Arthur Kœstler, écrivain juif et cofondateur du Betar, n’est pas ce qu’on peut appeler un ami de l’Église catholique, aussi son histoire de la cosmologie (Les somnambules) n’en a-t-elle que plus d’intérêt. Jusqu’au XVIe siècle le modèle astronomique des épicycles de Ptolémée (90-168) était communément admis, car il rendait compte du mouvement des planètes avec une précision remarquable compatible avec celle des instruments de l’époque. Dans une publication de 1543, le chanoine Copernic émet l’hypothèse du système héliocentrique, travail d’ailleurs favorablement accueilli par les autorités religieuses du temps. D’autres savants tels Tycho Brahé, Kepler et Galilée lui emboîtent alors le pas… à tâtons. [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de VLR
Texte tiré de l’ouvrage d’Arthur Kœstler, Les somnambules1.
AVERTISSEMENT : Les titres suivis de [VLR] ont été ajoutés par la rédaction pour assurer une meilleures lisibilité en ligne.
Alors que le système de Copernic n’est encore qu’une hypothèse, alors que Kepler découvre les trois lois — même s’il n’y accorde aucune importance tant son obsession d’inscrire l’univers dans les cinq solides de Pythagore est grande — l’Italien Galilée tourne une lunette vers le ciel.
Digression concernant la mythographie
Une époque de profondes mutations [VLR]
C’était bien le début d’une ère nouvelle. La puissance et la portée du principal organe sensoriel de l’homo sapiens se mirent soudain à grandir, multipliant, par bonds successifs, trente fois, cent fois, mille fois ses capacités naturelles [L’auteur fait allusion à la découverte de la lunette astronomique (Note de VLR)]. Des bonds parallèles augmentant la portée d’autres organes allaient bientôt transformer l’espèce en une race de géants, sans accroître d’un pouce sa taille morale.
Ce fut une mutation monstrueusement partielle, comme si des taupes devenaient aussi grosses que des baleines en gardant leurs instincts de taupes. Dans cette transformation de l’espèce les créateurs de la révolution scientifique jouèrent le rôle des gènes en mutation. Ces gènes sont, ipso facto, déséquilibrés, instables. Les personnalités de ces « mutants » annonçaient déjà l’incohérence du développement humain qui allait suivre : les géants intellectuels de la révolution scientifique furent moralement des nains.
Bien entendu, ils ne furent ni meilleurs ni pires que la moyenne de leurs contemporains : c’est par rapport à leur grandeur intellectuelle qu’ils furent des nains moralement. On trouvera peut-être qu’il est injuste de mesurer le caractère d’un homme à l’étalon de son œuvre intellectuelle ; c’est ce que faisaient pourtant les grandes civilisations passées, et la scission entre valeurs intellectuelles et valeurs morales est précisément une caractéristique de nos derniers siècles. On la devine dans la philosophie de Galilée, on la voit pleinement développée dans la neutralité éthique du déterminisme moderne.
Le constat de dérives historiographiques [VLR]
L’indulgence avec laquelle les historiens de la Science traitent les grands Fondateurs s’appuie sur la tradition même que les Fondateurs ont instaurée : on divise strictement l’intellect et le caractère comme il faut séparer, selon l’enseignement de Galilée, les qualités « premières » et les qualités « secondes » des objets. Ainsi a-t-on jugé que les évaluations morales étaient essentielles dans le cas de Cromwell ou de Danton, mais déplacées dans le cas de Galilée, de Descartes ou de Newton.
Cependant la révolution scientifique a produit non seulement des découvertes, mais aussi une attitude nouvelle en face de la vie, un climat de la philosophie. Et la personnalité, les croyances des initiateurs de cette ère moderne ont exercé sur elle une influence profonde et durable. Les héritages les plus notables, dans des domaines différents, furent ceux de Galilée et de Descartes.
La personnalité de Galilée, telle que la présente la vulgarisation scientifique, est encore plus éloignée de la vérité historique que celle du chanoine Koppernigk. Il s’agit moins, toutefois, d’une bienveillante indifférence à l’égard de l’individu distinct de son œuvre, que de raisons partisanes.
– Si l’auteur a des tendances théologiques, Galilée sert à vendre la mèche ;
– dans la mythographie rationaliste il devient la Pucelle d’Orléans de la Science, le saint Georges qui terrassa le dragon de l’Inquisition.
Il n’est donc guère surprenant que la gloire de cet homme de génie repose surtout sur des découvertes qu’il n’a jamais faites, et sur des exploits qu’il n’a jamais accomplis.
Contrairement aux affirmations de nombreux manuels, même récents, d’histoire des sciences,
– Galilée n’a pas inventé le télescope. Ni le microscope. Ni le thermomètre. Ni l’horloge à balancier.
– Il n’a pas découvert la loi d’inertie ; ni le parallélogramme de forces ou de mouvements ; ni les taches du Soleil.
– Il n’a apporté aucune contribution à l’astronomie théorique ;
– il n’a pas laissé tomber de poids du haut de la Tour de Pise ; et
– il n’a pas démontré la vérité du système de Copernic.
– Il n’a pas été torturé par l’Inquisition, il n’a point langui dans ses cachots,
– il n’a pas dit eppur si muove ;
– il n’a pas été un martyr de la Science.
Ce qu’il fit, ce fut de fonder la dynamique, et cela suffit à le mettre au rang des hommes qui façonnèrent notre destin. Il donna aux lois de Kepler le complément indispensable pour l’univers de Newton.
Si j’ai pu voir loin, disait Newton, c’est parce que des géants m’ont porté sur leurs épaules.
Ces géants furent surtout Kepler, Galilée, Descartes.
Jeunesse de Galilée.
Un esprit inventif [VLR]
Galileo Galilei naquit en 1564 et mourut en 1642, l’année de la naissance de Newton. Son père, Vincenzo Galilei, rejeton appauvri d’une famille de petite noblesse, était un homme remarquablement cultivé, connu pour une œuvre assez considérable de compositeur et de musicologue, et aussi pour son mépris de l’autorité et pour ses penchants révolutionnaires. On note par exemple cette phrase (dans un traité de contrepoint) :
Il me semble que ceux qui essayent de prouver une affirmation en s’appuyant simplement sur l’argument d’autorité agissent de façon très absurde2.
On sent aussitôt le contraste entre l’enfance de Galilée et celle de nos héros précédents. Copernic, Tycho, Kepler ne coupèrent jamais complètement le cordon ombilical par où ils avaient reçu la riche sève mystique du Moyen Âge. Galilée est un intellectuel de la seconde génération, un révolté de la seconde génération ; au XIXe siècle, il aurait été le fils socialiste d’un père libéral.
Ses premiers portraits nous montrent un jeune homme roux, sanguin, à gros nez et cou de taureau ; les traits sont rudes, le regard orgueilleux. Il fréquenta l’excellent collège jésuite du monastère de Vallombrosa, près de Florence ; mais son père le destinant au commerce (ce qui n’était certes pas déchoir, pour un patricien de Toscane), le ramena à Pise ; là, il ne tarda pas à reconnaître les dons du garçon : à dix-sept ans ce dernier entra à l’Université pour étudier la médecine. Malheureusement, Vincenzo avait cinq enfants (un second fils nommé Michelangelo et trois filles), les frais de scolarité dépassaient ses moyens : il tenta d’obtenir une bourse pour Galileo. En vain : Galileo échoua, bien qu’il n’y eut pas moins de quarante bourses d’étude accordées chaque année à Pise, et il dut quitter l’Université sans diplôme.
La chose est d’autant plus surprenante qu’il avait déjà donné des preuves péremptoires de ses capacités :
– en 1582, au cours de sa deuxième année d’université, il avait établi le fait qu’un pendule d’une longueur donnée se balance selon une fréquence constante, quelle que soit l’amplitude.
– Son invention du « pulsilogium », sorte de métronome à mesurer le pouls, doit dater de cette époque.
Un caractère irascible [VLR]
Le jeune étudiant ayant ainsi, et en plusieurs autres occasions, démontré son génie mécanique, ses premiers biographes expliquèrent le refus de la bourse par l’animosité qu’auraient provoquée ses opinions hétérodoxes et anti-aristotéliciennes. En réalité ses idées en matière de physique, à l’origine n’ont rien de révolutionnaire. Il est plus probable que si on lui refusa sa bourse d’étude, ce fut, non pas à cause de ses opinions, mais à cause de son caractère, cette présomption glaciale, sarcastique qui toute sa vie, lui aliéna les sympathies.
Des inventions, mais pas de publications [VLR]
Rentré chez lui, il continua ses études ; la mécanique surtout l’attirait de plus en plus, il devenait de plus en plus adroit à fabriquer des machines, des instruments de toute sorte. Il inventa une balance hydrostatique, écrivit à ce sujet un traité qu’il fit circuler en manuscrit, et commença à attirer l’attention des lettrés. Au nombre de ces derniers, il y eut le marquis Guidobaldo del Monte, qui le recommanda au cardinal del Monte, qui à son tour le présenta au duc de Toscane, Ferdinand de Médicis ; à la suite de quoi Galilée fut nommé lecteur de mathématiques en cette même Université de Pise qui, quatre ans plus tôt, lui avait refusé une bourse.
– À vingt-cinq ans, il voyait ainsi s’ouvrir une magnifique carrière académique.
– Trois ans plus tard, en 1592, il accédait à la chaire de mathématiques de l’illustre Université de Padoue, sur l’intervention encore de son protecteur del Monte.
Galilée demeura à Padoue dix-huit années, qui furent les plus créatrices, les plus fécondes de sa vie. C’est là qu’il fonda la dynamique moderne, la science des corps en mouvement. Mais les résultats de ses recherches, il ne les publia qu’à la fin de sa vie. Jusqu’à l’âge de quarante-six ans, au moment d’envoyer dans le monde Le Messager des Astres, Galilée n’avait fait paraître aucun ouvrage scientifique.
Sa réputation croissante durant cette période, avant ses découvertes dues au télescope, reposait en partie sur des traités et des cours manuscrits, en partie sur les inventions mécaniques (telles que le thermoscope, précurseur du thermomètre) et les instruments qu’il fabriquait en grand nombre dans son atelier avec l’aide de bons artisans. Mais ses vraies, ses grandes découvertes — comme les lois de la chute des corps, et des projectiles —, de même que ses idées sur la cosmologie, il les garda pour lui et pour quelques correspondants : Kepler par exemple.
L’Église et le système de Copernic
La première lettre de Kepler à Galilée [VLR]
C’est en 1597 que les deux Fondateurs entrèrent en contact pour la première fois.
– Kepler, professeur de mathématiques à Gratz, avait vingt-six ans ;
– Galilée, professeur de mathématiques à Padoue en avait trente-trois.
Le premier venait de terminer son Mystère Cosmique, et profitant du voyage d’un ami en expédia en Italie quelques exemplaires, dont un « à un mathématicien nommé Galileus Galileus, d’après sa signature3 ». Galilée en accusa réception dans la lettre que voici :
Votre livre, mon savant docteur, que vous m’avez envoyé par l’intermédiaire de Paulus Amberger, m’est arrivé non pas il y a quelques jours, mais il y a quelques heures ; Paulus m’ayant informé de son prochain retour en Allemagne, je serais bien ingrat de ne pas vous remercier tout de suite : je reçois votre livre avec d’autant plus de reconnaissance que j’y vois la preuve d’avoir été jugé digne de votre amitié. Jusqu’ici j’ai seulement parcouru la préface de votre ouvrage, mais j’ai pu m’y faire une idée de son intention4 et je me félicite vraiment d’avoir un associé dans l’étude du Vrai qui soit un ami du vrai. Car, il est triste qu’il y en ait si peu qui recherchent le Vrai et ne pervertissent point la raison philosophique. Cependant ce n’est pas le moment de déplorer les misères de notre siècle, mais plutôt de vous féliciter des ingénieux arguments que vous avez trouvés pour prouver la Vérité. J’ajouterai seulement que je promets de lire votre livre à tête reposée, sûr d’y trouver les choses les plus admirables, et je le ferai avec d’autant plus de joie que j’ai adopté la doctrine de Copernic il y a des années, et son point de vue me permet d’expliquer plusieurs phénomènes naturels qui restent certainement inexplicables par les théories courantes. J’ai rédigé [conscripsi] de nombreux arguments l’appuyant et réfutant l’opinion contraire que cependant je n’ai pas encore osé publier ouvertement, redoutant le sort de Copernic lui-même, notre maître qui, s’il acquit une gloire immortelle auprès de certains, reste pour une multitude infinie (tel est le nombre des sots) un objet de ridicule et de dérision. J’oserais certes publier sans délai mes réflexions, s’il existait beaucoup de personnes comme vous ; comme il n’y en a pas, je m’abstiendrai.
Suivent de nouvelles protestations d’estime, la signature « Galileus Galileus », et la date : 4 août 15975.
Cette lettre est importante pour plusieurs raisons.
– En premier lieu elle prouve que Galilée était un copernicien convaincu dès sa jeunesse. Il écrit, à trente-trois ans, que sa conversion date d’ « il y a des années ». Cependant, sa première déclaration publique, explicite, en faveur du système de Copernic ne fut faite qu’en 1613, seize ans après la lettre à Kepler. Tout au long de ces années, non seulement il enseigna dans ses cours la vieille astronomie selon Ptolémée : il répudia expressément Copernic. Dans un traité qu’il composa à l’intention de ses élèves et de ses amis, et dont il subsiste une copie manuscrite datée de 1606, il mobilisa tous les arguments traditionnels contre le mouvement de la Terre : que la rotation la ferait se désintégrer, que les nuages resteraient en route, etc., arguments qu’il avait réfutés lui-même (si l’on en croit la lettre) longtemps auparavant.
– La lettre est intéressante pour d’autres raisons encore. D’une haleine, Galilée évoque quatre fois le Vrai et la Vérité, et sans remarquer, apparemment, le paradoxe, il annonce tranquillement son intention d’étouffer la Vérité. Cela peut s’expliquer jusqu’à un certain point par les mœurs de la fin de la Renaissance en Italie (« cette époque dépourvue de surmoi », selon un psychiatre) ; on doit s’interroger malgré tout sur les motifs de son silence.
Pourquoi, contrairement à Kepler, avait-il tellement peur de faire connaître ses opinions ?
La peur du ridicule et non de la persécution [VLR]
Il n’avait pas plus de raison, à l’époque, de craindre la persécution religieuse, que n’en avait eu Copernic. Les luthériens avaient été les premiers à attaquer le système de Copernic, ce qui n’empêcha ni Rhéticus ni Kepler de le défendre publiquement. En revanche, les catholiques ne s’étaient pas prononcés. Du temps de Copernic, ils lui étaient même favorables :
– qu’on se rappelle l’attitude du cardinal Schœnberg et de l’évêque Giese.
– Vingt ans plus tard, le concile de Trente redéfinit les doctrines et les pratiques de l’Église ; pas un mot n’y fut dit contre le système héliocentrique.
– Galilée, nous le verrons, eut l’appui d’une pléiade de cardinaux, parmi lesquels le futur pape Urbain VIII, ainsi que des meilleurs astronomes jésuites.
– Jusqu’à l’année fatidique 1616, la discussion du système de Copernic était non seulement permise, mais même encouragée, à la seule condition qu’elle s’en tînt au langage scientifique, sans empiéter sur la théologie. Une lettre du cardinal Dini adressée à Galilée en 1615 résume clairement la situation :
On peut écrire librement tant qu’on reste en dehors de la sacristie6.
C’est ce qu’oublièrent les disputeurs, et c’est ici que le conflit commença. Mais personne n’aurait pu le prévoir à l’époque où Galilée écrivait à Kepler.
Ainsi la légende s’est-elle mêlée à une erreur de perspective pour déformer l’histoire, et l’on a cru que la défense du système de Copernic en tant qu’hypothèse entraînait un risque de disgrâce ou de persécution ecclésiastique. Durant les cinquante premières années de la vie de Galilée, ce risque n’existait pas ; et d’ailleurs Galilée n’y pensait même pas. Ce qu’il redoutait, il le dit clairement dans sa lettre : c’était le sort de Copernic, c’était de se couvrir de ridicule, c’était de se faire siffler. Comme Copernic il craignait les sarcasmes des ignorants et des doctes, ceux de ces derniers surtout : les professeurs de Pise et de Padoue, les maîtres solennels de l’école péripatéticienne, qui croyaient toujours à l’autorité absolue d’Aristote et de Ptolémée. Cette crainte était d’ailleurs parfaitement justifiée,
Premières querelles.
La première lettre de Kepler à Galilée [VLR]
Le jeune Kepler fut ravi de la lettre de Galilée. À la première occasion, un voyageur partant pour l’Italie, il répondit impulsivement à sa manière :
Gratz, 13 octobre 1597.
Votre lettre, très excellent Humaniste, écrite le 4 août, m’est parvenue le 1er septembre ; elle m’a réjoui pour deux raisons : d’abord, parce qu’elle signifiait le début d’une amitié avec un Italien ; ensuite à cause de votre accord à propos de la cosmographie copernicienne… Je suppose que, si le temps vous l’a permis, vous connaissez à présent mon petit livre, et je désire ardemment connaître votre jugement ; car il est dans ma nature de presser tous ceux à qui j’écris de me donner leur opinion sans fard ; et croyez-moi, je préfère de beaucoup la critique même la plus acerbe d’un seul homme éclairé aux applaudissements sans raison de la foule.
J’aurais souhaité cependant que, doué d’une si haute intelligence, vous prissiez une autre position. Avec votre habile réserve vous soulignez, par votre exemple, l’avertissement de faire retraite devant l’ignorance du monde, et de ne point provoquer à la légère la fureur des docteurs ignorants ; à cet égard, vous suivez Platon et Pythagore, nos vrais maîtres.
Mais considérant qu’à notre époque d’abord Copernic lui-même et après lui une foule de savants mathématiciens ont mis en marche cette immense entreprise de telle sorte que le mouvement de la Terre n’est plus une nouveauté, il vaudrait mieux aider, par nos communs efforts, à pousser à sa destination ce char qui est déjà en route…
Vous pourriez aider vos compagnons, qui peinent sous de si injustes critiques, en leur donnant l’appui de votre approbation, et la protection de votre autorité. Car il n’y a pas que vos Italiens qui refusent de croire qu’ils bougent parce qu’ils ne le sentent pas ; en Allemagne non plus on ne se rend pas populaire en soutenant ces opinions.
Mais il y a des arguments qui nous protègent en face de ces difficultés… Ayez confiance, Galilée, avancez. Si je ne me trompe, il y a bien peu de grands mathématiciens en Europe qui voudraient se séparer de nous : tel est le pouvoir de la Vérité. Si votre Italie vous semble moins propice à la publication et si le fait que vous y viviez est un obstacle, peut-être notre Allemagne nous permettra-t-elle de le faire.
Mais en voilà assez. Faites-moi savoir, en privé au moins si vous ne voulez le faire en public, ce que vous avez découvert à l’appui de Copernic…
Kepler avoue ensuite qu’il ne possède pas d’instruments, et demande à Galilée s’il a un quadrant assez précis pour lire des angles d’un quart de minute ; en ce cas, Galilée voudrait-il faire une série d’observations pour prouver que les étoiles fixes indiquent de petits déplacements saisonniers, ce qui fournirait une preuve immédiate du mouvement de la Terre.
Même si nous ne pouvions déceler aucun déplacement, nous partagerions néanmoins la gloire d’avoir scruté un très noble problème que personne n’a abordé avant nous. Sat Sapienti… Adieu, écrivez une longue lettre.7
Naïf Kepler. Il ne se rendait même pas compte que Galilée pourrait s’offenser de ses exhortations et n’y voir qu’une accusation de lâcheté. Il attendit en vain une réponse à ses exubérantes propositions. Galilée rentra ses antennes ; Kepler ne reçut rien de lui pendant douze ans.
Les indélicatesses d’Edmund Bruce
Mais de temps à autre il en entendit parler, de façon peu agréable. Il comptait parmi ses admirateurs un certain Edmund Bruce, Anglais, voyageur sentimental en Italie, philosophe amateur et snob de la Science, qui aimait fréquenter les beaux esprits et répandre des indiscrétions à leur sujet. Au mois d’août 1602, il écrivit à Kepler, de Florence, que Magini (professeur d’astronomie à Bologne) l’avait assuré de sa sympathie et de son admiration pour Kepler, et que d’autre part Galilée avait admis devant lui, Bruce, qu’il avait reçu le Mysterium, mais l’avait nié devant Magini.
J’ai grondé Galilée de vous louer si faiblement, car je sais qu’il enseigne vos découvertes et les siennes à ses élèves et à d’autres. Moi cependant j’agis et agirai toujours de manière à servir non sa gloire mais la vôtre8.
Kepler ne perdit pas son temps à répondre à cet officieux, mais un an plus tard Bruce revint à la charge, dans une lettre datée de Padoue :
Si vous saviez comme je parle souvent de vous avec tous les savants d’Italie, vous me considéreriez non seulement comme un admirateur mais comme un ami. J’ai parlé avec eux de vos admirables découvertes en musique, de vos études sur Mars, et je leur ai expliqué votre Mysterium qu’ils couvrent tous de louanges. Ils attendent impatiemment vos futurs ouvrages… Galilée a votre livre et enseigne comme siennes vos découvertes9
Cette fois, Kepler répondit. Après s’être excusé du retard en se déclarant bien aise de l’amitié de Bruce, il écrivit :
Mais il y a une chose à propos de laquelle je voudrais vous prévenir. Ne vous faites pas de moi une opinion plus haute que ne le justifient mes travaux, et n’y poussez pas les autres. Car vous comprenez certainement que les espoirs déçus conduisent éventuellement au mépris. Je ne voudrais en aucune façon empêcher Galilée de revendiquer ce qui est à moi. Mes témoins sont le grand jour et le temps9.
La lettre s’achève sur des « salutations à Magini et à Galilée ».
Les accusations de Bruce n’étaient pas sérieuses. Bien au contraire, en réalité, Galilée, loin de s’approprier les découvertes de Kepler, les négligeait. Mais l’épisode n’en éclaire pas moins les relations entre les deux hommes. Bien que l’on ne puisse croire Bruce quant aux faits, on devine assez dans ses lettres l’hostilité de Galilée à l’égard de Kepler ; la correspondance interrompue l’indiquait déjà, et nous en verrons d’autres preuves.
En revanche, Kepler qui avait lieu, d’être offensé par le silence de Galilée aurait pu facilement se laisser pousser, par les médisances de Bruce, à commencer une de ses savoureuses querelles de savants auxquelles on se plaisait tant à l’époque. Il était assez soupçonneux, assez irritable pour cela, comme le montrent ses rapports avec Tycho. Mais envers Galilée il se conduisit toujours avec une étrange générosité. Il est vrai qu’il ne le rencontra jamais ; mais la haine, comme la gravitation, sait agir à distance. S’il eut cette magnanimité, c’est peut-être qu’il n’eut pas l’occasion de faire un complexe d’infériorité a l’égard de Galilée.
Apparition d’une nouvelle étoile dans le ciel [VLR]
En octobre 1604 une belle étoile neuve apparut dans la constellation du Serpentaire. Elle mit tout le monde en émoi, plus encore que la fameuse nova de Tycho, parce qu’elle coïncida avec ce qu’on nommait la grande conjonction de Jupiter, Saturne et Mars en « triangle de feu », — représentation de gala qui ne se produit que tous les huit cents ans.
– Le livre de Kepler, De Stella nova (1606) parlait surtout d’astrologie, mais il montrait aussi que cette nova, comme la précédente, était située dans la région « immuable » des étoiles fixes, ébranlant ainsi un peu plus les dogmes de l’univers aristotélicien. On nomme encore « nova de Kepler » l’étoile de 1604.
– Galilée aussi observa l’astre nouveau, mais sans rien publier. Il donna à ce sujet trois cours dont il ne reste que des fragments ; il y contredisait apparemment les aristotéliciens pour lesquels il s’agissait d’un météore ou d’un phénomène sublunaire quelconque, mais il ne pouvait guère aller plus loin, puisque ses leçons consacrées à la défense de Ptolémée circulaient encore deux ans plus tard.
L’affaire du compas militaire [VLR]
Entre 1600 et 1610, Kepler publia son Optique (1604), l’Astronomia Nova (1609) et plusieurs ouvrages de moindre importance.
Dans le même temps, Galilée travailla à ses recherches sur la chute libre, le mouvement des projectiles et les lois du pendule, mais ne publia rien, sinon une brochure concernant l’emploi du compas dit militaire ou proportionnel.
C’était une invention faite en Allemagne une cinquantaine d’années auparavant et que Galilée avait perfectionnée : il perfectionna bon nombre d’instruments que l’on connaissait depuis longtemps. Cette petite publication10 commença la série des futiles et pernicieuses batailles qu’il devait mener toute sa vie.
Un an plus tard, en effet, un mathématicien de Padoue, Balthazar Capra, fit paraître un autre mode d’emploi du compas proportionnel11. Les Instructions de Galilée étaient en italien, celles de Capra en latin ; dans les deux cas le sujet ne pouvait intéresser que les techniciens du génie militaire.
Il est fort probable que Capra avait profité du travail de Galilée sans le dire ; d’un autre côté il montrait que certaines explications de Galilée étaient erronées au point de vue mathématique, toujours sans nommer Galilée. Ce dernier entra en fureur. Il publia un pamphlet Contre les calomnies et impostures de Balthazar Capra, etc. (Venise 1607) qui décrivait l’infortuné et son maître comme
– « méchant ennemi de l’honneur et de tout le genre humain »,
– « basilic aux crachats venimeux »,
– « éducateur qui engendra le jeune fruit de son âme empoisonnée d’ordures puantes »,
– « vautour rapace s’abattant sur le nouveau-né pour déchirer son tendre corps », et ainsi de suite.
Il obtint en outre du tribunal de Venise la confiscation, pour cause de plagiat, des Instructions de Capra. Ni Tycho ni même Ursus ne s’étaient abaissés à ces injures de poissarde ; encore s’étaient-ils battus pour la paternité d’un système de l’Univers, et non d’un petit appareil d’artilleur.
Plus tard, dans les polémiques, le style de Galilée progressa de l’invective grossière à la satire quelquefois facile, souvent subtile, toujours efficace. Il laissa l’épieu pour la rapière, et y passa maître ; en même temps, dans les exposés, sa lucidité lui permit d’atteindre une place éminente dans l’histoire de la prose didactique italienne. Mais derrière cette façade étaient à l’œuvre les mêmes passions qui avaient explosé lors de l’affaire du compas : la vanité, la jalousie, l’orgueil, unis à une force démoniaque qui faillit le jeter au suicide.
– Il était parfaitement dénué des tendances mystiques, contemplatives, dans lesquelles les passions peuvent parfois se sublimer ;
– il était incapable de se dépasser et de se réfugier, comme Kepler à ses heures les plus sombres, dans le mystère cosmique.
– Il n’avait rien de médiéval ; il était totalement, terriblement, moderne.
Le télescope
Les origines du télescope [VLR]
C’est l’invention du télescope qui provoqua la conjonction de Kepler et de Galilée, chacun voyageant sur son orbite. Pour prolonger là métaphore, l’orbite de Kepler rappelle la parabole des comètes qui surgissent de l’infini pour y rentrer bientôt ; celle de Galilée serait une ellipse fermée sur elle-même.
Le télescope, je l’ai déjà noté, ne fut pas inventé par Galilée.
– En septembre 1608, à la foire de Francfort, un homme présentait un télescope muni de deux lentilles, convexe et concave, qui grossissait sept fois.
– Le 2 octobre, le lunetier Johann Lippershey, de Middelbourg, demanda aux États généraux des Pays-Bas une licence de trente ans pour la fabrication de télescopes à tubes simples et doubles.
– Le mois suivant, il en vendit plusieurs, pour trois cents et six cents florins, mais n’obtint pas de brevet exclusif parce que, entre-temps, deux autres artisans avaient présenté la même invention.
– Deux des instruments de Lippershey furent offerts au roi de France par le gouvernement hollandais et, en avril 1609, on pouvait acheter des télescopes chez tous les lunetiers de Paris.
– La même année, en été, Thomas Harriot, en Angleterre, observa la Lune au télescope et dessina des cartes lunaires.
– Toujours en 1609, plusieurs télescopes hollandais furent acheminés vers l’Italie où l’on se mit à lès copier.
Le télescope de Galilée [VLR]
Dans Le Messager Astral Galilée prétendit qu’il avait seulement lu des comptes rendus de l’invention hollandaise, ce qui l’avait poussé à construire un instrument d’après le même principe : il y était parvenu « après une étude approfondie de la théorie de la réfraction ».
Peu importe qu’il ait vu et manié l’un des instruments importés, car le principe une fois connu, il n’était pas nécessaire d’avoir le génie de Galilée pour fabriquer l’appareil.
Le 21 août 1609, il invita le sénat de Venise à examiner sa lunette sur la tour Saint-Marc ; le succès fut magnifique ; trois jours après, il en fit cadeau au sénat en l’accompagnant d’une lettre qui expliquait que l’instrument, grossissant les objets neuf fois, serait d’une extrême importance en cas de guerre. Il permettait de voir « des voiles et des bâtiments si éloignés qu’il fallait deux heures pour les voir à l’œil nu entrant à pleines voiles dans le port12 », ce qui serait précieux pour prévenir une invasion par mer. Ce n’était ni la première ni la dernière fois que la recherche désintéressée, cette chienne famélique, attrapait un os au banquet des seigneurs de la guerre. Reconnaissant, le sénat de Venise se hâta de doubler le traitement de Galilée et de l’installer à vie dans sa chaire de Padoue (qui appartenait à la république de Venise).
Il ne fallut pas longtemps aux lunetiers pour fabriquer des télescopes de la même puissance et pour vendre dans les rues pour quelques écus un article que Galilée avait vendu au sénat pour mille écus par an, — au grand amusement de tous les bons Vénitiens. Galilée dut sentir sa réputation menacée, comme dans l’épisode du compas militaire ; cette fois, heureusement, sa passion fut canalisée dans des voies plus constructives. Il se mit fiévreusement à perfectionner son télescope, et à le pointer vers la Lune et les planètes qui jusqu’alors ne l’avaient guère attiré. En huit mois, il réussit, dit-il,
en n’épargnant ni peine ni dépense, à [se] construire un instrument tellement supérieur que les objets vus à travers apparaissent grossis mille fois13], et plus de trente fois, plus proches, que vus par les seules forces naturelles de l’œil.
C’est une phrase du Sidereus Nuncius, publié à Venise en mars 1610.
La première publication de Galilée : le Messager des étoiles (1610) [VLR]
Premier écrit scientifique de Galilée, ce messager annonçait à tue-tête les découvertes télescopiques. Il présentait des corps célestes « que nul mortel n’avait vus auparavant », et cela dans un style dur, dense que nul n’avait employé jusqu’alors. C’était un langage si neuf que l’ambassadeur de l’empire ne vit dans ce livre que « sec discours ou vantardise dénuée de toute philosophie14 ». Par contraste avec l’exubérant style baroque de Kepler, bien des pages du Sidereus Nuncius atteignent presque à l’austérité d’une Revue de « Physique » du XXe siècle.
Il s’agit d’une brochure de 24 feuillets in-octavo. Après l’introduction, Galilée décrit ses observations de la Lune, qui l’amènent à conclure
que la surface de la Lune n’est pas parfaitement lisse, libre d’inégalités et absolument sphérique comme une grande école de philosophes le croit pour la Lune et les autres corps célestes, mais qu’au contraire elle est pleine d’irrégularités, inégale, couverte de creux et de protubérances, tout comme la surface de la Terre elle-même, qui est partout variée par de hautes montagnes et des vallées profondes.
Il passe ensuite aux étoiles fixes et montre comment le télescope ajoute au nombre modique de celles qu’on voit à l’œil nu
d’autres étoiles par myriades qui n’ont jamais été vues auparavant et qui dépassent en nombre plus de dix fois les anciennes que l’on connaissait.
C’est ainsi qu’aux neuf étoiles au baudrier et de l’épée d’Orion il peut en ajouter quatre-vingts découvertes dans le voisinage, et c’est ainsi encore qu’il donne trente-six compagnes aux sept Pléiades. La Voie lactée se dissout devant le télescope en une masse d’étoiles innombrables groupées par grappes ; et il en va de même quand on regarde les belles nébuleuses. Mais la grande révélation vient à la fin :
Reste la question, qui, à mon avis, mérite d’être considérée comme la plus importante de cet ouvrage, à savoir que je dois révéler et publier l’occasion de la découverte et de l’observation de quatre planètes qui n’avaient jamais été vues depuis le commencement du monde.
Ces quatre planètes sont les quatre lunes de Jupiter, et si Galilée leur attribue tant d’importance, il s’en explique dans une allusion quelque peu voilée :
De plus nous avons un argument excellent et extrêmement clair pour apaiser les scrupules de ceux qui peuvent tolérer la révolution des planètes autour du Soleil, mais sont tellement troublés par la révolution d’une unique lune autour de la Terre, l’une avec l’autre décrivant une orbite annuelle autour du Soleil, qu’ils considèrent impossible cette théorie de l’Univers.
En d’autres termes, Galilée pensait que le principal argument des anticoperniciens tenait à l’impossibilité d’un mouvement composé de la Lune autour de la Terre et, avec la Terre, autour du Soleil ; et il croyait que cet argument serait combattu par le mouvement composé des quatre lunes de Jupiter. Cette seule et unique référence à Copernic n’avait rien d’un engagement explicite. D’ailleurs elle ne tenait pas compte du fait que, dans le système de Tycho Brahé, toutes les planètes ont un mouvement composé, tournant autour du Soleil et, avec lui, autour de la Terre ; et même dans le système « égyptien » c’est le cas au moins des deux planètes inférieures.
De l’incidence du Messager astral [VLR]
Le télescope n’avait donc apporté aucun argument important en faveur de Copernic, et ne provoqua à ce propos aucune déclaration nette de Galilée. Au reste, les découvertes annoncées dans Le Messager Astral n’étaient pas tout à fait aussi originales qu’elles en avaient l’air. Galilée n’avait été ni le premier ni le seul à tourner un télescope vers le ciel pour y apercevoir des merveilles.
– Thomas Harriot avait fait des observations systématiques et dressé des cartes de la Lune avant Galilée, mais sans rien publier.
– L’empereur Rodolphe lui-même avait regardé la Lune au télescope avant d’entendre parler de Galilée. Les cartes célestes de ce dernier étaient d’ailleurs fort inexactes : on y reconnaît difficilement le groupe des Pléiades, et pas du tout celui d’Orion ; on y voit aussi une énorme tache sombre au-dessous de l’équateur de la Lune, tache entourée de montagnes, comparable, selon Galilée, à la Bohême, et qui n’existe pas.
Et pourtant, quand tout a été dit, il reste que la portée, la signification du premier texte publié de Galilée sont d’une extraordinaire importance. D’autres avaient vu ce que vit Galilée, et l’on n’est même pas absolument sûr qu’il fut le premier à découvrir les lunes de Jupiter15 ; mais il fut le premier à faire connaître ce qu’il avait vu et à le décrire clans une langue qui força l’attention de tous.
Il y avait là une série de nouveautés dont les effets s’accumulaient ; le lecteur devinait instinctivement les vastes conséquences philosophiques de cette expansion de l’Univers, même si elles n’étaient pas explicitement formulées.
– Les montagnes et les vallées de la Lune confirmaient la similarité des matières céleste et terrestre, l’homogénéité de l’étoffe dont est fait l’Univers.
– Le nombre insoupçonné des étoiles rendait absurde l’idée qu’elles étaient créées pour le plaisir de l’homme, puisque le plus grand nombre en était invisible, à moins de s’armer d’une machine.
– Les lunes de Jupiter ne prouvaient pas que Copernic avait raison, mais elles ébranlaient un peu plus la croyance antique : la Terre au centre du monde…
Ce n’était pas tel ou tel détail, mais le contenu global du Messager Astral qui faisait un coup de théâtre. La brochure souleva immédiatement une controverse passionnée. Le Livre des Révolutions avait fait très peu de bruit en son temps, les lois de Kepler en firent encore moins, alors que Le Messager qui ne touchait qu’indirectement au problème provoqua une véritable tempête : la grande raison est que ce petit livre était lisible. Pour digérer le magnum opus de Kepler il fallait, comme disait un confrère, « presque toute une vie » ; Le Messager pouvait se lire en une heure, et il atteignait en pleine poitrine les gens qui avaient grandi dans les doctrines traditionnelles de l’Univers clos. Kepler lui-même fut effrayé des affolantes perspectives qu’ouvrait la lunette de Galilée :
L’Infini est impensable, s’écriait-il, angoissé, l’Infini est inconcevable.
Sans tarder, le message retentit jusqu’en Angleterre. Il datait de mars 1610 : à peine dix mois plus tard, l’Ignatius de John Donne citait Galilée (et Kepler)16 :
J’écris (dit Lucifer) à l’évêque de Rome ; Qu’il mande devers lui Galilée Florentin…
Mais, bientôt le ton de la satire cède à la métaphysique ; voici pleinement comprises les nouvelles perspectives cosmiques :
L’homme a tissé un grand filet puis l’a jeté
Sur les cieux, et les cieux maintenant sont à lui…
Milton était un enfant en 1610 ; il grandit avec les nouvelles merveilles. Il apprit à songer aux « abîmes infinis » que le télescope avait révélés : c’était la fin de l’univers médiéval :
Devant (ses) yeux apparaissent soudain
Les secrets du vieil Abîme — un sombre
Océan sans limites, sans bornes,
Sans dimensions… 17.
La bataille des satellites
Des scientifiques incrédules [VLR]
Tel fut sur le monde en général l’effet objectif des découvertes de Galilée et de son « tube optique ». Mais pour comprendre les réactions du petit monde académique de sa patrie, il faut compter aussi avec les opinions subjectives provoquées par la personnalité du maître.
Le chanoine Koppernigk avait été toute sa vie une espèce d’homme invisible ; le désarmant Kepler ne pouvait provoquer aucune hostilité bien grave. Mais Galilée avait le don de se faire des ennemis ; il n’inspirait pas l’alternance de rage et d’affection qui entourait Tycho, mais bien la haine froide, implacable que suscite chez les médiocres le génie doublé d’arrogance. Si l’on ignorait cet arrière-plan, la controverse qui suivit la publication du Sidereus Nuncius resterait incompréhensible.
La querelle ne porta pas en effet sur la signification des satellites de Jupiter, mais sur leur existence, que des savants fort illustres nièrent résolument. Le grand rival de Galilée était Magini à Bologne. Les 24 et 25 avril 1610 se tinrent dans une maison de Bologne des soirées mémorables au cours desquelles on invita Galilée à faire voir dans sa lunette les lunes de Jupiter. Pas un seul des illustres membres de la compagnie ne se déclara convaincu de leur existence.
– Le P. Clavius, excellent mathématicien de Rome, n’arriva pas à les voir.
– Cremonini, maître de philosophie à Padoue, refusa même de regarder dans le télescope ;
– Libri, un confrère, suivit son exemple. Ce dernier, d’ailleurs, mourut peu de temps après, ce qui fournit à Galilée l’occasion de se faire quelques ennemis de plus à l’aide du fameux sarcasmes :
Libri n’a pas voulu voir mes célestes babioles quand il était sur terre ; peut-être voudra-t-il, maintenant qu’il est au ciel.
Comment expliquer de telles réticences [VLR]
Ces hommes ont pu être un peu aveuglés par la passion et les préjugés, mais ils n’étaient pas aussi bêtes qu’on pourrait le croire.
– Le télescope de Galilée avait beau être le meilleur du moment, c’était un instrument malaisé, sans monture fixe, et d’un champ si étroit que le miracle, comme on l’a dit, « ne fut pas qu’on y ait vu les lunes de Jupiter, mais qu’on y ait aperçu Jupiter lui-même ».
– Il fallait pour manier le tube un métier, une expérience que Galilée était seul à posséder. Parfois une étoile fixe paraissait double.
– En outre Galilée était incapable d’expliquer comment et pourquoi fonctionnait l’instrument : sur ce point le Sidereus Nuncius brillait par son silence.
Aussi n’était-il pas absolument déraisonnable de soupçonner que les points troubles que l’on apercevait en écarquillant les yeux contre la lentille fussent des illusions optiques produites par l’atmosphère ou même par le mystérieux appareil lui-même. C’est précisément ce qu’affirma un pamphlet sensationnel, la Réfutation du « Messager Astral »18 publié par l’assistant de Magini, un jeune sot du nom de Martin Horky. Cette controverse à propos d’illusions d’optique, de halos, de féflections des nuages éclairés, et de témoignages sans valeur, rappelle inévitablement une autre dispute qui devait se produire trois cents ans plus tard : celle des soucoupes volantes. Là aussi, les émotions et les préjugés se liguaient avec les problèmes techniques pour empêcher toute conclusion nette. Là aussi, il n’était pas déraisonnable, pour des hommes de science qui se respectaient, de refuser de regarder les « preuves » photographiques, de peur de se rendre ridicules.
Des considérations du même ordre peuvent expliquer que des savants, d’esprit large d’ailleurs, refusent de se compromettre dans les phénomènes ambigus des séances d’occultisme. Les lunes de Jupiter ne paraissaient pas moins dangereuses pour la Science, aux yeux des intellectuels sérieux de 1610, que par exemple la perception extra-sensorielle en 1950.
Ainsi, tandis que les poètes célébraient les découvertes de Galilée, les savants de son pays se montraient, à de rares exceptions près, hostiles ou sceptiques.
La première voix, et pendant quelque temps la seule voix autorisée qui prit publiquement la défense de Galilée, fut celle de Johann Kepler.
L’écuyer
L’illustre Kepler choisit la confiance en Galilée [VLR]
C’était aussi la voix la plus puissante ; car Kepler passait sans conteste pour le premier astronome d’Europe, non à cause de ses deux lois, mais en vertu de son poste de mathematicus impérial et de successeur de Tycho. John Donne, qui l’admirait en rechignant, a témoigné de la réputation de l’homme « qui (à ce qu’il dit de lui-même) depuis la mort de Tycho Brahé a reçu la mission de veiller à ce que rien ne se fasse au ciel à son insu19 ».
Les premières nouvelles de la découverte de Galilée avaient atteint Kepler par Wackher von Wackenfeld vers le 15 mars 1610. Des semaines passèrent dans une attente fiévreuse.
Dans les premiers jours d’avril, l’empereur reçut un exemplaire du Messager Astral, qui venait de paraître à Venise : Kepler eut la permission de le feuilleter rapidement.
Enfin, le 8 avril, il reçut de Galilée un exemplaire pour lui-même : on lui demandait en même temps son avis. Galilée n’avait jamais répondu quand Kepler le priait de donner son opinion sur le Mysterium ; il n’avait rien dit non plus de l’Astronomia Nova. Il ne prit même pas la peine d’écrire à Kepler pour lui demander ce qu’il pensait de son Messager : il fit transmettre sa requête par l’ambassadeur de Toscane, Julien de Médicis.
Kepler n’était pas en mesure de vérifier les découvertes de Galilée, n’ayant pas de télescope lui-même. Malgré tout, il décida de lui faire confiance. Et il le fit sans hésiter, avec enthousiasme, offrant publiquement de combattre en « écuyer » de Galilée ; lui, le mathematicus impérial porterait le bouclier du professeur italien hier encore inconnu. Dans les annales, souvent mesquines, de la Science il y a peu de gestes aussi généreux.
Le courrier d’Italie devait partir le 19 avril ; en onze jours Kepler écrivit la brochure Conversation avec le Messager Astral, lettre ouverte à Galilée, qui fut imprimée le mois suivant à Prague, et dont une traduction italienne de contrebande parut peu de temps après à Florence.
C’était exactement l’appui dont Galilée avait besoin. L’autorité de Kepler servit puissamment à changer le sort du combat, comme le montre la correspondance de Galilée. Ce dernier désirait quitter Padoue et se faire nommer mathématicien de la cour de Côme de Médicis, grand-duc de Toscane, en l’honneur de qui il avait nommé « étoiles médicéennes » les planètes de Jupiter. En posant sa candidature auprès du secrétaire d’État, Vinta, il insista sur les appréciations de Kepler :
Votre Excellence, et par vous Son Altesse, sauront que j’ai reçu une lettre — ou plutôt un traité en huit pages — du mathematicus impérial, écrite en approbation de tous les détails contenus dans mon livre sans le moindre doute ni la plus petite contradiction. Et vous pouvez croire que c’est la manière dont les meilleurs lettrés d’Italie auraient parlé dès le début si j’avais été en Allemagne ou en tout autre pays lointain20.
Il écrivit en termes presque identiques à d’autres correspondants, tels que Matteo Carosio à Paris :
Nous nous attendions que vingt-cinq personnes voulussent me réfuter ; mais jusqu’ici je n’ai vu qu’une seule déclaration, due à Kepler, le mathematicus impérial, qui confirme tout ce que j’ai écrit, sans en rejeter même un iota ; déclaration qui est en ce moment réimprimée à Venise, vous la verrez bientôt21.
Mais tout en se vantant ainsi de la lettre de Kepler, il négligea d’en remercier l’auteur ou même d’en accuser réception.
Analyse de la lettre de soutient de Kepler à Galilée [VLR]
À part son importance stratégique, la Conversation avec le Messager Astral n’a guère de valeur scientifique ; c’est une arabesque, une guirlande de dessins amusants en marge du traité de Galilée. Kepler commence en exprimant l’espoir que Galilée, dont l’opinion compte pour lui plus que toute autre, fasse quelque commentaire sur l’Astronomia Nova, renouvelant ainsi une correspondance « abandonnée il y a douze ans ». Il conte avec brio comment il a appris d’abord la grande nouvelle par Wackher, et comment il s’est demandé si les lunes de Jupiter s’ajusteraient à l’univers construit sur les cinq solides de Pythagore. Mais au premier coup d’œil qu’il put jeter sur Le Messager, il comprit que ce livre
offrait un admirable spectacle d’une haute importance aux astronomes et aux philosophes, qu’il invitait tous les amis de la vraie philosophie à contempler des matières de la plus grande valeur… Qui garderait le silence devant un tel spectacle ? Qui ne se sentirait envahi de l’amour du Divin qui s’y manifeste si abondamment ?
Puis vient l’offre d’alliance
dans le combat contre les réactionnaires moroses qui repoussent comme incroyable tout ce qu’ils ignorent et qui regardent comme sacrilège tout ce qui s’écarte des chemins battus d’Aristote… Peut-être me trouvera-t-on inconsidéré d’accepter comme vraies vos déclarations sans ajouter mes propres observations. Mais comment me méfier d’un mathématicien digne de foi, dont l’art du langage démontre à lui seul la rectitude du jugement ? …
Kepler avait reconnu d’instinct le ton de la vérité Bans le Sidereus Nuncius, et cela lui avait suffi. Quoi qu’il ait pu penser de la conduite de Galilée à son égard, il se sentit obligé « de se jeter dans la mêlée » pour la Vérité, pour Copernic et pour les cinq solides parfaits . Car ayant achevé les travaux prométhéens de l’Astronomia Nova, il s’était replongé dans la pénombre mystique d’un univers à la Pythagore, en cubes, tétraèdre, dodécaèdre, etc. Tel est le leitmotiv de son dialogue avec Le Messager Astral : il n’y cite pas une seule fois les orbites elliptiques, ni la Première ni la Seconde Loi, dont les découvertes ne lui apparaissent que comme d’ennuyeux détours dans sa poursuite de l’idée fixe.
Son petit traité bat la campagne, saute d’un sujet à l’autre : astrologie, optique, taches de la Lune, nature de l’éther, Copernic, pluralité des mondes habités, voyages interplanétaires :
On ne manquera certainement pas de pionniers lorsque nous aurons appris l’art de voler. Qui aurait cru que la navigation dans le vaste océan est moins dangereuse et plus calme que dans les golfes étroits, effrayants, de l’Adriatique, de la Baltique ou des détroits de Bretagne ? Créons des vaisseaux et des voiles adaptés à l’éther céleste, et il y aura des gens à foison pour braver les espaces vides. En attendant, nous préparerons pour les hardis voyageurs du ciel des cartes des corps célestes, je le ferai pour la Lune et vous Galilée, pour Jupiter.
Vivant dans un climat saturé de malice, les maîtres Magini, Horky et même Mæstlin quand ils entendirent. Kepler chanter les louanges de Galilée n’en crurent pas leurs oreilles : ils cherchèrent l’épine qui devait être cachée sous tant de fleurs. C’est ainsi qu’ils se régalèrent d’un passage dans lequel Kepler montrait que le principe du télescope avait été esquissé vingt ans auparavant par un compatriote de Galilée, Giovanni della Porta, et par Kepler lui-même dans son ouvrage d’optique de 1604. Mais comme Galilée ne prétendait pas avoir inventé le télescope, l’excursion historique de Kepler ne pouvait aucunement l’offenser ; d’ailleurs, Kepler soulignait que ses propres anticipations, comme celles de della Porta, étaient de nature purement théorique et ne pouvaient
diminuer la gloire de l’inventeur, quel qu’il fût. Car je sais qu’il y a loin d’une conception théorique à sa réalisation pratique, de la mention des antipodes dans Ptolémée à la découverte du Nouveau Monde par Colomb, et plus encore des instruments à deux lentilles utilisés ici à l’instrument avec lequel, ô Galilée, vous avez pénétré les cieux.
Premières réactions [VLR]
Malgré cela, l’envoyé allemand à Venise, Georg Fugger, écrivit avec ravissement que Kepler avait « arraché le masque de Galilée22 », et Francesco Stelluti (de l’Académie des Lincei) écrivit à son frère :
D’après Kepler, Galilée se prétend l’inventeur de l’instrument, mais il y a plus de trente ans dellia Porta l’a décrit dans sa Magie Naturelle… Et ainsi le pauvre Galilée aura l’air d’un benêt23
Horky aussi cita Kepler dans son pamphlet à succès ; sur quoi Kepler lui fit immédiatement savoir que « les exigences de l’honnêteté devenant incompatibles avec l’amitié », il mettait fin à cette dernière24 ; il offrit à Galilée de publier cette réplique, mais le jeune Horky se repentit et Kepler pardonna.
Ces réactions indiquent à quel point on aimait peu Galilée en Italie. Mais en dépit de l’ironie cachée que les lettrés avaient cru deviner dans la Dissertatio, il restait le fait indéniable que le mathematicus impérial approuvait expressément les thèses de Galilée. C’est ce qui persuada plusieurs adversaires du mathématicien de Padoue, qui avaient d’abord refusé de le prendre au sérieux, de se rendre compte par eux-mêmes, en employant les télescopes perfectionnés qu’on pouvait alors se procurer. Le premier converti fut le principal astronome de Rome, le P. Clavius. À sa suite les savants jésuites confirmèrent et même améliorèrent considérablement les observations de Galilée.
Les orbites se séparent
L’inquiétude légitime de Kepler [VLR]
Pour répondre au service que Kepler lui avait rendu, Galilée, nous l’avons vu, ne sut que garder le silence. L’ambassadeur de Toscane à la cour impériale le pressa d’envoyer à Kepler un télescope qui lui permettrait de vérifier, au moins post factum, les découvertes qu’il avait admises de confiance. Galilée n’en fit rien. Les télescopes que fabriquait son atelier, il en faisait cadeau à d’aristocratiques protecteurs.
Quatre mois passèrent ainsi ; tout le monde lisait le pamphlet d’Horky, la controverse battait son plein, et pas un seul astronome connu n’avait encore déclaré publiquement avoir vu les lunes de Jupiter. Les amis de Kepler commençaient à lui reprocher d’avoir témoigné de ce qu’il n’avait pas vu lui-même ; la situation devenait impossible. Le 9 août il écrivit de nouveau à Galilée :
… Vous avez éveillé en moi un grand désir de voir votre instrument qui me permettrait enfin, à moi aussi, de jouir comme vous du spectacle des cieux. Car parmi les instruments à notre disposition ici le meilleur ne grossit que dix fois, les autres à peine trois25 …
Il parla de ses propres observations de Mars et de la Lune, dit combien l’avait indigné la friponnerie d’Horky, et continua en ces termes :
La loi veut que l’on fasse confiance à tout homme à moins de preuve du contraire. Et cela d’autant plus que les circonstances garantissent la confiance. En fait, il s’agit d’un problème non pas philosophique, mais juridique : Galilée a-t-il délibérément trompé le monde par une mauvaise plaisanterie ? … Je ne vous cacherai pas que plusieurs Italiens ont écrit à Prague pour nier que ces planètes soient visibles dans votre télescope. Je me demande comment il se peut qu’il y ait tant de négateurs même parmi ceux qui possèdent un télescope… Donc je vous prie, mon cher Galilée, de me nommer des témoins aussi tôt que possible. D’après plusieurs lettres que vous avez écrites à des tiers j’ai appris que vous ne manquez pas de tels témoins. Mais moi je ne puis citer aucun témoignage à part le vôtre…
Réponse affolée mais non probante de Galilée à Kepler [VLR]
Cette fois, Galilée se hâta de répondre, évidemment affolé à l’idée de perdre son plus puissant allié :
Padoue, 19 août 1610.
J’ai reçu vos deux lettres, mon très docte Kepler, la première, que vous avez déjà publiée, je répondrai dans la seconde édition de mes observations. En attendant je veux vous remercier d’être le premier et presque le seul à accepter complètement mes affirmations, bien que vous n’eussiez point de preuves, grâce à la franchise et à la noblesse de votre âme26.
Galilée expliquait ensuite à Kepler qu’il ne pouvait lui prêter son télescope, qui grossissait mille fois, parce qu’il l’avait donné au Grand Duc qui souhaitait « l’exposer dans sa galerie en souvenir éternel parmi ses trésors les plus précieux ». Suivaient des excuses concernant la difficulté de fabriquer des instruments d’une égale perfection, et de vagues promesses d’en faire de nouveaux, aussitôt que possible et « de les envoyer à ses amis ». Kepler n’en reçut jamais.
Au paragraphe suivant Horky et la foule vulgaire se faisaient copieusement injurier ;
mais Jupiter défie les géants comme les pygmées ; Jupiter est aux cieux et les sycophantes peuvent aboyer à leur guise.
Quant aux témoins réclamés par Kepler, Galilée ne pouvait toujours en nommer aucun :
À Pise, Florence, Bologne, Venise, Padoue, beaucoup ont vu, mais ils sont tous silencieux, ils hésitent.
À leur place il cita son nouveau maître le Grand Duc et un autre membre de la famille des Médicis (on ne pouvait guère s’attendre à les voir nier l’existence d’astres baptisés de leur nom). En outre,
comme autre témoin je me présente moi-même, qui ai été honoré par notre Université d’une pension à vie de mille florins, comme n’en a jamais eu aucun mathématicien, et que je continuerai toujours à recevoir même si les lunes de Jupiter devaient nous tromper et disparaître.
Après des plaintes amères à propos de ses confrères « dont la plupart sont incapables d’identifier Jupiter ou Mars, ou même la Lune », Galilée conclut :
Que faire ? Rions de la bêtise de la foule mon cher Kepler… Je voudrais avoir plus de temps pour rire avec vous. Comme vous éclateriez de rire, mon très cher Kepler, si vous entendiez ce que les principaux philosophes de Pise ont dit contre moi au Grand Duc… Mais la nuit est venue et je ne puis converser plus longtemps avec vous…
Telle est la deuxième et dernière lettre que Galilée écrivit à Kepler.
– La première, treize ans plus tôt, avait pour thème la méchanceté des philosophes et la stupidité de la foule, et s’achevait en regrettant qu’il « n’y eût pas plus de gens comme Kepler ».
– Dans la seconde, il désignait encore Kepler comme le seul allié avec qui il pût rire de la sottise du monde.
Le mépris du silence [VLR]
Mais pour l’embarras dans lequel se trouvait Kepler, la lettre n’apportait aucune aide. Elle ne disait pas un mot du progrès des observations de Galilée, que Kepler brûlait de connaître ; elle ne révélait rien d’une nouvelle découverte que Galilée venait de faire et qu’il avait communiquée quinze jours auparavant à l’ambassadeur de Toscane27. Le texte en était le suivant :
SMAISMRMILMEPŒTALEUMIBUNENUGT-TAURIAS
Ce grimoire était l’anagramme des mots qui décrivaient la découverte. Il visait à préserver l’antériorité de la trouvaille sans en dévoiler le contenu au cas où quelqu’un la revendiquerait plus tard. Depuis l’affaire du compas proportionnel, Galilée prenait grand soin d’assurer la paternité de ses inventions, même, parfois, lorsque la paternité ne lui en revenait pas. Mais quels que fussent en général ses motifs, ils ne l’excusent point d’avoir prié l’ambassadeur de faire danser la devinette sous les yeux d’un Tantale comme Kepler qu’on ne pouvait soupçonner de vouloir dérober la découverte.
Le pauvre Kepler essaya de déchiffrer l’anagramme, il le transforma patiemment en ce qu’il nomma lui-même « un vers latin barbare » : Salve umbistineum geminatum Martia proles, « Salut, brûlant jumeau, rejeton de Mars28 ». Il pensa donc que Galilée avait découvert des lunes autour de Mars également. Ce n’est que trois mois plus tard, le 13 novembre, que Galilée condescendit à livrer la solution, — non à Kepler, naturellement, mais à Rodolphe, parce que Julien de Médicis l’avait informé de la curiosité de l’empereur.
La solution était : Altissimum planetam tergeminum observavi, « J’ai observé la plus haute planète en triple forme. » Le télescope de Galilée n’était pas assez puissant pour montrer les anneaux de Saturne (qui ne furent distingués qu’un demi-siècle plus tard par Huyghens) ; il crut que Saturne avait deux petites lunes opposées, très proches de la planète.
Un mois après il envoya un autre anagramme à Julien de Médicis :
Hæc immatura a me jam frustra legunturoy, « Ces choses prématurées je les étudie maintenant en vain ». Cette fois encore Kepler essaya plusieurs solutions, parmi lesquelles : Macula rufa in Jove est gyratur mathem, etc, puis exaspéré, écrivit à Galilée :
Je vous supplie de ne pas nous priver longtemps de la solution. Vous devez voir que vous traitez avec d’honnêtes allemands […] considérez quel embarras me cause votre silence.29
Galilée révéla son secret un mois plus tard à julien de Médicis, non à Kepler directement : Cynthiæ figuras æmulatur mater amorum, « La mère des amours (Vénus) imite les formes de Gynthie (la lune). » Ce qui voulait dire que Vénus passait par des phases analogues à celles de la Lune, du croissant au disque et inversement, ce qui prouvait qu’elle tournait autour du Soleil. Galilée voyait là une preuve du système de Copernic, mais la révolution de Vénus convenait tout autant au système égyptien ou à celui de Tycho.
Entre-temps, le vœu le plus cher de Kepler, voir de ses yeux les merveilles nouvelles, fut enfin comblé. L’un de ses protecteurs, l’électeur Ernest de Cologne, duc de Bavière était un des privilégiés auxquels Galilée avait fait l’honneur d’offrir un télescope. Venu à Prague durant l’été 1610 pour affaires d’État, il prêta son télescope au mathematicus impérial. Ainsi du 8 août au 9 septembre Kepler put observer les lunes de Jupiter. Le résultat fut une nouvelle brochure Rapport d’observations sur les quatre satellites errants de Jupiter30, dans lequel Kepler confirmait, par l’expérience cette fois, les découvertes de Galilée. Le traité fut immédiatement réimprimé à Florence et ce fut le premier témoignage public, fondé sur des observations directes et indépendantes, en faveur de l’existence des lunes de Jupiter. C’était aussi la première apparition du mot « satellite » que Kepler avait forgé dans une lettre antérieure adressée à Galilée31.
Ici prennent fin les relations personnelles de Galilée et de Kepler. Pour la seconde fois Galilée interrompit la correspondance. Pendant quelques mois Kepler écrivit encore plusieurs lettres, que Galilée laissa sans réponse ou auxquelles il répondit indirectement par l’intermédiaire de l’ambassadeur de Toscane.
Durant toute cette période où « leurs orbites se rencontrèrent » Galilée n’écrivit qu’une seule fois à Kepler : la lettre du 19 août 1610 que j’ai citée. Dans ses œuvres, il mentionna rarement Kepler, encore fut-ce le plus souvent dans l’intention de le réfuter. Les trois Lois, les découvertes en optique, le télescope keplérien, rien de tout cela n’existait pour Galilée, qui défendit fermement jusqu’à la fin de ses jours les cercles et les épicycles, seules formes de mouvement célestes qui lui parussent concevables.
- Arthur Kœstler, Les somnambules, Livres de poche, Paris, 1967, p.414-447↩
- F. Sherwood Taylor, Galileo and the Freedom of Thought, Londres, 1938.↩
- A Mæstlin. G. W., vol. XIII, p. 140 sq.↩
- Dans cette préface (et dans le premier chapitre), Kepler proclame son allégeance au système copernicien et résume ses arguments en faveur de ce système.↩
- G. W., vol. XIII, p. 130.↩
- Cité par Sherwood Taylor, p. 85.↩
- G.W., vol. XIII, p. 144.↩
- G.W., vol. XIV, p. 256, 441, 444.↩
- G. W., vol. XIV, p. 256, 441, 444…↩↩
- Le Operazioni delle Compasso Geometricœ Militare (Padoue, 1606), Opere II, p. 362-405.↩
- Usus et Fabrica Circivi Cuiusdam Proporziones (Padoue, 1607), Opere II, p. 425-511.↩
- A B. Landucci, cité par Gebler, Galileo Galilei and the Roman Curia (Londres, 1879), p. 19.↩
- Grandissement absolument impossible pour un instrument si petit — la lunette de Galilée offrait des performances bien inférieures à la moindre des lunettes vendue de nos jours dans un supermarché. Pour se faire une idée : une lunette de 60 mm de diamètre ne peut au maximum afficher qu’un grossissement efficace de 120 fois, et encore, avec une optique parfaite. [Note de VLR↩
- Georg Fugger à Kepler. G. W., vol. XVI, p. 302.↩
- Cf. Zinner, p. 345.↩
- Il s’agit de la première édition en latin.↩
- Paradis perdu, liv. II, v. 890↩
- Peregrinatio contra Nuncium Sydereum (Mantoue, 1610).↩
- Ignatius his Conclave.↩
- Opere, éd. F. Flora (Milan-Naples, 1953), pp. 887 sq.↩
- Opere, p. 894.↩
- G. W., vol. XVI, p. 314.↩
- Cité par Rosen, The Naming of the Telescope↩
- G. W., vol. XVI, p. 323.↩
- Ibid., p. 319 sq.↩
- G. W., vol. XVI, p. 327 sq.↩
- Gebler, p. 24.↩
- Gebler, p.24.↩
- G. W., vol. XVI, p. 356 sq.↩
- Narratio de Observatis a se quatuor Jovis sattelitibus erronibus .↩
- G. W., vol. XVI, p. 341.↩