Fin août 1792, l’Assemblée législative souhaite dissoudre la Commune de Paris tant ses excès l’exaspèrent. C’est compter sans les F∴ Danton et Marat qui en ont besoin comme instrument de terreur pour poursuivre la Révolution. Ainsi Danton lui obtient-il encore plus de pouvoir grâce à un argument promis à un bel avenir : « la Patrie est en danger. »
Alors le cauchemar se réalise : on abolit toutes les libertés, on encourage la délation, on arrête les suspects ; puis dans d’effroyables conditions, on massacre les prisonniers : des prêtres surtout, des gentilshommes, des soldats, de simples suspects de sympathies royalistes, mais aussi des enfants en rééducation, des mendiants et même des prostituées. [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Texte de Georges de Cadoudal tiré de l’ouvrage : Les massacres de septembre, Brochures sur la Révolution française, N°17, Libraire de la Société bibliographique, Paris, 1874, 35 p.
AVERTISSEMENT : Les titres secondaires ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.
Les suites du dix août
La journée du 10 août ne renversa pas seulement la royauté, elle porta un coup mortel à l’Assemblée législative ; elle dispersa, en un seul jour, les forces sociales rassemblées pendant des siècles ; elle ne laissa debout qu’un pouvoir : la Commune.
Alors s’organisa le plus effroyable despotisme.
La démagogie, une démagogie sans précédents dans l’histoire, étendit sur Paris son sceptre de fer. Le règne de l’Épouvante s’inaugura. La France tout entière se mit à frissonner à la vue du Géryon révolutionnaire qui dressait ses trois têtes monstrueuses : Marat, Robespierre et Danton.
La Commune organise la Terreur
Ayant à sa disposition l’armée, la police et les clubs, la Commune se sentit maîtresse de la situation et comprit qu’elle pouvait tout oser.
– Elle commence par organiser tout une armée d’espions et de délateurs ; puis,
– elle décrète l’arrestation des suspects, des publicistes royalistes ;
– elle rend les femmes et les enfants responsables des actes de leurs époux et de leurs frères.
– Elle frappe d’incapacité civique les signataires des protestations contre le 20 juin, contre le camp des vingt mille.
– Elle supprime le droit de pétition, la liberté de la défense, la liberté de la presse, la liberté de conscience.
– Elle viole le secret des lettres ; fait fermer les barrières, suspendre les passeports.
– Elle abolit les qualifications de monsieur, de madame, pour y substituer celles de citoyen et de citoyenne.
– Elle abat les statues de Louis XIV, de Henri IV ; brise les bustes de Necker, de la Fayette, de Bailly ; ordonne la démolition des portes Saint-Denis et Saint-Martin (ces dernières furent heureusement préservées grâce à l’intervention du littérateurs Dussault) ; sous prétexte de faire disparaître tous les signes de féodalité, elle mutile les monuments publics, les livres, les manuscrits précieux ;
– elle gaspille les richesses artistiques.
L’Assemblée « arme » la Commune
Pendant ce temps, que faisait l’Assemblée ?
– Elle élaborait une loi de police générale, dont le but était de transférer la police politique aux municipalités révolutionnaires, et qui allait devenir un puissant moyen de terreur entre les mains de la Commune.
– Elle décrétait la formation d’une cour martiale pour juger les auteurs « des crimes du 10 août », c’est-à-dire les soldats qui, en défendant la royauté contre l’émeute, n’avaient fait qu’obéir à la voix du devoir et de l’honneur.
La Commune obtient l’instauration d’un tribunal révolutionnaire
Mais cette cour martiale, limitée aux faits militaires, ne pouvait convenir aux dictateurs de l’Hôtel-de-Ville. Il leur fallait un tribunal extraordinaire revêtu de pouvoirs généraux, illimités, instrument docile de leurs fureurs et de leurs vengeances, une véritable chambre ardente, un tribunal d’assassins.
Pour l’obtenir, la Commune emploie contre l’Assemblée les moyens d’intimidation révolutionnaire qui lui avaient déjà si bien réussi au 10 août ; elle pousse si loin l’insolence de la menace qu’elle arrive à soulever l’indignation des montagnards et des jacobins les plus effrontés, tels que Choudieu et Thuriot.
Cependant la Commune l’emporte et le tribunal du 17 août est institué. Tous ses membres, juges, accusateurs publics, directeurs du jury, greffiers, étaient électifs et devaient décider en dernier ressort.
– Plus de recours en cassation,
– plus d’interrogatoire préalable,
– plus de délai entre l’arrêt de mort et l’exécution ;
– toutes ces formalités, suprêmes garanties des accusés, consacrées par les législations criminelles de tous les peuples civilisés, sont mises à néant comme de funestes entraves à la célérité de la justice nationale.
Le Tribunal révolutionnaire commence son œuvre de mort
Aussitôt installé, le nouveau tribunal fonctionne. La guillotine est dressée en permanence sur la place du Carrousel.
Le 21 août, à dix heures du soir, elle fait tomber, à la lueur des flambeaux, la tête d’un pauvre maître d’écriture, Collenot d’Anglemont, accusé d’embauchage pour le compte de la Cour.
Le 23, l’intendant de la liste civile, Laporte, expie le crime irrémissible de s’être montré comptable intègre et serviteur fidèle.
Le 25, à neuf heures du soir, DuRozoy, rédacteur de la Gazette de Paris, gravit les marches de l’échafaud en s’écriant : « Un royaliste comme moi devait mourir le jour de la Saint-Louis ! »
Mais la machine de mort n’allait pas assez vite au gré des assassins. Il fallait terrifier l’opinion par des coups sans cesse répétés. Une seconde guillotine est installée sur la place de Grève.
Un soir, le bourreau, saisi d’effroi en montrant au peuple la tête d’un supplicié, tombe roide mort sur le pavé.
Une réaction se manifeste dans l’esprit public à la vue de tout ce sang ; elle gagne jusqu’aux juges et jurés. Aux sentences capitales succèdent plusieurs acquittements : D’Affry, colonel des Suisses, Dossonville, officier de paix, sont mis en liberté ; mais la sentence d’absolution dont Luce et Armand de Montmorin sont l’objet est accueillie par les hurlements des séides de la Commune : sous la pression de leurs menaces, le président est contraint de faire reconduire le premier à la Conciergerie, le second à l’Abbaye. Les égorgeurs de septembre allaient bientôt les y retrouver.
Danton sauve la Commune et son Tribunal
Cependant, l’Assemblée législative supportait impatiemment l’usurpation de l’Hôtel-de-Ville. Se sentant appuyés par l’opinion publique, les députés songeaient à demander compte aux dictateurs des pouvoirs dont ils usaient si abominablement et de l’argent qu’ils avaient manié.
Un décret était préparé, prononçant la dissolution de la Commune insurrectionnelle.
Celle-ci comprit que, si elle était discutée, elle était perdue.
Un seul homme pouvait la sauver : Danton. Il lui appartenait corps et âme ; il assistait à toutes ses délibérations ; il s’inspirait de son esprit ; il lui soufflait ses propres fureurs. C’est lui, aidé de Marat, qui avait divisé le corps municipal en comités distincts placés sous la haute direction d’un comité de surveillance générale, sinistre embryon du Comité de salut public, dont le seul nom était une terreur et faisait pâlir les plus intrépides. Son autorité de ministre était doublée par l’influence révolutionnaire que lui donnait le Comité de surveillance. Entre ses mains, le glaive de la loi était un poignard, la justice un crime. Il avait un pied dans la légalité, un autre dans l’insurrection. De là une double et formidable puissance.
Les victoires prussiennes à la frontière parurent à Danton une occasion favorable pour détourner de la Commune le coup qui la menaçait. En surexcitant le patriotisme des députés, il espérait concentrer toute leur attention sur les périls extérieurs de la France et opérer ainsi une diversion favorable à ses complices et à ses propres desseins.
Préliminaires des massacres
Danton obtient l’instauration de la terreur en arguant « la Patrie en danger »
Le 28 août, le ministre de la Justice monte à la tribune de l’Assemblée et déclare, dans un de ces discours inspirés par le génie des tempêtes qui étaient dans la nature de son éloquence :
Que ce n’est que par une convulsion nationale qu’on pourra chasser les despotes.
Il demande à être autorisé à faire des visites domiciliaires dans toutes les maisons de Paris, afin de mettre la main sur les gens suspects et de s’emparer des armes nécessaires à la défense nationale.
Il doit y avoir dans Paris quatre-vingt mille fusils, dit-il… Tout appartient à la patrie quand la patrie est en danger.
L’Assemblée stupéfaite rend le décret qui lui est demandé, sans toutefois avoir une conscience bien nette de l’énormité d’un vote d’où allaient sortir la terreur et le massacre. Danton, triomphant, le porte au Conseil général de la Commune, en demandant une prompte exécution des mesures décrétées.
La terreur du 29 août
Dès le lendemain, 29, le rappel des tambours se fait entendre. À ce signal toute vie cesse, tout mouvement est suspendu dans l’immense cité.
– La circulation des voitures est interdite ;
– les habitants terrifiés sot contraints de rentrer chacun dans leurs demeures.
– Les sections armées forment, autour de Paris, deux cordons de gardes pour arrêter ceux qui tenteraient de fuir.
– Des bateaux remplis de sentinelles ferment le cours de la rivière aux deux extrémités de la ville ;
– des battues sont faites dans les jardins, les bois et les promenades de la banlieue. Rien ne doit échapper aux soupçonneuses recherches des tyrans.
À dix heures du soir, commencent les visites domiciliaires.
– Les maisons sont éclairées par ordre de la Commune ; on n’entend, dans chaque rue, que le pas des sbires marseillais conduits par deux commissaires désignés par les sections.
– Chaque demeure est minutieusement fouillée, sondée jusque dans ses murailles, ses plafonds, ses réduits les plus secrets.
– Malheur à tout individu suspect ou trouvé hors de son domicile, à tout citoyen ayant signé les pétitions constitutionnelles ou professant des opinions modérées ! Il est aussitôt arraché à sa famille, à ses amis et conduit à la section ou à l’Hôtel-de-Ville, au milieu des sanglots des siens, des rires insultants de hideux sicaires en carmagnole et en bonnet rouge !
Cette nuit du 29 août 1792 a laissé dans la mémoire de tous ses témoins des souvenirs de terreur qui les ont suivis jusqu’à la tombe ; elle fut le sombre prologue du drame de septembre, une de ces conceptions infernales dont le génie de la Révolution était seul capable.
Les visites domiciliaires produisirent à peine deux mille fusils. Mais ce n’était pas des armes, c’était des victimes qu’il fallait aux hommes de proie auxquels le 10 août avait livré la France. Le chiffre des arrestations opérées dans la nuit du 29 au 30 août varie, selon les historiens, de trois mille à huit mille.
Parmi eux se trouvaient des prêtres insermentés, des militaires, des familiers de la Cour, des professeurs, des magistrats, des artisans. Quelques-uns, réclamé par leurs sections, furent relâchés ; d’autres parvinrent à s’évader, grâce à la connivence achetée à prix d’or de leurs gardiens.
Les suspects furent répartis dans les prisons de l’Abbaye, des Carmes, de la Conciergerie, de la Force. Leurs registres d’écrou devaient servir aux bourreaux de listes de proscription.
Danton revendique la paternité des massacres de septembre
Pendant que s’exécutaient ces mesures, un petit nombre des membres de la Commune étaient réunis dans la salle du Comité de surveillance et délibéraient. Danton, Panis, Sergent, Lepeintre, Lenfant et quelques autres assistaient à cette réunion, présidée par Marat.
Quel était le but de ce conciliabule qui s’entourait d’ombre et de mystère ? Le temps l’a en partie dévoilé.
On sait aujourd’hui que Danton dit en sortant d’une voix significative et en faisant un geste sinistre :
Il faut faire peur aux royalistes !
et que plus tard il répondit aux girondins qui l’accusaient d’avoir prémédité Septembre :
J’ai regardé mon crime en face, et je l’ai commis ! }
Le lendemain, Maillard, l’homme fatal du 14 juillet et des journées d’octobre, fut averti de tenir prêtes ses hordes d’assassins et une haute paye de tant par meurtre lui fut promise.
L’Abbaye
Intimidation et excitation au meurtre
Le dimanche 2 septembre 1792, Paris offrait un spectacle étrange.
Des bandes de volontaires, précédées de drapeaux, parcouraient les rues, les jardins et les places publiques, au son des tambours et en chantant les refrains populaires de la révolution, la Marseillaise, la Carmagnole et le Ca-ira. Elles se dirigeaient vers le Champ-de-Mars où se massait toute une armée prête à partir pour la frontière.
Des drapeaux noirs flottaient en signe de deuil sur l’Hôtel-de-Ville et les monuments publics ; dans tous les clochers le tocsin multipliait ses appels ; le canon d’alarme se faisait entendre d’heure en heure ; les crieurs portaient la feuille de Marat, pleine de fiel et de sang, d’excitations aux meurtres.
Tout semblait avoir été préparé par une puissance occulte, avec une entente supérieure de la mise en scène, pour allumer les fureurs de la révolution dans le cœur du peuple le plus impressionnable et le plus soupçonneux.
Les premières victimes
À deux heures de l’après-midi, au moment où tonnait le canon d’alarme, quatre voitures de place renfermant vingt-quatre prisonniers, parmi lesquels vingt-deux prêtres insermentés, sortaient du dépôt de la mairie située rue de Jérusalem et devenue plus tard la préfecture de police. L’abbé Sicard, qui avait succédé à l’abbé de l’Épée dans la direction de l’œuvre des sourds-muets, se trouvait au nombre des prisonniers.
Accompagnées d’une de ces bandes hideuses de Marseillais et d’Avignonais qui, depuis le 10 août, étaient devenus les prétoriens de la Commune révolutionnaire, ces voitures se dirigeaient, par le quai des Orfèvres, le Pont-Neuf et la rue Dauphine, vers la prison de l’Abbaye.
Le cortège avançait au milieu des vociférations de l’escorte ; il avait été commandé aux cochers d’aller très lentement, sous peine d’être tués sur leurs sièges. Les soldats (si l’on peut donner ce nom aux pourvoyeurs du massacre) annonçaient aux prisonniers qu’ils allaient être égorgés par le peuple, et qu’ils n’arriveraient pas vivants au lieu de leur destination.
Cependant, malgré toutes les provocations, le « peuple » ne bougeait pas ; les passants s’arrêtaient émus et terrifiés, quelques-uns poussaient des clameurs malveillantes, mais pas un seul ne porta la main sur les victimes prédestinées à la boucherie. Elles n’eurent pour bourreaux que leurs propres gardiens. Leur mort ne fut pas le résultat d’une commotion populaire ; elle fut l’exécution d’un mot d’ordre.
Le cortège, pressé par la foule, s’arrêta un moment rue de Bucy, en face d’une estrade dressée pour les enrôlements de volontaires. Dans cet endroit, un des séides de la Commune monta sur le marchepied d’une des voitures, et plongea son sabre dans la poitrine d’un prêtre. Ce fut le signal du massacre.
Nous voulûmes fermer les portières de la voiture, dit l’abbé Sicard, dans la relation qu’il a laissée de ces journées de sang, on nous força de les laisser ouvertes… Un de mes camarades reçut un coup de sabre sur l’épaule, un autre fut blessé à la joue, un autre au-dessus du nez. J’occupais une des places dans le fond. Mes compagnons recevaient les coups qu’on dirigeait contre moi. Qu’on se peigne, s’il se peut, la situation de mon âme pendant ce pénible voyage ! .. Le sang de mes camarades commençait à couler sous mes yeux… Enfin nous arrivons à l’Abbaye : les égorgeurs nous y attendaient.
Les quatre voitures, après avoir pénétré dans la cour du jardin, de l’abbaye Saint-Germain, par une porte cochère donnant sur la petite rue Sainte-Marguerite (devenue plus tard la rue d’Erfurth), vinrent se ranger au pied du perron qui conduisait au réfectoire des anciens moines.
Le comité civil de la section des Quatre-Nations y siégeait en ce moment, sous la présidence d’un habitant de la rue Taranne, nommé Jourdan. La cour était occupée par les recrues de Maillard.
Un des prêtres renfermés dans la première voiture ouvre la portière et croit pouvoir trouver un refuge au milieu de la foule compacte qui l’entoure, il est aussitôt égorgé ; un second et un troisième ont le même sort.
Plus heureux, trois ou quatre prisonniers, parmi lesquels l’abbé Sicard, peuvent pénétrer jusqu’à la salle du comité civil. Dénoncés par une femme, ils sont bientôt suivis par les égorgeurs, et ils allaient périr, quand un des membres du comité l’horloger Monnot, faisant un rempart de sa poitrine à l’homme de charité : « C’est l’abbé Sicard, s’écrie-t-il un des hommes les plus utiles à son pays, le père des sourds-muets ! Il faudra passer sur ma poitrine avant d’arriver jusqu’à lui. » À ces mots, les cannibales s’arrêtent, les piques s’abaissent, et Maillard s’écrie : « Il n’y a plus rien à faire ici, allons aux Carmes ! » Et la bande infernale se dirigea en hurlant vers la rue de Vaugirard.
Il était cinq heures du soir. Sur les vingt-quatre prisonniers transférés du dépôt de la mairie, vingt et un avaient été égorgés dans la cour ou dans la salle du Comité à coups de pique, de sabre, de hache et d’assommoirs. L’abbé Sicard avait été sauvé comme on vient de le voir. Deux de ses compagnons s’étaient dérobés aux regards des assassins en se confondant parmi les membres du comité civil, autour de la table de leurs délibérations.
Mais, quoi qu’en eût dit Maillard, il y avait encore beaucoup à faire à l’Abbaye. L’œuvre scélérate était à peine commencée. Une trentaine de prêtres, renfermés dans une prison, dite de supplément, située près de la salle où siégeait le comité civil, avaient été oubliés par les assassins. La prison proprement dite contenait une riche proie :
– les soldats suisses, qui avaient survécu au 10 août ;
– les gardes du roi,
– une partie des suspects incarcérés à la suite des visites domiciliaires.
Le « tribunal » du citoyen Maillard
À sept heures du soir ; une partie des travailleurs de la Commune reviennent à l’Abbaye, harassés de fatigue, couverts de poussière, les vêtements, les mains et le visage ensanglantés. Ayant fait rude besogne, ils avaient soif. On leur verse à boire dans la salle du comité. Les flots de vin coulent à côté des flots de sang.
Les prêtres renfermés dans la prison dite de supplément, plusieurs autres qu’on alla chercher en ville, tombent égorgés dans la cour, toute fumante encore du sang de leurs frères martyrisés. L’abbé Sicard, qui nous a conservé ces détails, observait tout de la lucarne d’un réduit situé près de la salle du comité.
Cela fait, les égorgeurs sortent de la cour abbatiale, et se dirigent par la rue Sainte-Marguerite vers la prison, dont les portes s’ouvrent sans la moindre résistance. Ils se répandent dans les cours, s’emparent des registres d’écrou et installent, sur la proposition d’un affidé du Comité de surveillance, un simulacre de tribunal dont le citoyen Maillard est, par acclamation, nommé président.
L’installation se fait dans un guichet ouvrant sur la cour qui donnait accès dans la rue Sainte-Marguerite. Maillard, le sabre au côté, revêtu d’un habit gris et d’un chapeau de feutre, prend place autour d’une vaste table couverte de papiers, de verres, de bouteilles et de pipes ; d’après le témoignage peu suspect de Méhée, qui fut un des acteurs de ces journées, « douze escrocs » s’assoient à ses côtés en qualité de juges. Ils organisent entre eux la procédure du crime.
Après avoir consulté le livre d’écrou, les débats consisteront en une formule d’interrogation très brève, nécessaire seulement pour constater l’identité des victimes, et le président prononcera la sentence de mort en ces termes, dont les tueurs comprendront la signification : À la force !
Le deuxième massacre des Suisses
Mais avant que le « tribunal » n’entre en fonction, il y a à expéditer tout une catégorie de détenus dont le procès est fait d’avance. À quoi bon juger les Suisses ? Les « conspirateurs du 10 août », les derniers défenseurs du tyran sont tous coupables.
Par deux décrets formels de l’Assemblée, ils avaient été placés sous la sauvegarde nationale. Qu’importe aux tueurs ? Maillard ordonne de transférer les Suisses « à la Force ».
Deux des brigands se présentent à la porte de leur cachot et leur enjoignent de sortir. Mais les soldats, habitués aux balles et aux coups d’épée, frémissent en présence des piques et des haches ; ils hésitent…
Enfin l’un d’eux, un jeune homme au visage noble et martial, jette son chapeau en l’air en s’écriant : « En avant, je passe le premier ! » Il s’avance résolument, à travers les corridors et les guichets, jusque sur le seuil de la porte extérieure. Les assassins se tenaient aux pieds de la tourelle qui, jusqu’à ces derniers temps, occupait l’angle de la place Sainte-Marguerite. Ils formaient un cercle hérissé de sabres, de baïonnettes et de piques. Le jeune soldat s’élance au-devant de leurs coups et tombe baigné dans son sang.
Ses compagnons et, après eux, vingt-cinq gardes du roi sont également livrés aux bourreaux et horriblement massacrés.
Le tribunal révolutionnaire en action
Alors le tribunal de Maillard se mit à l’œuvre. Il commença par expédier quelques falsificateurs d’assignats, vulgaires malfaiteurs dont le sang se confondit sur le pavé de la place publique avec celui des martyrs de leur devoir.
Puis comparurent Montmorin, que le tribunal du 17 août avait acquitté ; Thierry, premier valet de chambre de Louis XVI. Leur procès ne fut pas long. À la Force ! dit Maillard. Ils moururent en criant : Vive le Roi !
Après eux, vinrent les juges de paix des sections de l’Observatoire et Poissonnière, Ruol et Boquillon ; le lieutenant général comte de Wittgenstein ; M. de Reding, le seul officier suisse qui se trouvât dans la prison de l’Abbaye, les autres ayant été renfermés à la Conciergerie.
M. de Laleu, adjudant général de la garde nationale, fut massacré avec d’horribles raffinements. Son assassin, qui portait le nom de Damiens, lui ouvrit la poitrine, en arracha le cœur, le porta à ses lèvres tout palpitant et tout saignant, en criant : Vive la Nation ! « Le sang, dit un témoin, dégouttait de sa bouche et lui faisait une sorte de moustache. »
Un jeune aide de camp du duc de Brissac, Maussabré, grimpa par le tuyau d’une cheminée jusqu’au sommet du bâtiment, espérant s’évader ; une grille de fer l’arrêta dans sa fuite. Plusieurs coups de fusil ayant été vainement tirés sur lui, on alluma des monceaux de paille dans le foyer. Maussabré tomba étouffé par la fumée. Il fut traîné hors des guichets et mis en pièces.
La Commune cautionne le massacre de l’Abbaye
Pendant que ces scènes d’horreur se poursuivaient simultanément dans la rue de Sainte-Marguerite et dans la cour de l’Abbaye, la Commune députa sur le théâtre du massacre deux de ses membres, le procureur-syndic Manuel et son substitut Billaud-Varennes.
Que firent ces deux représentants de la municipalité parisienne pour arrêter le sang qui ruisselait à grands flots ?
En haranguant les égorgeurs, Manuel leur recommanda d’apporter une certaine justice dans les vengeances légitimes qu’ils exerçaient, et, partout où cela lui fut possible, il fit mettre en liberté les détenus pour dettes, les prisonniers de la loi ; il abandonna aux tueurs les prisonniers du 10 août et des visites domiciliaires.
Billaud-Varennes, apprenant que les ouvriers qui travaillaient dans la cour de l’Abbaye dépouillaient leurs victimes après les avoir égorgées, monta sur une estrade et leur parla en ces termes :
Mes amis, mes bons amis, la Commune m’envoie vers vous pour vous représenter que vous déshonorez cette belle journée. On lui a dit que vous voliez ces coquins d’aristocrates après en avoir fait justice. Laissez, laissez tous les bijoux, tout l’argent et tous les effets qu’ils ont sur eux, pour les frais du grand acte de justice que vous exercez. On aura soin de vous payer comme on est convenu avec vous ; soyez nobles, soyez grands et généreux comme la profession que vous remplissez ; que tout ce grand jour soit digne du peuple dont la souveraineté vous est commise.
De son côté, l’Assemblée législative envoya à l’Abbaye des commissaires « pour parler au peuple et rétablir le calme. » Ils piétinèrent dans le sang, mais les ténèbres ne leur permirent pas de voir ce qui se passait. Après avoir entendu le rapport de Dussault, l’Assemblée passa à l’ordre du jour !
Au même instant Danton sortait du conseil. Un député l’aborde et veut l’informer de ce qui se passe aux prisons.
Je me f… bien des prisonniers, dit le ministre de la justice ; qu’ils deviennent ce qu’ils pourront !
Après le massacre, l’orgie
Cependant les cadavres entassés dans la cour de l’Abbaye étaient en si grand nombre qu’une vapeur de sang imprégnait l’atmosphère. On respirait dans les rues d’alentour une odeur nauséabonde. Il fallut laver le sol de la cour, le couvrir d’un lit de paille.
Autour de ce lit, on rangea des bancs où s’assirent les « dames » du quartier. On alluma des torches, on plaça un lampion auprès de chaque tête coupée, afin que les grand’mères de nos pétroleuses pussent jouir, dans toute sa splendeur, du spectacle des égorgements.
Des tables furent dressées dans la cour Saint-Germain-des-Prés, dans la salle du comité civil, et le traiteur Lenoir y servit un repas succulent auquel prirent part les tueurs en chef.
Pendant ce temps les ouvriers qui travaillaient aux cadavres absorbaient en grand nombre des bouteilles de vin et des pains de quatre livres. Les verres dans lesquels ces « braves citoyens » buvaient à la santé de la nation portaient la marque de leurs doigts et dégouttaient de sang.
À cette vue, à l’odeur écœurante de l’orgie, Aimé Jourdan, qui présidait le comité civil, se trouva mal sur son siège.
Quand arriva la nuit, les bourreaux comme les juges avaient si fort besogné qu’ils étaient harassés de fatigues, repus de victuailles. Après avoir fumé leurs pipes, ils s’endormirent sur les bancs placés dans les guichets et dans les cours. L’abominable drame eut un entr’acte de quelques heures, pendant lequel la Commune fit procéder à l’enlèvement des cadavres. Des tombereaux les emportèrent à Clamart, et à la Tombe-Issoire du Petit-Montrouge, où l’emplacement des fosses avait été désigné dès le 28 août.
Épisodes. — Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte
Les massacres reprennent à l’Abbaye
Les prisonniers entassés dans les cachots, dans les salles, dans la chapelle de l’Abbaye, prêtaient l’oreille aux bruits de la nuit, redoutant des appels de mort. Quelques-uns priaient, d’autres préparaient leur défense ou écrivaient leurs dernières volontés. Parmi eux se trouvaient deux prêtres qui avaient échappé au massacre de la veille : l’abbé Lenfant, prédicateur du Roi, et l’abbé de Rastignac, vicaire général d’Arles.
L’abbé Lenfant était frère d’un des membres de la Commune, que Panis et Sergent s’étaient associés pour former le comité directeur des massacres. Dès le 2 septembre, Maillard avait reçu un ordre ainsi conçu :
Il vous est ordonné de juger tous les prisonniers de l’Abbaye sans distinction, à l’exception de l’abbé Lenfant que vous mettrez dans un lieu sûr.
Cet ordre fut renouvelé dans la matinée du 3.
Au point du jour, les deux vénérables confesseurs de la foi, qui avaient blanchi au service du sanctuaire, montèrent à la tribune de la chapelle et annoncèrent aux détenus la prochaine reprise des massacres.
Un mouvement électrique précipita tous les prisonniers à genoux. Ils reçurent une absolution générale et la bénédiction in articulo mortis.
Vers dix heures, Maillard et sa bande reprirent leurs sièges, et les assassins leur besogne. L’abbé de Rastignac périt l’un des premiers ; le dévouement de sa nièce, Mme de Fausse-Landry, qui était venue partager sa captivité, fut impuissant à arracher aux bourreaux ce vieillard de soixante-dix-huit ans.
Plus heureuses, Mlle de Sombreuil et Mlle Cazotte parvinrent à attendrir les meurtriers.
L’intercession de Mlle de Sombreuil en faveur de son père
Le marquis de Sombreuil, maréchal de camp, gouverneur des Invalides depuis 1780, avait assurément bien des titres à la haine des hommes de septembre.
Sa fille plaida sa cause avec tant d’éloquence, d’habileté et d’énergie devant l’affreux tribunal, qu’elle lui arracha la vie du vieux soldat royaliste. Maillard rendit un verdict d’acquittement.
Les assassins prirent dans leurs bras l’héroïque jeune fille et la portèrent jusque dans la rue. Mais une nouvelle épreuve l’y attendait…
Ici nous laissons parler le propre fils de Mlle de Sombreuil, devenue plus tard comtesse de Villelume. Voici comment il s’exprime dans une lettre rendue publique par M. Alfred Nettement :
Ma mère n’aimait point à parler de ces tristes et affreux temps. Jamais je ne l’ai interrogée ; mais parfois, dans des causeries intimes, il lui arrivait de parler de cette époque de douloureuse mémoire. Alors, je l’ai plusieurs fois entendue dire que, lors des massacres, M. de Saint-Marc sortit du tribunal devant son père et fut tué d’un coup qui lui fendit le crâne ; qu’alors elle couvrit son père de son corps, lutta longtemps et reçut trois blessures.
Ses cheveux, qu’elle avait très longs, furent défaits dans la lutte ; elle en entoura le bras de son père, et, tirée dans tous les sens, blessée, elle finit par attendrir ces hommes. L’un d’eux, prenant son verre, y versa du sang sorti de la tète de M. de Saint-Marc, y mêla du vin et de la poudre, et dit que, si elle buvait cela à la santé de la nation, elle conserverait son père.
Elle le fit sans hésiter et fut alors portée en triomphe par ces mêmes hommes.
Depuis ce temps, ma mère n’a jamais pu porter les cheveux longs sans éprouver de vives douleurs. Elle se faisait raser la tête. Elle n’a jamais non plus pu approcher du vin rouge de ses lèvres, et, pendant longtemps, la vue seule du vin lui faisait un mal affreux.
Signé : Comte de Villelume Sombreuil.
Plusieurs historiens ont nié le fait du verre de sang bu par Mlle de Sombreuil. Devant l’attestation même du fils de la victime, le doute n’est plus permis.
L’intercession de Mlle Cazotte en faveur de son père
Mlle Élisabeth Cazotte, jeune fille de vingt ans, d’une beauté accomplie, trouva pour sauver son père, des paroles non moins persuasives que Mlle de Sombreuil. Elle aussi parvint à désarmer la rage des bourreaux.
Mais son bonheur fut de courte durée. Écroué de nouveau le 12 septembre, Cazotte fut traduit le 24 devant le tribunal révolutionnaire institué le 17 août. Sa tête tomba le lendemain sur la place du Carrousel, pendant que sa fille était retenue prisonnière à la Conciergerie. Il était accusé d’avoir entretenu des correspondances avec des émigrés et d’avoir voulu favoriser l’évasion du roi. La mort seule pouvait expier de tels crimes.
Martyre de deux prêtres amis
Mais revenons à l’Abbaye. Vers la fin du carnage, ou amena aux bourreaux deux prêtres, deux frères en Jésus-Christ, qu’unissait la plus tendre amitié. Ils se tenaient étroitement enlacés.
— Vois, dit à l’un d’eux un chef des tueurs en lui montrant la cour encombrée de cadavres, voilà le sort réservé à ceux qui refusent de se soumettre aux lois. Fais le serment ou à l’instant tu vas mourir.
— Donnez-nous, répond le prêtre, le temps de nous préparer à la mort ; permettez-nous de nous confesser l’un à l’autre, voilà la seule grâce que nous vous demandons. Faire le serment que vous nous demandez ce serait renoncer à des articles essentiels de notre foi. Plutôt la mort que l’apostasie !
— Eh bien, qu’ils se confessent ! répondent les égorgeurs. Ils donneront le temps aux curieux du quartier de venir nous voir faire justice de ces coquins.
Les deux prêtres se retirent dans un angle de la cour. Après s’être confessés, ils se déclarent prêts à mourir. On place les martyrs sur un lit de paille, où on les égorge au milieu des rires et des applaudissements de l’assistance.
L’œuvre de mort accomplie, on procéda au dépouillement des cadavres, avant de les livrer aux tombereaux des fossoyeurs. Cette opération se fit en présence des commissaires et avec un certain luxe d’inventaires et de procès-verbaux. Ce qui n’empêcha pas les montres en or, les bagues et, en général, tous les bijoux précieux qui avaient appartenu aux victimes, de devenir, pour la plupart, la proie de leurs assassins. Leur prix servit à rembourser les dépenses, conformément aux instructions de la Commune qui avait autorisé le comité des Quatre-Nations a prendre LES FRAIS SUR LA CHOSE.
Quelques rescapés
Il entrait dans les instructions des tueurs en chef de prononcer quelques acquittements. Journiac de Saint-Méard fut mis en liberté avec de grandes marques de respect, sur le témoignage d’un tueur provençal.
Des citoyens généreux vinrent, au péril de leur vie, réclamer des prisonniers appartenant à leurs sections, et Maillard fit plusieurs fois droit à leurs demandes, tout en les avertissant de ne pas les renouveler.
Une dame d’honneur de la reine, la princesse de Tarente, dut son salut à la fermeté de son attitude et de ses discours. L’ordre étant donné de la reconduire en prison jusqu’à nouvel ordre : « La liberté ou la mort ! » s’écria-t-elle, en empruntant à ses bourreaux une de leurs formules. Elle fut rendue à la liberté.
Quant à l’abbé Lenfant, dont les jours avaient été conservés sur l’ordre si précis des administrateurs de police, il fut mis en lieu sûr. Relâché le 5 septembre, après avoir donné tout ce qu’il possédait, il fut signalé par des femmes qui crièrent : Voilà le confesseur du roi ! Il fut saisi, ramené rue de Bucy, et massacré en face même de la prison.
On fait disparaître les traces du massacre
Quand tout fut terminé à l’Abbaye, quand les cachots n’eurent plus de proie à livrer aux séides de la Commune, on se mit en devoir d’obéir à l’ordre suivant, que Panis et Sergent avaient adressé au directeur de la prison :
Monsieur, vous ferez sur-le-champ enlever les corps des personnes de votre prison qui n’existent plus. Que, dès la pointe du jour, tout soit enlevé et emporté hors de Paris, dans des fosses profondes bien recouvertes de terre. Faites, avec de l’eau et du vinaigre, laver les endroits de votre prison qui peuvent être ensanglantés, et sablez par-dessus….
À la Mairie, le 3 septembre, une heure du matin. — Panis, Sergent.
Les ouvriers de la Commune de Paris ont pu laver le pavé de la cour de l’Abbaye et sabler par-dessus ; le sang et la boue n’en sont pas moins restés. Tous les sables des rivages, toute l’eau de l’Océan ne sauraient suffire à effacer la tache sanglante. Comme celle de Macbeth, elle apparaîtra éternellement aux mains souillées de la Révolution.
Les Carmes
Le couvent devient une prison pour prêtres
Le couvent des Carmes, qui, au moment de la Révolution de 1789, occupait un vaste enclos limité par les rues de Vaugirard, du Cherche-Midi, du Regard et Cassette, fut déclaré propriété nationale en vertu des lois de confiscation révolutionnaire.
Après le 10 août, on transforma en prison la maison de prières et de bonnes œuvres. Du moins les premières victimes qu’elle reçut furent-elles dignes de succéder aux religieux qui l’avaient habitée pendant près de deux siècles.
Dès le lendemain de la chute du trône, la Commune fit incarcérer tous les prêtres en résidence à Paris qui avaient refusé le serment schismatique imposé à leur conscience par un pouvoir usurpateur. On entassa dans l’église des Carmes tout ce qu’elle pouvait contenir, cent soixante prêtres environ ; le surplus fut enfermé à l’Abbaye, à la Force ou au séminaire Saint-Firmin de la rue Saint-Victor.
Parmi les incarcérés des Carmes, se trouvaient un prélat octogénaire, Mgr Du Lau, archevêque d’Arles, et deux frères du nom de La Rochefoucault, l’évêque de Beauvais et l’évêque de Saintes.
La bande de Maillard arrive
On les entretint d’abord dans la pensée qu’ils allaient être déportés, conformément au décret voté le 28 août, et on leur donna toutes facilités pour se procurer l’argent et les objets nécessaires pour un voyage dont le terme leur était inconnu. Celui qu’ils devaient faire n’avait pas besoin de tant de provisions.
Le 2 septembre, un frisson de terreur, sinistre pressentiment du massacre, passa dans les rangs des prisonniers. Le juge de paix de la section du Luxembourg, Joachim Ceyrat, maratiste d’une férocité bestiale, se présente aux Carmes et fait l’appel des prêtres renfermés dans l’église. Ils descendirent au jardin, où les accueillirent d’atroces vociférations proférées par des gens placés aux fenêtres des cellules du cloître.
Retirés, les uns derrière une palissade de charmille, les autres dans un petit oratoire situé à l’angle de gauche de l’enclos, qui servait habituellement aux Carmes de salle de conférence, ils s’étaient mis en prières, quand tout à coup une porte s’ouvrit avec fracas et laissa passer une horde affreuse d’hommes armés de sabres et de pistolets, qui envahirent le jardin en poussant des cris de mort et en hurlant la Marseillaise. C’était la bande de Maillard, que nous avons vue se diriger vers la rue de Vaugirard, après les premiers massacres de la cour de l’Abbaye.
L’héroïque Mgr du Lau, archevêque d’Arles
La première victime fut un prêtre, l’abbé Giraud, qui récitait son bréviaire auprès du bassin formant le centre du jardin. Il fut tué à coups de sabre. Tous ceux qui, à ses cris, accoururent pour lui porter secours éprouvèrent le même sort.
Puis les assassins se dirigèrent vers l’oratoire en criant : L’archevêque d’Arles ! l’archevêque d’Arles ! Mgr Du Lau s’y trouvait entouré d’environ trente prêtres. Il comprit que l’heure du dernier sacrifice était venue : « Remercions Dieu, dit-il, d’avoir à lui offrir notre sang pour une si belle cause. » Et il pria le plus âgé des prêtres de lui donner l’absolution.
Ses compagnons s’efforcent en vain de le dérober aux poursuites des bourreaux. Les mains croisées sur la poitrine, les yeux levés au ciel, l’homme de Dieu s’avance vers la cohue infernale en répétant cette parole du divin Maître : « Je suis celui que vous cherchez ! »
— C’est donc toi, s’écrie un Marseillais, qui es l’archevêque d’Arles ?
— Oui, Messieurs, je le suis.
— Ah ! scélérat, c’est loi qui as fait verser le sang des patriotes dans la ville d’Arles.
— Je n’ai jamais fait de mal à personne.
— Eh bien, je vais t’en faire, moi ! réplique l’assassin en lui assénant un coup de sabre sur le front.
Au même instant un second coup de sabre frappé par derrière lui ouvre le crâne. Un troisième lui abat la main droite ; d’autres l’étendent par terre sans connaissance. Une pique lui traverse la poitrine et met fin à son supplice. Cela fait, le Marseillais arrache la croix de l’archevêque et l’agite triomphalement aux yeux des égorgeurs. Ainsi périt le premier des prélats qui devaient tomber dans Paris, victimes de criminelles fureurs.
Sa mort n’apaisa pas la rage de la Révolution, qui, depuis quatre-vingts ans, semble particulièrement altérée du sang des archevêques. Le martyr du jardin des Carmes a inauguré la voie de douleur et de gloire qu’ont suivie à travers les barricades ou derrière le mur de la Roquette Mgr Affre et Mgr Darboy. En expiation des crimes sans cesse renouvelés par la cité révolutionnaire, la justice de Dieu se contentera-t-elle du sang versé par les saints pasteurs ?
Après la mort de Mgr Du Lau, la fureur des brigands se tourne vers ses compagnons. Ceux-ci fuient épouvantés à travers le jardin ; et, bientôt atteints pas les balles, par les coups de sabre et de pique, leurs cadavres jonchent le sol. Un certain nombre s’étaient réfugiés au pied d’une statue de la sainte Vierge, placée dans l’oratoire ; les bourreaux les y pourchassent, et le pavé, ainsi que les bancs circulaires, sont bientôt ensanglantés.
Un « tribunal » improvisé pour faire des martyrs
Les ordonnateurs du massacre firent un moment cesser cette boucherie. La soirée s’avançait, et les prêtres échappés aux premières décharges, ceux que renfermait encore la maison, auraient pu se dérober à la faveur de l’ombre. Une battue générale les refoula dans l’église, où venait d’être organisé une sorte de tribunal.
Un commissaire de la section s’était posté, avec un registre d’écrou, dans un corridor du cloître, communiquant au jardin par un escalier. Il lit l’appel nominal des prisonniers. Son rôle se borna à constater l’identité des prêtres, à leur demander s’ils persistaient dans leur refus de serment. Les réponses furent unanimes.
Pas un seul ne faiblit en face de la mort. Tous s’avancèrent au martyre le sourire sur les lèvres et avec un courage résigné qui remplit de stupéfaction le commissaire et les hommes chargés de l’horrible besogne.
Du corridor, les victimes étaient conduites sur le perron du jardin, et, bientôt entraînées au milieu du cercle des bourreaux, elles ne tardaient pas à périr sous les coups de hache et de pique.
Parmi ceux qui succombèrent ainsi, martyrs de leur foi et de leur fidélité à l’Église, on cite
– le P. Hébert, général des eudistes ;
– l’abbé de Lubersac,
– l’abbé Gagnères-Desgranges,
– l’abbé Menuret,
– l’abbé Hermès, docteur en théologie ;
– le frère Ambroise Chevreux, général des bénédictins ;
– le père Legué, célèbre prédicateur ;
– l’abbé de Savigny, supérieur de Saint-Sulpice,
– François et Pierre de la Rochefoucault, évêques de Beauvais et de Saintes.
L’évêque de Saintes, qui avait eu la cuisse cassée d’un coup de feu, gisait couché sur un matelas, dans une chapelle latérale de l’église. Deux des meurtriers durent le transporter sur le perron, où on l’immola auprès du cadavre de son frère. Il fut la dernière victime de la maison des Carmes.
Sur les cent soixante prisonniers qu’elle renfermait,
– quatorze étaient parvenus à s’évader pardessus les murs des jardins,
– un certain nombre avaient été soustraits « à la sévérité du peuple » pour employer les termes d’un procès-verbal authentique dressé le 18 octobre 1792 ;
– cent vingt avaient été massacrés en moins de trois heures.
Les travailleurs avaient fait bonne et prompte besogne. Ils méritaient salaire ; on leur abandonna les dépouilles des victimes.
La profanation des corps
Quand ils se furent retirés, une tourbe de patriotes plus hideuse, plus féroce encore s’il est possible, que celle qui venait d’accomplir l’œuvre de sang, des hommes, des femmes, des enfants, sortis de la fange des faubourgs, se ruèrent sur les cadavres, auxquels ils firent subir d’infâmes outrages.
Quelques-uns de ces restes sacrés furent précipités dans un puits dépendant du jardin et situé à quelques pas de l’oratoire.
On entassa les autres sur des charrettes. Des femmes et des enfants y prirent place sur des monceaux de cadavres ; les hommes entourèrent le convoi, et l’horrible cortège hurlant, sanglant et aviné, chantant des refrains patriotiques entremêlés de chansons obscènes, s’achemina vers les carrières du Petit-Mont-rouge, où une large fosse avait été préparée pour recevoir ce qui restait des victimes.
Telles furent les obsèques des martyrs de la maison des Carmes ; elles furent célébrées par une horde de cannibales aux accents d’une liturgie immonde, entonnée par une foule ivre de vin et de sang.
Mais à l’heure même où de pareils outrages étaient prodigués à leurs dépouilles mortelles, les serviteurs de Jésus-Christ entraient dans le séjour de lumière et de gloire et recevaient la couronne d’immortalité.
L’oratoire du jardin des Carmes a été longtemps l’objet de la piété publique sous le nom de chapelle des Martyrs. Jusqu’à ces derniers temps, on pouvait y voir encore les traces du sang qui avait coulé à flots sur les dalles et rejailli jusque sur les murailles. Le puits qui contenait les restes des confesseurs avait été comblé et surmonté d’une croix de bois.
Ces vestiges vénérables ont pour jamais disparu. Une voie nouvelle traverse les lieux que souillèrent tant d’horreurs, et aucun signe matériel ne rappelle aujourd’hui aux regards des passants la mémoire des prêtres massacrés en septembre 1792, pour la cause de Dieu, par les apôtres de la Révolution.
Saint-Firmin, la Conciergerie, la Force, etc.
Pendant que l’on massacrait aux Carmes et à l’Abbaye, on tuait aussi à Saint-Firmin, à la Conciergerie, au Châtelet, à la Salpêtrière, aux Bernardins, à Bicêtre et à la Force.
Le massacre du petit séminaire de Saint-Firmin
Les bâtiments du petit séminaire de Saint-Firmin, devenus aujourd’hui la caserne de gendarmerie de la rue Saint-Victor, avaient reçu quatre-vingt-treize prêtres insermentés dans le courant du mois d’août. La section du Jardin-des-Plantes (dite des Sans-Culottes) présida à leur exécution. Le grotesque Henriot commanda le massacre.
Soixante-dix-neuf prêtres furent frappés, précipités des fenêtres et achevés dans la rue. Une femme, qu’on appelait la Tueuse et dont le véritable nom était Marie-Anne-Gabrielle, femme Vincent, abattit d’un coup de bûche l’ancien curé de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. « Cet infortuné, dit un témoin, tomba à genoux et, joignant les mains, s’inclina la face contre terre ; un dernier coup l’acheva. »
Le 26 mai 1871, une autre femme se rencontra avec un autre prêtre ; une tueuse de seize ans porta le coup de mort à Mgr Surat, vicaire général de Paris, qui lui disait : « Mademoiselle, n’aurez-vous pas pitié ! »
Les mêmes bourreaux et les mêmes victimes semblent se donner rendez-vous à toutes les étapes de la Révolution.
Le massacre de la Conciergerie
À la Conciergerie, la boucherie commença le 2 septembre, entre quatre et cinq heures du soir. Elle dura jusqu’au lendemain.
Une des premières victimes fut Luce de Montmorin, acquitté par le tribunal du 17 août.
Puis, vinrent sept officiers suisses transférés de l’Abbaye à la Conciergerie.
Enfin des détenus ordinaires, prisonniers obscurs, malfaiteurs vulgaires, condamnés ou simplement prévenus pour crimes ou délits de droit commun. Ils furent confondus avec les prisonniers politiques dans l’égalité du massacre. Peut-être se rencontra-t-il parmi eux quelque bon larron.
La Commune massacre aussi les vagabonds, prostituées et enfants en maison de correction
Les prisons du Châtelet, de la Salpêtrière, du cloître des Bernardins et de Bicêtre ne contenaient que des voleurs, des femmes de mauvaise vie, des aliénés, des pauvres, des vagabonds ; elles n’en furent pas moins déblayées par les travailleurs aux gages de la Commune.
Il entrait dans le plan des meneurs de simuler une insurrection générale attaquant toutes les prisons à la fois. Le massacre était organisé en vue des Suisses, des hommes de cour, des royalistes, des nobles et des prêtres : les malfaiteurs, les fous et les mendiants passèrent par-dessus le marché clans le traité conclu avec la mort.
À Bicêtre se trouvaient des enfants condamnés à quelques années de correction. Plusieurs d’entre eux avaient à peine atteint leur douzième année ! Ceux-là ne furent pas faciles à faire mourir.
Il nous en ont tué trente-trois, les malheureux ! racontait quarante ans plus tard à un historien des prisons de Paris, un vieux gardien du Bicêtre. Les assommeurs nous disaient, et d’ailleurs nous avons pu le voir par nous-mêmes, que ces pauvres enfants étaient bien plus difficiles à assommer que les hommes faits. Vous comprenez, à cet âge, la vie tient bien. Ils nous en ont tué trente-trois ! On en avait fait une montagne, là dans ce coin où l’on démolit, à votre droite. Le lendemain, quand il a fallu les enterrer, c’était un spectacle à fendre l’âme ! Il y eu avait un qui avait l’air de dormir comme un ange du bon Dieu ; mais les autres étaient horriblement mutilés.
La Commune préside le massacre de la prison de la Force
L’action plus ou moins directe, plus ou moins cachée de la Commune se fit sentir dans tous les massacres que nous venons de rappeler. À la Force, elle s’exerça publiquement et comme au grand jour.
Entre cette dernière prison et l’Hôtel-de-Ville, les allées et venues furent continuelles, dans les journées des 2 et 3 septembre. Des délégués de l’horrible cénacle y apparurent revêtus de l’écharpe municipale et vinrent y parler en maîtres. On voit successivement Hébert, Moneuse, Rossignol, Luillier, Chépy occuper le fauteuil du simulacre de tribunal qu’on installa à la Force, comme à l’Abbaye, comme aux Carmes.
Cent soixante-neuf victimes y furent frappées et quelques-unes, M. de Rulhières, Baudin de la Chesnaye, avec d’épouvantables raffinements.
Hébert fit mettre en liberté plusieurs dames de la cour : Mmes de Tourzel, de Mackau, de Navarre, de Sainte-Brisse, etc. Ce Tibère de bas étage aimait encore plus l’argent que le sang ; ses fureurs révolutionnaires s’apaisaient à la vue d’une bourse bien garnie.
Il désirait également, assure-t-on, sauver la princesse de Lamballe. Le duc de Penthièvre, beau-père de la princesse, avait mis cent mille écus à la disposition d’agents secrets dans le but de racheter les jours de sa belle-fille. Mais tous les efforts furent impuissants à préserver cette tête charmante du fer des assassins. Mme de Lamballe avait contre elle son rang, sa beauté, sa vertu et la tendre affection de Marie-Antoinette. C’était plus qu’il n’en fallait pour mourir en septembre 1792 !
La princesse de Lamballe
« Procès » et meurtre de la princesse de Lamballe
Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe, surintendante de la maison de la Reine, comparut le 3 septembre à huit heures du matin devant l’infâme tribunal.
La vue des bourreaux, l’odeur du sang, tout l’appareil de la « justice du peuple, » lui causèrent un saisissement tel qu’elle s’évanouit à diverses reprises.
Après un bref interrogatoire, le président lui dit :
Jurez l’amour de la liberté et de l’égalité, la haine du roi et de la reine.
— Je ferai volontiers le premier serment, répondit-elle ; quant au second, il n’est pas dans mon cœur.
Quelqu’un lui dit tout bas : Jurez tout, ou vous êtes morte !
Elle baissa la tête et ne répondit rien.
— Eh bien, sortez, ajouta la même voix, et quand vous serez dans la rue, criez : Vive la Nation !
Soutenue par un des chefs des égorgeurs, la princesse paraît sur le seuil. Mais elle oublie la recommandation salutaire ; en présence des cadavres amoncelés, un seul cri s’échappe de ses lèvres : Dieu, quelle horreur ! et elle s’évanouit.
Elle fut tuée à coups de pique, sur un tas de corps morts ; on la dépouilla de ses vêtements, et les bourreaux commirent sur ses restes mutilés des atrocités devant lesquelles l’histoire épouvantée s’arrête dans l’impuissance de les redire.
Mise en scène macabre pour meurtrir la famille royale
Sa tête coupée, placée au haut d’une pique, fut promenée dans Paris par un nommé Chariot, qui, suivi d’une troupe de cannibales, la porta successivement à l’abbaye Saint-Antoine, dont l’abbesse, Mme de Beauveau, était l’amie de la princesse ; au Palais-Royal, à l’hôtel du duc de Penthièvre, et enfin au Temple. Le sanglant cortège pénétra dans l’enclos jusqu’au pied de la tour qui renfermait la famille royale.
On entendit le bruit des tambours, et bientôt les cris de la populace, raconte Cléry dans le Journal du Temple ; la famille royale sortit de table avec, inquiétude et se réunit dans la chambre de la Reine. Je descendis pour dîner avec Tison et sa femme, employés au service de la Tour. Nous étions a peine assis, qu’une tête au bout d’une pique fut présentée à la croisée. La femme de Tison jeta un grand cri ; les assassins crurent avoir reconnu la voix de la Reine, et nous entendîmes le rire effréné de ces barbares….
C’était la tête de Mme la princesse de Lamballe ; quoique sanglante, elle n’était point défigurée ; ses cheveux blonds, encore bouclés, flottaient autour de la pique.
Je courus aussitôt vers le Roi. La terreur avait tellement altéré mon visage, que la Reine s’en aperçut ; il était important de lui en cacher la cause ; je voulais seulement avertir le Roi ou Madame Élisabeth, mais les deux municipaux étaient présents. « Pourquoi n’allez-vous pas dîner ? » me dit la Reine.
« Madame, lui répondis-je, je suis indisposé. »
Dans ce moment, un municipal entra dans la Tour, et vint parler avec mystère à ses collègues… Cependant les cris du dehors augmentaient ; on entendait très distinctement des injures adressées à la Reine.
Un autre municipal survint, suivi de quatre hommes députés par le peuple, pour s’assurer si la famille royale était dans la Tour. L’un d’eux, en habit de garde national, portait deux épaulettes, et, armé d’un grand sabre, il insista pour que les prisonniers se montrassent à la fenêtre ; les municipaux s’y opposèrent.
Cet homme dit à la Reine du ton le plus grossier : « On veut vous cacher la tête de la Lamballe que l’on vous apportait, pour vous faire voir comment le peuple se venge de ses tyrans ; je vous conseille de paraître, si vous ne voulez pas que le peuple monte ici. »
À cette menace la Reine tomba évanouie ; je volai à son secours, Madame Élisabeth m’aida à la placer sur un fauteuil ; ses enfants fondaient en larmes et cherchaient par leurs caresses à la ranimer.
Cet homme ne s’éloignait point ; le Roi lui dit avec fermeté : « Nous nous attendons à tout, Monsieur, mais vous auriez pu vous dispenser d’apprendre à la Reine ce malheur affreux… »
Après le meurtre de Mme la princesse de Lamballe, quelques acquittements eurent lieu à la Force. Mathon de la Varenne, avocat au Parlement de Paris ; Weber, frère de lait de Marie-Antoinette ; Chamilly, valet de chambre du Roi, furent mis en liberté, et c’est grâce à leurs témoignages directs que l’histoire a pu recueillir la plupart des faits que nous venons de relater.
Massacres en province
Sur le nombre des victimes
Quel fut le chiffre précis des victimes de septembre ? Les uns le fixent à huit mille ; les autres le font descendre au-dessous d’un millier. La vérité est que, pour les huit prisons de Paris, le nombre des morts, tel qu’il résulte des documents authentiques, oscille entre treize cent soixante-huit et quatorze cent cinquante-huit. Le premier de ces deux chiffres est donné par M. Mortimer-Ternaux, dont on connaît l’érudition scrupuleuse.
Mais les tueries ne s’arrêtèrent pas à l’enceinte de la capitale ; elles eurent leur contre-coup en province. On peut suivre la trace du sang de septembre depuis la cour de l’Abbaye, à travers toutes les prisons parisiennes, jusqu’à Meaux, à Reims, à Charleville, à Cæn, à Lyon, à Orléans, à Versailles et ailleurs encore, jusqu’au fond même de petits villages affiliés à la société des Jacobins.
La Commune revendique les massacres et cherche à les généraliser au reste du pays
Dès le 3 septembre, les membres du Comité de surveillance adressèrent à toutes les municipalités une circulaire renfermant l’apologie officielle de l’épouvantable forfait.
Danton la fit partir sous le couvert du ministère de la justice. Cette circulaire, signée de Duplessis, Panis, Sergent, Lenfant, Jourdeuil, Marat, Deforgues, Duffort, Cally, fut emportée par les commissaires que la Commune expédiait pour activer l’enrôlement des volontaires et réchauffer l’esprit public. On y lisait :
La Commune de Paris se hâte d’informer ses frères de tous les départements qu’une partie des conspirateurs féroces, détenus dans les prisons, a été mise à mort par le peuple : actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur des légions de traîtres cachés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l’ennemi ; et, sans doute, la nation entière, après la longue suite de trahisons qui l’ont conduite sur les bords de l’abîme, s’empressera d’adopter ce moyen si nécessaire de salut public.
Quelques municipalités suivent
Les « frères » de la Commune ne répondirent que trop bien à ce furieux appel.
– À Meaux, il y eut treize victimes, dont sept prêtres insermentés ;
– à Reims, on tua un officier supérieur, M. de Montrosier, cinq chanoines et plusieurs autres prêtres ;
– à Cæn, la rage démagogique se rua principalement sur le procureur général-syndic du département, Georges Bayeux, qui fut égorgé sur la place Saint-Sauveur.
– Quatre prêtres furent massacrés à Conches, petit bourg situé près d’Autun.
– Lyon eut aussi ses scènes d’horreur et de sang. Sept officiers démissionnaires succombèrent sous les coups d’une foule d’assassins, secrètement dirigés par Chalier, le futur terroriste de la cité.
Le duc de La Rochefoucault, ancien président du département de Paris, que la Révolution naissante avait entouré de popularité et qui était devenu odieux à la multitude pour sa courageuse conduite au 20 juin, se trouvait aux eaux de Forges. Un commissaire de la Commune reçoit la mission de le faire prisonnier et de le conduire sous bonne escorte à Paris, ainsi que sa mère la duchesse d’Anville, âgée de quatre-vingts ans, la duchesse de la Rochefoucault et Mme d’Astorg. Près de Gisors, le cortège est assailli par une multitude armée de sabres et de bâtons. Frappé d’un coup de pierre à la tempe, le prisonnier est renversé et achevé à coups de bâton sous les yeux de ses gardiens.
Le massacre des prisonniers d’Orléans et de Versailles
Les prisons d’Orléans regorgeaient de prisonniers destinés à être jugés par la haute cour. Parmi eux se trouvaient
– le duc de Cossé-Brissac,
– Mgr de Castellane, évêque de Mende ;
– M. Delessart, ancien ministre de l’intérieur ;
– M. d’Abancourt, dernier ministre de la guerre sous Louis XVI,
– Étienne Larivière, juge de paix de la section Henri IV, etc.
Un ramassis de voleurs sous les ordres d’un homme atroce, Fournier l’Américain, se rendent à Orléans. Les prisonniers, entassés sur sept chariots, après avoir été dépouillés de leur or et de bijoux précieux, sont dirigés à petites journées sur Paris, malgré les ordres précis de l’Assemblée.
Ils arrivent le 9 septembre à Versailles. Les sicaires du comité de surveillance les y avaient devancés !
À deux heures de l’après-midi le convoi, s’engageant sur la route de Saint-Cyr, se trouvait à la hauteur de l’Orangerie, quand une troupe d’hommes armés de piques et de sabres se rua sur les prisonniers.
Malgré les efforts courageux jusqu’à l’héroïsme du maire de Versailles, Georges Richard, tous les chariots furent envahis à la fois, et, en moins d’une heure, quarante-quatre cadavres sanglants et défigurés jonchaient le pavé de la rue de l’Orangerie.
Neuf prisonniers parvinrent à s’échapper à la faveur du tumulte.
La troupe de Fournier qui était composée de deux mille hommes armés jusqu’aux dents assista impassible aux massacres. Puis la bande des tueurs, portant comme des trophées les membres palpitants de leurs victimes, se rendit à la maison d’arrêt, où elle égorgea vingt-six détenus.
Le lendemain de cette journée, dont les Versaillais ont gardé longtemps l’effrayant souvenir, l’armée expéditionnaire, aux ordres de Fournier, entra dans Paris, tambours battant et drapeaux déployés. Elle se dirigea vers la place Vendôme et s’arrêta devant l’hôtel qu’occupe encore aujourd’hui le ministère de la justice.
Danton parut sur le seuil et adressa aux bandits une allocution qui se terminait par ces mots :
Celui qui vous remercie, ce n’est pas le ministre de la justice, c’est le ministre du peuple.
Les responsabilités
Les massacres de septembre ne sont pas perpétrés par le peuple mais par un tout petit nombre
Ces paroles renfermaient un impudent mensonge, une injure gratuite envers le peuple de Paris et la nation tout entière.
Le forfait de septembre a été l’œuvre de quelques scélérats ; il n’a pas été celui du peuple. La France et Paris lui-même en sont innocents.
Ceux qui ont perpétré le crime ont voulu se décharger sur une foule anonyme, parlant irresponsable, de l’épouvantable fardeau. Le peuple a bon dos : il faut charger le peuple ! Multiplier le nombre des coupables, c’est réduire le crime en poussière, c’est le rendre impalpable et le dérober aux revendications de l’histoire. De là, cette explication que les journées de septembre sont dues à une effervescence populaire, à une sorte de rage du patriotisme parisien, surexcité par la prise de Verdun et l’entrée des Prussiens sur le territoire français.
Ce système, qui remonte à Robespierre et qui fut tout aussitôt propagé, comme un mot d’ordre, par les organisateurs des massacres, a été souvent reproduit de nos jours.
En présence des pièces officielles et des documents authentiques qui sont sortis de toutes parts dans ces derniers temps, il n’est plus discutable.
Tout d’abord, les massacres furent exécutés par un très petit nombre d’hommes :
– trois cents au plus, selon Roch Marcandier, témoin oculaire ;
– deux cents, d’après Louvet,
– une centaine au dire de Brissot.
– À la Conciergerie, à la Force, les tueurs n’étaient guère qu’une douzaine.
Les massacres sont prémédités et cautionnés par l’Assemblée et la Commune
Pendant cinq jours, ils accomplirent leur œuvre en toute paix, comme des journaliers leur travail, en face de l’Assemblée, de la Commune, du Comité de surveillance, d’un maire disposant de la force publique, d’une garde nationale de cinquante mille hommes !
Peu de jours avant les massacres, les administrateurs de police firent mettre en liberté un certain nombre de prisonniers auxquels s’intéressaient quelques-uns des meneurs.
– Danton sauva Charles Lameth, plusieurs prêtres des écoles chrétiennes ;
– Beaumarchais dut la vie à Manuel ;
– l’abbé Béradier à Camille Desmoulins et à Robespierre, ses anciens élèves de Louis-le-Grand ;
– Marat lui-même sauva plusieurs prisonniers.
Enfin, hier encore on pouvait voir aux archives de l’Hôtel-de-Ville et de la Préfecture de police des pièces d’une éloquence sinistre, d’un réalisme effrayant, attestant la préméditation de l’horrible trame : procès-verbaux, dépêches, ordres, arrêtés, factures des fournisseurs, quittances des bourreaux, registres d’écrou maculés de vin et de sang. La Commune de 1871 a fait disparaître ces traces matérielles de la complicité de la Commune de 1792 dans la boucherie de septembre.
Mais Dieu a permis que l’œuvre du pétrole fût impuissante à anéantir les preuves de l’accusation. Grâce à de patients chercheurs, les documents relatifs aux journées maudites ont été intégralement reproduits et livrés au public. L’histoire reste en pleine possession de la vérité : elle a le devoir de la redire.
Les vrais responsables du massacre : Marat et Danton
Or, la vérité, la voici :
– La pensée des massacres commence par germer dans le cerveau de Marat. « La face et la main de Marat sont restées empreintes dans le suaire de septembre », a dit Edgard Quinet. Il conçut le drame dont le comité de surveillance ordonna la mise en scène avec une habileté supérieure, un art terrible, selon le mot des deux historiens révolutionnaires, Buchez et Roux.
– Les premiers rôles sont remplis par Danton, Billaud-Varennes, Manuel, Panis et Sergent ; Santerre, le chef inactif de la garde nationale (un rôle muet). Robespierre ne paraît pas sur la scène, mais ses yeux de chat-tigre luisent au fond de la coulisse.
– Le ministre de l’intérieur et le maire de Paris, Roland et Pétion, se confinent dans l’emploi des Jocrisse.
– Nous négligeons les comparses et les machinistes.
En résumé, tout fut arrêté d’avance dans le crime de septembre, tout fut prémédité :
– le triage des prisonniers,
– la désignation des victimes réservées à la mort,
– le choix des ouvriers,
– la fixation de leur salaire.
La Commune ne mit pas le travail des massacres aux enchères de la fureur publique ; elle l’exécuta en régie administrative. C’était plus expéditif et plus sûr.
Le sang qu’elle fit jaillir coula longtemps. Le ruisseau de la rue Sainte-Marguerite, grossi de tous les affluents que lui fournissait chaque jour la guillotine, devint bientôt un large fleuve, le fleuve se fit torrent et le torrent finit par emporter la plupart des septembriseurs et l’horrible Commune elle-même, — les bourreaux après les victimes.