Lettre à Monseigneur le Dauphin, par Bossuet. De l’éducation au dur métier de roi.

Lettre à Monseigneur le Dauphin, par Bossuet De l’éducation au dur métier de roi

Avec des accents tout confucéens1 Bossuet rappelle la nécessité pour tout homme d’exercer sa raison, « cette lumière admirable, dont le riche présent … vient du ciel » et « par laquelle Dieu a voulu que tous les hommes fussent libres ». Acquérir l’esprit de discernement, apprendre à résister à l’esclavage des passions, entraîner son attention, tel est précisément le rôle de l’éducation. C’est pour faire du fils de Louis XIV un homme vertueux et donc libre, que Bossuet l’exhorte au respect des règles de grammaire. Après lecture de cette Lettre à Monseigneur le Dauphin, par Bossuet, on reste sceptique sur les réelles intentions des décideurs de l’Éducation nationale qui cherchent à en bannir toute règle (règles de calcul, de grammaire …) ainsi que toute contrainte à un effort intellectuel (leçons, devoirs, sanctions…) [La Rédaction]

Introduction de Viveleroy

Texte tiré de Œuvres de Bossuet, tome 1, Firmin Didot frères fils et Cie, Paris, 1860, p.13-16. AVERTISSEMENT : les titres notés [VLR] ont été ajoutés par la rédaction de viveleroy pour faciliter la lecture en ligne.


Gouverner les hommes par la raison [VLR]

Rester attentif pour entraîner sa raison [VLR]

Ne croyez pas, monseigneur, qu’on vous reprenne si sévèrement pendant vos études, pour avoir simplement violé les règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut quand nous en sommes si fâchés ; car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention, qui en est la cause.

Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles ; mais si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier, non plus les paroles, mais les choses mêmes, vous en troublerez tout l’ordre. Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire : alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles, alors vous placerez mal les choses ; vous récompenserez au lieu de punir, vous punirez quand il faudra récompenser, enfin vous ferez tout sans ordre, si vous ne vous accoutumez dès votre enfance à tenir votre esprit attentif, à régler ses mouvements vagues et incertains, et à penser sérieusement en vous-même à ce que vous avez à faire.

Former sa raison pour bien gouverner [VLR]

Ce qui fait que les grands princes comme vous, s’ils n’y prennent sérieusement garde, tombent facilement dans la paresse et dans une espèce de langueur, c’est l’abondance où ils naissent. Le besoin éveille les autres hommes, et le soin de leur fortune les sollicite sans cesse au travail. Pour vous, à qui les biens nécessaires non seulement pour la vie, mais pour le plaisir et pour la grandeur, se présentent d’eux-mêmes, vous n’avez rien à gagner par le travail, rien à acquérir par le soin et l’industrie.

Mais, monseigneur, il ne faut pas croire que la sagesse vous vienne avec la même facilité, et sans que vous y travailliez soigneusement. Il n’est pas en notre pouvoir de vous mettre dans l’esprit ce qui sert à cultiver la raison et la vertu, pendant que vous penserez à toute autre chose. Il faut donc vous exciter vous-même, vous appliquer, vous efforcer, afin que la raison domine toujours en vous. Ce doit être là toute votre occupation ; vous n’avez que cela à faire et à penser. Car comme vous êtes né pour gouverner les hommes par la raison, et que pour cela il est nécessaire que vous en ayez plus que les autres, aussi les choses sont-elles disposées de sorte que les autres travaux ne vous regardent pas, et que vous avez uniquement à cultiver votre esprit, à former votre raison.

Sur les difficultés de gouverner un grand pays [VLR]

Pensez-vous que tant de peuples, tant d’armées, une nation si nombreuse, si belliqueuse, dont les esprits sont si inquiets, si industrieux et si fiers, puissent être gouvernés par un seul homme, s’il ne s’applique de toutes ses forces à un si grand ouvrage ? N’eussiez-vous à conduire qu’un seul cheval un peu fougueux, vous n’en viendriez pas à bout, si vous lâchiez tout à fait la main, et si vous laissiez aller votre esprit ailleurs : combien moins gouvernerez-vous cette immense multitude, où bouillonnent tant de passions, tant de mouvements divers !
Il viendra des guerres ; il s’élèvera des séditions ; un peuple emporté fera de toutes parts sentir sa fureur. Tous les jours de nouveaux troubles, de nouveaux dangers. On vous tendra des pièges : vous serez environné de flatteurs, de fourbes : un brouillon remuera des provinces éloignées ; un autre cabotera jusque dans votre cour, qui est le centre des affaires : il animera l’ambitieux, il soulèvera l’entreprenant, il aigrira le mécontent. À peine trouverez-vous quelqu’un à qui vous puissiez vous fier : tout sera factions, artifices, trahisons.

Dieu n’assiste pas ceux qui agissent contre leur raison [VLR]

Au milieu de l’orage vous croirez qu’il n’y a qu’à demeurer tranquille dans votre cabinet, espérant, comme dit un de vos poètes, que les dieux feront vos affaires pendant que vous dormirez. Vous seriez loin de la vérité, si vous le pensiez.

C’est en veillant, disait sagement Caton, ainsi que Salluste l’a rapporté, c’est en agissant, c’est en prenant bien son parti, qu’on a d’heureux succès. Mais livrez-vous à une lâche indolence, vous implorerez en vain les dieux ; ils sont en colère et disposés à vous nuire.

Voilà en effet ce qui arrive. Dieu ne nous a pas donné pour n’en pas faire usage, le flambeau qui nous éclaire sans discontinuation, cette faculté de nous rappeler le passé, de connaître le présent, de prévoir l’avenir. Quiconque ne daignera pas mettre à profit ce don du ciel, c’est une nécessité qu’il ait Dieu et les hommes pour ennemis. Car il ne faut pas s’attendre, ou que les hommes respectent celui qui méprise ce qui le fait homme, ou que Dieu protège celui qui n’aura fait aucun état de ses dons les plus excellents.

L’exemple de Louis XIV [VLR]

Que tardez-vous donc, monseigneur, à prendre votre essor ? que ne jetez-vous les yeux sur le plus grand des rois, votre auguste père, dont la paix et la guerre font également briller la vertu ; qui préside à tout ; qui donne lui-même aux ministres étrangers ses réponses, et aux siens les lumières dont ils ont besoin pour exécuter ses ordres ; qui établit dans son royaume les plus sages lois ; qui décide la marche de ses armées, et souvent les commande en personne ; qui enfin, tout occupé des affaires générales, ne laisse pas d’embrasser les détails ? Rien qu’il souhaite avec tant d’ardeur que de vous faire entrer dans ses vues, et de vous apprendre de bonne heure l’art de régner.

Entraîner sa raison pour rester libre [VLR]

Entraîner sa raison pour rester libre et résister aux passions [VLR]

Formez-vous un esprit qui réponde à de si hauts projets. Ne songez point combien est grand l’empire que vous ont laissé vos ancêtres ; mais quelle vigilance il faudra que vous ayez pour le défendre et le conserver. Ne commencez pas par l’inapplication et par la paresse une vie qui doit être si occupée et si agissante. De tels commencements feraient qu’étant né avec beaucoup d’esprit, vous ne pourriez que vous imputer à vous-même l’extinction ou l’inutilité de cette lumière admirable, dont le riche présent vous vient du ciel. À quoi, en effet, vous serviraient des armes bien faites, si vous ne les avez jamais à la main ? À quoi, de même, vous servira d’avoir de l’esprit, si vous ne l’employez pas, et que vous ne vous appliquiez pas ? C’est autant de perdu. Et comme si vous cessiez de danser ou d’écrire, vous viendriez, manque d’habitude, à oublier l’un et l’autre ; de même, si vous n’exercez votre esprit, il s’engourdira, il tombera dans une espèce de léthargie ; et quelques efforts que vous eussiez alors envie de faire pour l’en tirer, vous n’y serez plus à temps.
Alors il s’élèvera en vous de honteuses passions. Alors le goût du plaisir, et la colère, qui sont les plus dangereux conseillers des princes, vous porteront à toute sorte de crimes ; et le flambeau qui seul aurait pu vous guider, étant une fois éteint, vous vous serez mis hors d’état de compter sur aucun secours. Vous comprenez aisément vous-même combien on serait, dans une pareille situation, peu capable de gouverner. Aussi n’est-ce pas à tort qu’un homme emporté par ses passions est regardé comme n’étant plus maître de rien. Puisqu’il n’est pas son maître, comment le serait-il des autres ? esclave d’autant plus à plaindre, que sa servitude tombe sur cette partie de lui-même, sur cette raison, par laquelle Dieu a voulu que tous les hommes fussent libres. Qui voudra donc être maître, et tenu pour tel, qu’il commence par exercer sur lui-même son pouvoir : qu’il sache commander à la colère : que les plaisirs, malgré tout ce qu’ils auraient d’attrayant, ne le tyrannisent point : qu’il jouisse toujours de sa raison. Or voilà ce qu’on ne doit attendre de personne, si ce n’est une habitude prise dans le bas âge.

Denys le Tyran se venge en corrompant le fils de son ennemi [VLR]

Rappelez-vous, je vous en conjure, de quelle manière Denys le Tyran traita le fils de Dion, pendant qu’il l’eut en sa puissance. Tout ce qu’on peut imaginer de plus barbare, c’est ce que la haine qu’il avait pour le père lui fit entreprendre contre le fils. Vous avez vu dans votre Cornelius Nepos, qu’inventeur d’un nouveau genre de vengeance, il ne tira point l’épée contre cet enfant innocent, il ne le mit point en prison, il ne lui fit point souffrir la faim ou la soif ; mais, ce qui est plus déplorable, il corrompit en lui toutes les bonnes qualités de l’âme.

Pour exécuter ce dessein, il lui permit tout, et l’abandonna, dans un âge inconsidéré, à ses fantaisies, à ses humeurs. Le jeune homme, emporté par le plaisir, donna dans la plus affreuse débauche. Personne n’avait l’œil sur sa conduite ; personne n’arrêtait le torrent de ses passions. On contentait tous ses désirs ; on louait toutes ses fautes. Ainsi corrompu par une malheureuse flatterie, il se précipita dans toute sorte de crimes.

Mais considérez, monseigneur, combien plus facilement les hommes tombent dans le désordre, qu’on ne les ramène à l’amour de la vertu. Après que ce jeune homme eut été rendu à son père, il fut mis entre les mains de gouverneurs qui n’oublièrent rien pour qu’il changeât. Tout fut inutile : car, plutôt que de se corriger, il aima mieux renoncer à la vie, en se jetant du haut en bas de sa maison.

Les leçons de cette histoire [VLR]

Tirez de là deux conséquences :
– dont la première est que nos véritables amis sont ceux qui résistent à nos passions, et que ceux au contraire qui les favorisent sont nos plus cruels ennemis ;
– la seconde et la plus importante que si de bonne heure on prend bien garde aux enfants, alors l’autorité paternelle et de bons documents peuvent beaucoup. Au contraire, si de mauvaises et fausses maximes leur entrent une fois dans l’esprit, alors la tyrannie de l’habitude se rend invincible, et il n’y a plus ni remède ni secret qui puisse guérir le mal. Pour empêcher qu’il ne devienne incurable, il faut le prévenir.

Travaillez-y, monseigneur ; et afin que votre raison fasse les plus grands progrès, fuyez la dissipation, ne vous livrez point à de frivoles amusements, mais nourrissez-vous de réflexions sages et salutaires ; remplissez-vous-en l’esprit ; faites-en la règle de votre conduite, et accoutumez-vous à recueillir les fruits abondants qu’elles sont capables de produire.

  1. Confucius dit en effet que « [La loi de la Grande Étude], ou de la philosophie pratique, consiste à développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes, et à placer sa destination définitive dans la perfection, ou le souverain bien. (Confucius, Doctrine de Confucius ou les quatre livres de philosophie morale et politique de la Chine, Traduit du Chinois par M.G. Pauthier, Librairie Garnier Frères, 1921.
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