsque les brises matinales, chargées des vapeurs qui s’élèvent des marécages, montent jusqu’à ce lieu, elles y répandent, mêlée au brouillard, l’exhalaison empoisonnée des bêtes des marais et rendent l’atmosphère pestilentielle. Cependant, on peut admettre que les remparts de la ville, s’ils sont proches de la mer, exposés au nord ou à peu près, soient construits jusque dans les marais, pourvu que ceux-ci soient plus élevés que le littoral. Il suffira en effet de tracer des fossés grâce auxquels leurs eaux s’écouleront vers le rivage et la mer, lorsqu’elle s’enflera sous l’action des tempêtes, envahira ces mêmes marais, empêchant ainsi la naissance des bêtes des marécages ; car les animaux qui descendraient des lieux plus élevés s’y trouveraient tués par l’eau salée, à laquelle ils ne sont pas accoutumés.
Une bonne exposition
Il faut encore que l’endroit destiné à devenir une ville ne subisse le chaud et le froid que modérément ; et pour cela, il doit être exposé à plusieurs horizons.
En effet, une ville exposée au midi, surtout si elfe se trouve près de la mer, ne sera pas saine. Car, ne regardant pas le soleil, ses murs seront froids le matin, et par contre au milieu du jour, l’ardeur du soleil les rendra trop brûlants. Si d’autre part, elfe est exposée au couchant, au lever du soleil, la température y sera tiède ou même froide, au milieu du jour chaude, brûlante vers le soir à cause de la persistance de la chaleur solaire. Si elle regarde l’orient, au contraire, il y fera modérément chaud le matin, parce qu’elle sera exposée directement au soleil ; sa chaleur ne s’augmentera guère à midi, les rayons du soleil ne la frappant pas directement. Mais, au soir, comme le soleil ne lui enverra plus aucun rayon, il y fera frais. Il y régnera une température identique, ou semblable, si elle regarde l’aquilon et une contraire, d’après ce que nous avons dit, si elle est exposée au midi.
L’expérience nous permet de savoir qu’une trop grande chaleur diminue la santé. Les corps qu’on fait passer d’un lieu froid à un lieu chaud ne peuvent résister à ce changement, mais périssent parce que la chaleur, en aspirant leur vapeur, désagrège leurs forces naturelles. Aussi, même dans les lieux salubres, les corps sont-ils affaiblis par la chaleur.
La salubrité des produits alimentaires
Pour la bonne santé du corps, il faut des aliments convenables ; pareillement, lorsqu’on s’enquiert de la salubrité du lieu choisi pour l’établissement d’une ville, on doit faire attention à la qualité des produits de la terre : c’est ce que les anciens avaient l’habitude d’examiner sur les animaux de l’endroit. Puisque les hommes ont ce caractère commun avec les autres animaux de se nourrir des produits du sol, il s’ensuit que si l’on trouve en bon état les organes intérieurs des animaux que l’on tue, les hommes pourront trouver une nourriture saine en ce lieu. Mais si les organes des animaux abattus ont un aspect maladif, on pourra conclure non sans raison que ce séjour ne conviendra pas davantage aux hommes.
La salubrité de l’eau est également requise
En même temps que le bon air, on doit rechercher une eau salubre. En effet, la santé corporelle de l’homme dépend surtout des aliments dont il fait le plus fréquent usage. Pour l’air, il est certain qu’en l’aspirant sans cesse, nous lé faisons pénétrer jusque dans les sources de notre vie. De sorte que sa salubrité est une des principales choses qui importent à notre santé. De même, parmi les choses que nous absorbons par l’alimentation, l’eau est ce qui sert le plus souvent, aussi bien pour la boisson, que pour la préparation des aliments solides. Aussi, il n’y a rien, en dehors de la pureté de l’air, qui importe davantage à l’hygiène d’un lieu que la salubrité de l’eau.
Signes de la salubrité d’un pays
Il existe encore un autre signe, d’où l’on peut inférer la salubrité d’un pays. C’est quand les indigènes sont d’une belle couleur, que leurs corps sont robustes et leurs membres bien proportionnés, que les enfants y sont nombreux et vifs et que l’on y trouve de nombreux vieillards. Inversement, si les indigènes ont une vilaine apparence, des corps chétifs, des membres grêles ou malades, si les enfants sont peu nombreux et maladifs et s’il y a encore moins de vieillards, il n’y a point de doute que le pays soit malsain.
Comment le roi qui veut bâtir une cité est rigoureusement tenu de lui assurer en abondance les choses nécessaires à son entretien et sans lesquelles il est impossible à cette cité de devenir parfaite. — Où l’on distingue, pour procurer cette abondance, deux moyens, dont le premier doit être plus particulièrement recommandé
Il est avantageux pour une ville que son territoire suffise à la nourrir
Il ne suffit pas que l’emplacement choisi pour la construction de la ville soit assez salubre pour conserver la santé des habitants, il faut encore qu’il soit assez fertile pour suffire à leur entretien.
Car il est impossible qu’une multitude d’hommes habitent en un endroit où ils ne trouvent pas abondance de ressources. À l’appui de cela, citons un trait que nous rapporte le Philosophe : Xénocrate, l’un des plus habiles architectes de son temps voulait convaincre Alexandre de Macédoine qu’une certaine montagne se prêterait à la construction d’une cité parfaitement conditionnée ; Alexandre, nous dit-on, demanda d’abord s’il y avait des champs capables de fournir à la cité du blé en suffisance. Comme il s’aperçut que cette ressource manquait, il répondit qu’il faudrait blâmer celui qui s’aviserait de bâtir une cité en un tel lieu. Car, de même qu’un nouveau-né ne peut s’alimenter ni se développer sans le lait de sa nourrice, de même une cité ne peut avoir une population nombreuse si elle ne possède pas abondance d’aliments.
Une cité peut s’approvisionner de deux manières.
– La première, celle que nous avons dite, provient de la fertilité du pays qui produit en abondance tout ce que requièrent les nécessités de la vie humaine.
– L’autre dérive du commerce qui apporte en un même lieu les marchandises nécessaires provenant de régions diverses.
Mais nous sommes convaincus que le premier moyen est manifestement le plus avantageux : un être est en effet d’autant plus élevé qu’il se suffit mieux à lui-même. Car qui a besoin d’autrui montre par là-même sa pauvreté.
Inconvénients que présente l’importation des denrées
Or, une cité se suffit bien mieux quand le pays d’alentour subvient à toutes ses nécessités que lorsque cette même cité doit recourir au commerce pour recevoir ce dont elle a besoin. Une cité est donc d’un rang plus élevé si elle tire sa subsistance de son territoire propre que si elle le fait par l’entremise des marchands. Et même la sécurité de cette ville n’en sera que plus grande, puisque les conjonctures de la guerre et les difficultés des communications pourraient facilement empêcher l’arrivage des denrées et réduire la ville par la disette.
Dangers sociaux du commerce
Les conditions exposées ci-dessus apparaîtront encore plus utiles si l’on se place au point de vue des relations sociales. Car une cité qui pour sa subsistance a besoin d’une foule de marchandises doit nécessairement subir le contact incessant des étrangers. Or les relations avec les étrangers corrompent le plus souvent les mœurs nationales, comme l’enseigne Aristote dans la Politique : les étrangers, élevés sous des lois et des coutumes différentes ne peuvent dans bien des cas s’empêcher d’agir autrement que les citoyens n’en ont l’habitude ; ceux-ci, entraînés par leur exemple, les imitent, et cela trouble l’ordre de la vie sociale.
Et encore : si les citoyens se livrent eux-mêmes au commerce, ils ouvrent la porte à bien des vices : les négociants, en effet, portent tout leur effort vers le gain, et par suite la pratique habituelle du négoce introduit la cupidité dans le cœur des citoyens. Il en résulte que tout devient vénal dans la cité et, comme la bonne foi disparaît, la fraude se donne libre cours et le bien général est méprisé. Chacun poursuit son profit personnel, le goût de la vertu disparaît et la considération que d’ordinaire, on réserve à la vertu, est départie à tous sans distinction aucune. Il s’ensuit nécessairement que dans une telle cité les relations sociales se relâchent et meurent.
Mais, chose encore plus grave, la pratique habituelle du négoce est tout à fait nuisible à l’entraînement militaire. Car les négociants, parce qu’ils recherchent la tranquillité, évitent toute peine et, parce qu’ils vivent dans les plaisirs, laissent leur courage s’amollir, leurs corps se débiliter au point de devenir impropres aux labeurs de l’a guerre. C’est pourquoi, d’après le droit civil, le négoce est interdit aux soldats. D’ordinaire enfin, une cité est d’autant plus paisible que sa population est moins souvent réunie et réside plus souvent hors de ses murs. Car les réunions fréquentes donnent lieu aux procès et offrent une matière aux querelles. Aussi ; selon l’enseignement d’Aristote, est-il préférable à un peuple de s’occuper au-dehors des cités que de séjourner constamment à l’intérieur de leurs murs. Si une cité est consacrée aux affaires, il faut forcément que les citoyens résident sur place pour y exercer leur commerce.
Il vaut donc mieux pour une cité recevoir sa subsistance de son propre territoire que de s’adonner entièrement au négoce.
Utilité du commerce
Il ne faut pourtant pas bannir tout à fait les négociants de la cité, car il est rare de trouver un lieu où se rencontrent en abondance tous les objets nécessaires à l’entretien de sa vie, et qui puisse se passer des produits importés du dehors. Il en est aussi de même pour toutes les ressources que la ville possède en quantité : leur abondance même deviendrait fâcheuse pour beaucoup si l’intervention des marchands ne permettait de les écouler ailleurs. C’est pourquoi la cité parfaite devra se servir des marchands, mais d’une façon modérée.
Que la région choisie par le roi pour bâtir une cité et élever des forteresses doit être pourvue d’agréments vis-a-vis desquels les citoyens devront être maintenus dans certaines bornes, de manière à ne s’en servir qu’avec mesure ; car ces agréments sont trop souvent une cause d’affaiblissement qui engendre la ruine de l’État
L’emplacement choisi pour une ville doit être agréable
On doit encore choisir, pour construire une ville, un lieu dont l’agrément pourra réjouir ceux qui y demeureront. Car on ne quitte pas facilement un beau pays et, d’autre part, il est difficile de faire affluer nombre d’habitants dans un lieu qui manque de beauté, parce que la vie humaine ne peut se prolonger longtemps sans agréments. Ce qui procurera ces agréments, c’est que l’endroit s’étende en rase campagne, soit parsemé d’arbres assez nombreux, embelli par la proximité des montagnes, agrémenté d’ombrages et arrosé de cours d’eau.
Il est mauvais d’abuser du plaisir qu’offrent tous ces agréments
Cependant, comme des charmes trop nombreux attirent les hommes vers des jouissances superflues, ce qui est fort nuisible à la cité, on doit en user avec mesure. Tout d’abord, parce que s’émousse l’intelligence des hommes livrés aux plaisirs, car la douceur de ceux-ci noie l’âme dans les sens. C’est à tel point que celui qui se complaît en quelque chose ne peut garder son jugement libre ; d’où cette sentence d’Aristote :
La prudence du juge s’évanouit dans le plaisir.
Ensuite les jouissances superflues font laisser dans l’abandon l’honnêteté de la vertu. Rien en effet plus que le plaisir n’entraîne à ces excès immodérés par lesquels se trouve détruit le juste milieu, en quoi consiste la vertu ; tantôt c’est à cause de l’avidité de la nature, et en ce cas la moindre délectation fait tomber celui qui se la permet dans les appâts des plus honteuses voluptés ; ainsi le bois sec se laisse embraser par un peu de feu ; tantôt aussi, c’est à cause de cette soif ardente que produit, une fois goûté, le plaisir incapable de rassasier par lui-même notre appétit naturel.
Dès lors, n’est-ce pas évident qu’il appartient à la vertu de tenir les hommes éloignés des plaisirs superflus ? En retranchant les plaisirs, en effet, on atteint plus facilement à ce juste milieu en quoi consiste la vertu. Par conséquent, ceux qui se livrent exagérément aux plaisirs, s’efféminent et n’ont plus le courage de rien entreprendre de difficile, pas plus que de supporter aucune fatigue ou de braver aucun danger ; c’est ainsi que le plaisir nuit beaucoup à la valeur guerrière, car, ainsi que le dit Végèce dans son traité De l’art militaire :
Il craint moins la mort, celui qui sait que la vie lui a ménagé moins de douceurs.
Enfin, ceux que les plaisirs énervent sont généralement paresseux : négligeant les soucis indispensables de la vie et les affaires auxquelles ils devraient se livrer, ils consacrent leurs soins aux seuls plaisirs, dans lesquels ils dissipent follement les biens amassés par d’autres. Réduits ainsi à la pauvreté, comme ils ne peuvent plus se passer des plaisirs auxquels ils sont habitués, ils se livrent à des fraudes et à des vols pour avoir de quoi satisfaire à leurs passions.
Il est donc nuisible pour une cité de présenter trop de superfluités agréables, que celles-ci proviennent de la situation avantageuse du lieu ou de toute autre chose.
Utilité d’un plaisir modéré, et considéré comme le moyen d’une fin plus haute : la vie vertueuse
Dans la vie, un peu de plaisir vient à point, comme une sorte d’assaisonnement, pour ranimer le courage de l’homme. Sénèque ne dit-il pas dans son traité De la tranquillité de l’âme, dédié à Sérènus :
On doit donner quelque relâche aux ressorts de l’être.
Après cette détente, en effet, ils se relèvent meilleurs et plus dispos, montrant ainsi qu’il est avantageux à l’esprit de jouir des plaisirs avec tempérance ; ainsi le sel donne de la saveur aux aliments, mais il dénature leur goût si l’on en use plus que de raison.
En outre, si le moyen conduisant à la fin est recherché comme fin, l’ordre de la nature se trouve bouleversé et même détruit : par exemple, si un forgeron recherche son marteau pour lui-même, un charpentier sa scie, ou un médecin sa médecine, toutes choses qui sont ordonnées chacune à la fin qui lui est assignée. Or, la fin qu’un roi doit poursuivre dans la cité soumise à son gouvernement, c’est une vie conforme à la vertu ; quant aux autres choses, on doit s’en servir comme de moyens ordonnés à cette fin, et dans la mesure où l’exige la poursuite de cette fin. Or ce n’est pas le cas de ceux qui dépensent leurs efforts en plaisirs superflus, car ces plaisirs ne sont pas ordonnés à la fin susdite, mais, ce qui est plus grave, paraissent [bien plutôt] être recherchés à titre de fin. C’est de la sorte que semblent vouloir en user ces impies qui, au livre de la Sagesse II, 6, sont désignés comme n’ayant pas de droites pensées, ainsi qu’en témoigne l’écrivain sacré :
Venez, jouissons des biens présents — moyens ordonnés à une fin — usons des créatures avec l’ardeur de notre jeunesse, etc.
Dans ce passage, l’Écriture signale l’usage immodéré des plaisirs comme étant le vice particulier de la jeunesse et elle le condamne avec raison. Aussi Aristote, dans son Éthique compare-t-il l’usage des plaisirs du corps à celui des aliments : pris tous deux en quantité ou trop grande ou trop petite, ils altèrent la santé. Pris avec juste mesure, ils la conservent et l’augmentent. De même, en est-il, de la vertu en ce qui concerne les agréments et les délices des hommes.
[Ici s’arrête l’œuvre de saint Thomas, reprise ensuite, et terminée par Ptolémée de Lucques.]