La modernité a bouleversé la conception de l’identité en remplaçant les repères traditionnels par l’autonomie de l’homme. Désormais, l’homme refuse toute loi dont il n’est pas l’origine — entre autres, les lois biologiques et la loi naturelle qui sont l’écologie de l’être humain. En effet, avec Rousseau et Kant, l’individu devient la source de sa propre loi ; tandis qu’en consacrant la liberté et l’égalité, la Déclaration de 1789 efface les autorités traditionnelles — garantes d’identité — au profit d’individus indiscernables et individualistes. Cette « émancipation » — présentée comme libératrice —, se révèle en réalité comme un puissant dissolvant des liens communautaires, conduisant les sociétés à l’égoïsme.
Pour contrer cette fragmentation, et comme nouveau cadre d’identité collective, la Révolution invente la nation, fondée sur la souveraineté du peuple et principe d’elle même. Cependant, cette solution n’est qu’un mot, une fiction que Rousseau tente de consolider par un contrat social, Renan par un roman national, et Maurras, en lui attribuant le statut de substance dotée d’une âme et d’une volonté propre. Les choses se compliquent quand le pape Léon XIII exhorte les catholiques à se rallier au régime incarnant le mieux l’autonomie de l’homme : la République. En renonçant à la volonté de restaurer une autorité politique traditionnelle — tirant sa légitimité de la conformité de ses lois à la loi naturelle dont Dieu est l’Auteur —, les chefs de l’Église abandonnent l’ambition de reconstruire la Chrétienté, et avec elle, toutes ses identités florissantes. [La Rédaction.]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Seconde partie d’une étude sur l’identité réalisée sur deux articles :
1re partie : Identité et légitimité.
2e partie : L’identité à l’épreuve de la modernité.
Dans les sociétés traditionnelles, l’identité humaine s’enracine dans un ordre transcendant de lois et de coutumes héritées et dont la légitimité se mesure à l’aune de la loi naturelle et divine. La personne y reçoit son identité des communautés auxquelles elle appartient. La modernité, en revanche, proclame l’autonomie de l’homme : l’individu devient la source de la loi et l’artisan de sa propre identité ; de même, la société se prétend principe d’elle-même pour constituer une « nation ». Cette rupture anthropologique bouleverse profondément les sociétés humaines, en transformant d’abord le rapport de l’homme à lui-même, puis celui des individus à la communauté politique.
La modernité ou la proclamation de l’autonomie de l’homme
Le mot Autonomie dérive du grec auto + nomos (soi-même + loi ) : Se donner sa propre loi.
Le professeur Jean-Luc Chabot relate l’émergence de la modernité caractérisée par son dessein d’autonomie :
Au sein [des] sociétés d’Europe occidentale s’est développé à partir du XVIe siècle un dessein d’autonomie, non pas seulement du pouvoir civil par rapport au pouvoir ecclésiastique, mais bien plus fondamentalement de la société humaine prétendant se constituer en principe d’elle-même.
Un tel propos visait implicitement à opérer un transfert de l’absolu de la transcendance religieuse au profit de l’immanence politique et sociale, à substituer une normativité fondée sur l’altérité religieuse par une normativité purement humaine, ayant une prétention à s’auto-légitimer soit par la raison individuelle, soit par l’ordre social1.
En 1785, le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) conceptualise cette « autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité » :
L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi2.
Pour Kant, l’autonomie de la volonté repose sur la raison personnelle comme seule source de la loi morale, et exprimée par ce qu’il nomme l’impératif catégorique : une règle universelle et contraignante que la volonté d’un être raisonnable se donne à elle-même. Elle exclut donc toute norme religieuse (loi révélée) ou empirique (loi naturelle), ainsi que toute autorité extérieure les relayant (institutions, traditions, figures d’autorité comme le roi, le prêtre, le sage ou le savant). Désormais, seule la raison personnelle, en tant que législatrice souveraine, peut fonder une moralité authentique.
Dans l’histoire de la modernité, l’autonomie évolue logiquement en une revendication de plus en plus radicale de liberté, où tout aspect contraignant disparaît, où la notion même de loi morale est rejetée. La révolution de Mai 68 illustre cette logique poussée jusqu’à l’absurde avec le slogan paradoxal : « Il est interdit d’interdire ».
La motivation profonde de cet esprit d’autonomie — célébré par les Lumières —, sera très tôt dévoilée par le philosophe Louis de Bonald (1754-1840) :
La philosophie des modernes, sérieusement approfondie et réduite à sa plus simple expression, est l’art de se passer de l’être souverainement intelligent, de la Divinité, dans la formation et la conservation de l’univers, dans le gouvernement de la société, dans la direction même de l’homme. […] Je le répète : la philosophie moderne n’est autre chose que l’art de tout expliquer, de tout régler sans le concours de la Divinité3.
L’autonomie de l’homme comme fondement de l’identité individuelle
Liberté, égalité : de l’effacement des identités traditionnelles à l’uniformisation
Chez Kant, l’autonomie se présente essentiellement comme un principe moral fondamental ; Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), qui l’a précédé, en a étendu la portée au domaine politique, faisant de l’autonomie la base de la légitimité de l’autorité, désormais fondée sur une convention humaine plutôt que sur une transcendance :
Puisqu’aucun homme n’a une autorité naturelle sur son semblable, et puisque la force ne produit aucun droit, restent donc les conventions pour base de toute autorité légitime parmi les hommes4.
Pour Rousseau le pacte social assure la cohésion de la société en redéfinissant la légitimité de l’autorité comme l’expression de la volonté générale. La hiérarchie traditionnelle est illégitime, et les individus sont donc a priori libres et égaux. Cette idée, reprise par les révolutionnaires, trouve sa traduction dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789 :
Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits.
La Révolution affirme cette égalité fondamentale en effaçant les différences historiques et sociales. Au lieu de définir une personne par ses liens hiérarchiques, ses fidélités ou ses appartenances, la modernité crée des masses d’individus tous semblables, indiscernables, car tous porteurs des mêmes droits universels.
En appliquant les principes de liberté et d’égalité de Rousseau, la Déclaration de 1789, institue une véritable rupture historique. L’homme-individu, affranchi des hiérarchies justifiées par un ordre transcendant, réalise l’autonomie en devenant lui-même l’origine de la loi. Hannah Arendt (1906-1975) souligne combien ce renversement est fondamental :
La Déclaration des droits de l’homme, à la fin du XVIIIe siècle, aura marqué un tournant de l’histoire. Elle déclarait ni plus ni moins que désormais l’homme, et non plus le commandement de Dieu ou les coutumes de l’histoire, serait la source de la Loi5.
En substituant la loi des hommes à la loi naturelle ou divine, la modernité disqualifie donc les structures traditionnelles et leurs autorités — jadis garantes des identités individuelles.
Le paradoxe de la liberté imposée
La Déclaration de 1789 exprime une conception de la liberté moderne proche de l’héritage rousseauiste, entendue comme affranchissement des autorités traditionnelles. L’article 2 stipule en effet :
Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression.
Pour Rousseau, cette liberté radicale — entendue comme l’émancipation de tout ordre transcendant —, est si essentielle à la dignité humaine, que son abandon est inconcevable :
Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. Il n’y a nul dédommagement possible pour quiconque renonce à tout. Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme ; et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté6.
Or, une liberté illimitée et purement individuelle risquerait de détruire tout lien social, puisqu’elle ne tiendrait aucun compte du bien commun. Afin de préserver l’unité politique, Rousseau propose une solution paradoxale : la liberté de chacun ne peut être assurée que par sa soumission à la volonté générale à travers le pacte social :
Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre.
NOTE 3 : La liberté véritable est, en effet, […] la conséquence de l’état social. La contrainte salutaire, qui oblige chacun à obéir à la volonté générale, et qui seule rend possible l’existence et le maintien de l’État, est donc la condition absolue de la liberté de tous. L’homme même, que l’on contraint, ne doit ce qu’il a de liberté qu’à ce que la menace d’une semblable contrainte est suspendue sur la tête de tous. Ce n’est donc pas détruire, c’est au contraire assurer la liberté, que de contraindre les hommes à respecter la volonté générale7.
Cette « contrainte salutaire » — qui force l’homme à s’affranchir de l’ordre naturel et divin —, permet d’accorder la liberté individuelle avec l’intérêt général et fonde la possibilité même de l’État. Ainsi, le rapport de l’homme à la société se trouve profondément transformé : là où les sociétés traditionnelles définissaient l’homme par sa raison, à laquelle l’autorité faisait appel pour l’orienter vers le bien commun, la modernité rousseauiste redéfinit l’homme par sa liberté, désormais garantie et encadrée par de la volonté générale.
Toutefois, Rousseau n’explicite pas de mécanismes institutionnels précis pour éviter que cette contrainte ne soit instrumentalisée. Pendant la Révolution française, cette lacune trouve un écho dramatique. Dans le contexte de 1793, les révolutionnaires — notamment Maximilien de Robespierre (1758-1794) et Louis-Antoine de Saint-Just (1767-1794) — radicalisent la « contrainte salutaire » en Terreur au nom de la liberté :
La France est le théâtre de cette lutte redoutable. Au dehors tous les tyrans vous cernent ; au dedans tous les amis de la tyrannie conspirent ; ils conspireront jusqu’à ce que l’espérance ait été ravie au crime. Il faut étouffer les ennemis intérieurs et extérieurs de la République, ou périr avec elle ; or, dans cette situation, la première maxime de votre politique doit être qu’on conduit le peuple par la raison, et les ennemis du peuple par la terreur8.
Au nom de cette conception moderne de la « liberté », on en vient donc à organiser le massacre des adversaires politiques. En ces temps terribles, la loi des suspects — votée le 17 septembre 1793 — vous convoque devant le Tribunal révolutionnaire sur simple délation. Saint-Just résumait cette logique dans une formule devenue célèbre : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! ».
Ainsi, la radicalisation de l’autonomie à l’égard de tout ordre transcendant, naturel et divin, et des anciennes autorités que cet ordre justifiait, accélére-t-elle l’effacement des repères collectifs traditionnels pour conduire à une nouvelle organisation sociale : la société révolutionnaire.
De l’abolition des privilèges, sources traditionnelles d’identités, à l’individualisme moderne
C’est dans ce contexte que la Révolution entreprend de détruire systématiquement les anciennes formes d’appartenance. La nuit du 4 août 1789 proclame l’abolition des privilèges. Ces privilèges (du latin priva lex, ou loi privée, loi particulière), loin de concerner la seule noblesse, intéressaient l’ensemble des lois et des coutumes propres aux provinces, aux villes, aux métiers ou aux ordres religieux, qui structuraient la vie collective. Dans son préambule, la Constitution de 1791 dit explicitement :
L’Assemblée nationale voulant établir la Constitution française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits. […]
– Il n’y a plus, pour aucune partie de la Nation, ni pour aucun individu, aucun privilège, ni exception au droit commun de tous les Français.
– Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.
– La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution.
Dans cette perspective, les communautés historiques, géographiques, religieuses et professionnelles sont oubliées ; la Déclaration des droits de l’homme ne les mentionnent même pas. Désormais, seul compte l’individu, affranchi de ses appartenances jugées aliénantes. L’État se voit alors investi de la mission d’en émanciper continuellement le citoyen, comme le souligne le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry (1832-1893) sous la IIIe République :
L’État doit enseigner, non une doctrine, mais la méthode universelle qui permet à chaque homme de se gouverner lui-même, de juger par lui-même, de se faire une opinion libre et raisonnée. Voilà le vrai but de l’éducation républicaine9.
Or de tels principes — où, finalement, l’État ne fait qu’imposer sa propre idéologie sous couvert de liberté — ne peuvent qu’affecter profondément la vie sociale.
Les principes de 1789 conduisent à l’individualisme et rendent les sociétés vulnérables
La Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme ont radicalement transformé les formes traditionnelles de sociabilité, affaiblissant les structures communautaires au profit de l’individu comme sujet de droit. Alexis de Tocqueville (1805-1859), observateur lucide du phénomène, note :
Les hommes n’y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien de caste, de classe, de corporation, de famille, n’y sont que trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers, toujours trop portés à n’envisager qu’eux mêmes et à se retirer dans un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée10.
À ce diagnostic du XIXe siècle s’ajoutent des difficultés contemporaines, comme celles relevées par le philosophe Pierre Manent (né en 1949). Son livre, La loi naturelle et les droits de l’homme, souligne combien la Déclaration des droits — en postulant les individus libres et égaux et en invisibilisant les communautés — rend nos sociétés pluralistes maladroites à appréhender les réalités collectives, comme la question actuelle de l’immigration :
D’une part nous posons que les droits humains sont un principe rigoureusement universel, valant pour tous les êtres humains sans exception ; d’autre part, nous posons que toutes les « cultures », toutes les formes de vie, sont égales, et que toute appréciation qui tendrait à les juger au sens plein du terme, qui ainsi envisagerait au moins la possibilité de les hiérarchiser avec justice, serait discriminatoire, donc que tout jugement proprement dit serait attentatoire à l’égalité des êtres humains. […]
Toutes les cultures sont égales parce que ce sont des êtres humains qui en sont membres et leur donnent vie : si je rabaisse telle culture parce que les femmes y sont rabaissées, je rabaisse tous les êtres humains qui en sont membres, suscitant par mon jugement cette inégalité que je réprouvais et me proposais de combattre11.
Cette contradiction interne aboutit à une incapacité à hiérarchiser, ou même à penser, les différences culturelles, au risque de dissoudre la cohésion collective.
Ainsi, l’affaiblissement des liens sociaux tend mécaniquement à fragiliser l’identité collective des sociétés modernes, ce qui les rend plus vulnérables face à l’implantation de groupes porteurs d’identités fortes.
Conclusion partielle
La modernité, en érigeant l’autonomie individuelle en principe suprême, a entraîné la disparition des anciennes appartenances collectives. La Déclaration des droits de l’homme consacre l’égalité et la liberté, mais au prix d’une uniformisation par un déracinement. Les personnes, désormais affranchies des hiérarchies traditionnelles — garantes des coutumes et des lois sources d’identités — sont transformées en individus indiscernables au sein de masses.
L’individu moderne se trouve ainsi à la fois émancipé et fragilisé : libre face aux anciennes autorités, mais exposé à l’isolement et à l’individualisme. Cette tension, déjà observée par Tocqueville, et analysée aujourd’hui par Manent, met en lumière le risque d’une dissolution des liens sociaux, voire de la société toute entière.
Dès lors, une question s’impose : comment les sociétés modernes peuvent-elles juguler ces forces centrifuges de l’individualisme et maintenir une cohésion minimale ? Voilà bien le rôle de la nation qui, en personnifiant le peuple autonome et souverain, s’impose comme la nouvelle forme d’identité collective.
L’autonomie de la nation, fondement de l’identité collective
La nation, ou le peuple souverain, nouveau cadre de cohésion collective
Face aux forces centrifuges de l’individualisme moderne né du principe d’autonomie de l’homme, la Révolution française a cherché un principe unificateur : la nation.
La société de l’Ancien régime comptait trois ordres (ou trois classes) représentés chacun dans l’institution des États-Généraux : Clergé, Noblesse, Tiers-État. Dès janvier 1789, dans un ouvrage fondateur Qu’est ce que le Tiers-État ?, l’abbé Emmanuel Sieyès (1748-1836) — théoricien de la Révolution française — considère que « le clergé est plutôt une profession qu’un ordre12 ». Il proclame surtout l’inutilité de la noblesse, « caste privilégiée » et « parasitaire », qu’il dit opprimer le Tiers-État :
Qu’est-ce le Tiers ? Tout, mais un tout entravé et opprimé. Que serait-il sans l’ordre privilégié ? Tout, mais un tout libre et florissant. Rien ne peut aller sans lui ; tout irait infiniment mieux sans les autres13.
L’abbé Siéyès identifie alors la « nation » au seul ordre du Tiers-État :
Le Tiers embrasse donc tout ce qui appartient à la nation ; et tout ce qui n’est pas le Tiers ne peut pas se regarder comme étant de la nation. Qu’est-ce que le Tiers ? TOUT14.
Cette nation est un être collectif doué d’une volonté qui doit être la source de la loi :
La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même15.
La formulation de Siéyès, érigeant la nation en source première de toute légitimité, sert de matrice aux textes fondateurs de la Révolution française. Ainsi, la Déclaration de 1789, adoptée par l’Assemblée constituante en août 1789, transpose ce principe dans le droit, affirmant que :
Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation.
La nation devient ainsi le véritable sujet de la souveraineté. En elle se résolvent les tensions entre l’autonomie individuelle et la nécessité d’un cadre commun : chaque citoyen est égal et libre, mais tous participent à une même volonté collective incarnée par la nation.
Cette nouvelle conception du pouvoir est ensuite consacrée juridiquement dans la Constitution de 1791, qui énonce :
Article 1 : La Souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu, ne peut s’en attribuer l’exercice.
Article 2 : La Nation, de qui seule émanent tous les pouvoirs, ne peut les exercer que par délégation. La Constitution française est représentative : les représentants sont le Corps législatif et le roi.
Ce déplacement du principe de souveraineté marque donc la rupture décisive avec les fondements traditionnels de la monarchie, coupant le peuple de toute référence à une transcendance supérieure. En effet, dans cette monarchie constitutionnelle, le roi Louis XVI n’est plus monarque de droit divin — le « lieutenant de Dieu », son représentant pour garantir Sa loi naturelle —, mais il devient le représentant de la nation et le garant des lois exprimées par les représentants du peuple de l’Assemblée législative :
Article 4 : Le roi, à son avènement au trône, ou dès qu’il aura atteint sa majorité, prêtera à la Nation, en présence du Corps législatif, le serment d’être fidèle à la Nation et à la loi, d’employer tout le pouvoir qui lui est délégué, à maintenir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale constituante, aux années 1789, 1790 et 1791, et à faire exécuter les lois.
Le principe du droit des peuples-nations souverains à disposer d’eux-mêmes, une fois posé, n’est pas resté cantonné au seul cas français : il va fonder les mouvements d’émancipation nationale dans le monde entier. En témoigne la Charte des Nations Unies, adoptée en 1945 :
Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes… (Article I, S2.)
On voit donc comment, de la Révolution française au XXe siècle, s’est opérée une transformation radicale dans la définition de la communauté politique : Si dans la conception classique un peuple n’existe véritablement que dans et par l’organisation politique, en revanche, pour la modernité, le peuple-souverain/nation existe par lui-même, il est principe de lui-même, doué de volonté et autonome.
Ainsi, après 1789, la nation s’impose comme la nouvelle forme d’identité collective, cherchant à compenser les effets dissolvants de l’individualisme issu des droits de l’homme. Cependant, cette volonté attribuée au peuple n’est pas sans provoquer de critiques, dont l’une des plus pertinentes est celle de Louis de Bonald.
La critique de Bonald sur l’existence d’un peuple doué de raison
La conception moderne de la nation, en tant que peuple souverain, a suscité dès l’origine de vives objections de la part des penseurs traditionnels. Louis de Bonald, par exemple, récuse l’idée que le « peuple » puisse être un sujet collectif doté d’une volonté propre. Il explique :
Le peuple n’est qu’une foule d’individus isolés, indépendants les uns des autres dans leur être moral comme dans leur être physique, donc chacun a sa volonté comme il a ses organes, et par conséquent (peuple) est une fiction par laquelle on fait abstraction des individus qui le composent pour en faire un être collectif, être idéal, être de raison qu’on ne peut voir, entendre ni toucher ; et si l’on demande où est le peuple, il est partout par ses individus et n’est nulle part comme peuple.
C’est cet être idéal et sans réalité individuelle qu’on revêt de toutes les perfections, de toutes les qualités et de tous les pouvoirs ; à qui l’on attribue une volonté, une raison, une force et qui cependant ne peut avoir que les volontés presque toujours contradictoires des individus, leurs raisons discordantes, et leurs forces aveugles et brutales.
Une armée aussi est une réunion d’individus mais elle n’est ni une abstraction, ni un être idéal et de raison, parce qu’elle est un corps et un corps organisé, qui a son chef et ses membres, c’est-à-dire un pouvoir et des ministres, ainsi une armée est une société et une société en armes, la plus parfaite image de la société monarchique. Son chef s’appelle « général »,
– mot extraordinaire particulier aux sociétés chrétiennes et dont la raison est prise dans ses croyances ;
– mot qui n’a point d’analogue dans aucune langue ancienne ni païenne,
– mot qui exprime l’unité du corps dont le « général » est le représentant universel, c’est l’armée toute entière réduite en quelque sorte à sa plus simple expression, puisque le « général » parle seul et agit au nom de l’armée.Ainsi, avant toute organisation, le peuple n’est qu’une foule, c’est un corps avec son chef et ses membres ; il n’était pas souverain, il n’était rien, il est devenu sujet puisqu’il a reconnu un pouvoir, il redeviendrait foule s’il perdait son organisation16.
La critique de Bonald souligne l’impossibilité de penser le peuple/nation comme un sujet autonome doué d’une volonté collective, ni même principe de sa cohésion. Un siècle plus tard, Hannah Arendt montre comment le nationalisme a fourni un substitut efficace à la transcendance perdue du droit divin : il devient le ciment d’une société atomisée.
Le nationalisme devenait le précieux ciment capable de lier un État centralisé et une société atomisée, et il se révéla de fait le seul lien efficace, vivant entre les individus de l’État-nation17.
À cet effet, plusieurs types de nationalismes ont été imaginés, auxquels répondent différentes définitions de la nation :
– La nation contractualiste : union volontaire des individus libres (Rousseau).
– La nation historiciste : récit partagé, mémoire commune (Renan).
– La nation essentialiste/organique : fondée sur la langue, la culture ou la race (Herder, Gobineau, Maurras…)
De la nation contractualiste de Rousseau
Pour assurer la cohésion d’un peuple d’individus libres et débarrassés des autorités traditionnelles, Rousseau propose le lien du contrat :
Le contrat social seul donne l’existence à un peuple. Si donc ce contrat cesse d’être respecté, pour quelque autre raison que la volonté des contractants, le peuple cesse d’exister en tant que peuple18.
Le contrat social permet théoriquement de réaliser la nation en tant que peuple souverain.
Cependant, fonder la nation sur la seule volonté contractuelle expose la collectivité à la dissolution, chaque individu pouvant remettre en cause à tout moment son appartenance. Dès lors, la question du « ciment » de l’unité nationale taraude les esprits pendant tout le XIXe siècle.
La nation historiciste de Renan
Dans La réforme intellectuelle et morale, Ernest Renan (1823-1892) cherche un compromis entre la raison, l’histoire et la tradition :
Quelle pouvait être notre règle de conduite, à nous autres libéraux, qui ne pouvons pas admettre le droit divin en politique, quand nous n’admettons pas le surnaturel en religion ? Un simple droit humain, un compromis entre le rationalisme absolu de Condorcet et du XVIIIe siècle, ne reconnaissant que le droit de la raison à gouverner l’humanité, et les droits résultant de l’histoire19.
Renan hésite d’abord entre des critères biologiques (race), historiques (mémoire, culture) et volontaires (consentement des populations) :
Il est clair que, dès que l’on a rejeté le principe de la légitimité dynastique, il n’y a plus, pour donner une base aux délimitations territoriales des États, que le droit des nationalités, c’est-à-dire des groupes naturels déterminés par la race, l’histoire et la volonté des populations20.
Mais dans Qu’est-ce qu’une nation ?, il s’oriente finalement, à la manière de Rousseau, vers une solution plébiscitaire :
L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. Oh ! je le sais, cela est moins métaphysique que le droit divin, moins brutal que le droit prétendu historique21.
La volonté commune est donc au cœur de la définition, mais Renan perçoit bien la fragilité d’une identité fondée sur la seule décision contractuelle. Il propose alors un nouveau modèle que l’on pourrait qualifier de nation historiciste où la volonté commune est consolidée par un culte des ancêtres et la célébration d’une histoire connue de tous :
Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà la condition essentielle pour être un peuple22.
Cette solution est reprise par la IIIe République qui offre un rôle central à l’enseignement de l’histoire. Un roman national est ainsi construit, comportant des mythes ou des simplifications tels le fameux « Nos ancêtres les Gaulois ».
Dans ce schéma, l’unité s’opère donc au prix d’une uniformisation, d’un appauvrissement considérable des identités particulières : Comment un jeune Basque, ou un jeune Antillais pourraient-ils, en effet, se reconnaître dans une histoire qui sacrifie leurs identités ?
Même s’il opte finalement pour la solution contractualiste assortie d’un nationalisme historiciste, Renan ne renonce pas non plus à un caractère essentialiste de la nation, à la fois organique et spirituelle. Dans le même livre il écrit :
Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps tout à la fois. (p. 24)
Une nation est une âme, un principe spirituel. (p. 26)23
D’autres penseurs, eux-aussi affranchis du droit divin, ont approfondi cette solution.
À défaut d’une unité contractuelle et/ou historique satisfaisante, ils tentent de fonder la nation sur des critères qu’ils supposent objectifs, tels que la langue, la race ou la biologie, générant une vision essentialisée de l’identité nationale.
Herder et le génie des peuples
Avec les Lumières, le philosophe allemand Johann Gottfried von Herder (1744-1803) partage la conviction de l’autonomie de l’homme et la critique du droit divin, tout en refusant le concept moderne du despotisme éclairé (popularisé entre autres par Voltaire) :
Le despote, qui d’abord portait sa couronne au nom de Dieu, trouva plus simple ensuite de la garder en son nom, et les souverains et les philosophes accoutumèrent les peuples à cette innovation24.
Il récuse aussi l’universalisme de la raison défendu par les philosophes modernes, le jugeant trop abstrait et déconnecté des réalités culturelles et historiques. Pour lui, chaque peuple possède une identité collective vivante traversant les âges ; elle est déterminée par le climat, la géographie et les occupations habituelles des premières générations. Cette identité est principalement véhiculée par la langue :
Car chaque peuple est un peuple ; chacun a son caractère national, de même qu’il a sa langue ; le climat leur a imprimé un cachet profond, quelquefois seulement une empreinte légère, mais le caractère originaire de la nation n’est jamais complètement effacé25.
La langue étant l’expression du génie national (Volksgeist), Herder déplore l’hégémonie millénaire du latin d’Église, car il aurait empêché le développement des nations qui le pratiquaient en reléguant leurs langues au second plan :
Une nation ne peut sortir de la barbarie qu’en cultivant sa langue ; et les habitants de l’Europe ne sont restés si longtemps dans leur premier état, que parce qu’une langue étrangère, contraire à leur génie naturel, achevant de détruire leurs monuments, a, pendant près de dix siècles, empêché de se former une jurisprudence ou une constitution véritablement indigène26.
Pourtant la réalité est beaucoup plus nuancée. Effectivement, en Allemagne et au XVIIIe siècle de Herder, l’allemand est bien la langue de plusieurs principautés culturellement différenciées (Saxe, Bavière, Palatinat…) Cependant, dans la France de l’Ancien régime, si le français est la langue de l’administration et de la justice, les langues provinciales sont pratiquées par la majorité des Français (basque, langue d’Oc, breton, lorrain, patois…) Et la diversité de ces langues n’empêchent pourtant le sentiment fort d’une identité française. L’historien Guy Hermet (né en 1934) rappelle que :
Au début de la Révolution française, en 1791, le fameux Rapport de l’abbé Grégoire avait révélé que le français ne constituait la langue dominante que de 16 des 89 départements de l’époque, que 6 millions de personnes — un quart de la population — ne le comprenaient pas et que 3 millions seulement le parlaient correctement. En 1863 encore, 7 500 000 Français continuaient d’ignorer ce qui était censé être leur langue, tandis que 8 381 communes sur 37 000 demeuraient non francophones27.
Le dogme de l’unité par une langue unique, et la volonté d’éradication des langues régionales, ont toujours été les obsessions des gouvernements révolutionnaires. Depuis le rapport de l’abbé Grégoire au XVIIIe siècle, en passant par la persécution scolaire — on pense aux fameuses affiches de la IIIe République « Défense de cracher et de parler breton » qu’ont connues nos grands-parents —, ces langues ont désormais quasiment disparu, mais il se trouve encore des députés pour s’indigner des signalisations bilingues. Force est de constater qu’en deux-cents ans le jacobinisme de l’État-nation a effacé la diversité des identités locales qui ne subsistent désormais qu’à l’état de folklore.
Mais revenons à Herder, et convenons que, pour lui, si la nation est une individualité historique et linguistique, elle n’est pas une substance biologique. S’il refuse l’universalisme abstrait des philosophes français des Lumières, il n’adhère pas, pour autant, à un racialisme naturaliste. D’autres franchissent ce pas.
Gobineau et le racialisme
Arthur de Gobineau (1816-1882) s’inspire du romantisme allemand et de penseurs comme Herder, pour qui chaque peuple incarne une identité spirituelle unique. Dans son Essai sur l’inégalité des races humaines, il développe une théorie racialiste de la nation :
Dans tout pays autonome, on peut dire que la loi émane toujours du peuple ; non pas qu’il ait constamment la faculté de la promulguer directement, mais parce que, pour être bonne, il faut qu’elle soit modelée sur ses vues…
Les institutions politiques d’une nation ne sont pas à son origine, mais au contraire, le fruit du génie national :
On ne peut donc admettre que les institutions ainsi trouvées et façonnées par les races fassent les races ce qu’on les voit être. Ce sont des effets, et non des causes. Leur
influence est grande évidemment : elles conservent le génie national,… mais elles ne créent pas leur créateur, et, pouvant servir puissamment ses succès en l’aidant à développer ses qualités innées.
Pour Gobineau, les races forment les nations et l’inégalité des races explique l’histoire :
C’est alors que, d’inductions en inductions, j’ai dû me pénétrer de cette évidence, que la question ethnique domine tous les autres problèmes de l’histoire, en tient la clef, et que l’inégalité des races dont le concours forme une nation, suffit à expliquer tout l’enchaînement des destinées des peuples28.
Ce type de conception sera toutefois fortement critiquées au XXe siècle. Par exemple, l’ethnologue Claude Lévi-Strauss (1908-2009) réfute l’idée d’une nation fondée sur la race, en montrant qu’il y a…
… beaucoup plus de cultures humaines que de races humaines, puisque les unes se comptent par milliers et les autres par unités : deux cultures élaborées par des hommes appartenant à la même race peuvent différer autant, ou davantage, que deux cultures relevant de groupes racialement éloignés 29.
Les dérives politiques du XIXe siècle
Cependant, l’explication de l’origine raciale des nations reste en vogue dans certains courants politiques de la fin du XIXe siècle, tant à droite qu’à gauche, et surtout chez les disciples d’Auguste Comte :
– Jules Ferry (1832-1893) — de la Gauche républicaine, ancien ministre des Affaires étrangères —, défend devant l’Assemblée nationale sa politique impérialiste et colonialiste en se fondant sur l’inégalité des races :
Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures30…
– Paul Bert (1833-1886) — radical de Gauche et Ministre de l’Instruction publique et des Cultes — dans un manuel scolaire enseigne lui-aussi aux jeunes Français une hiérarchisation des races :
Contentons-nous d’indiquer cette année les Blancs européens, les Jaunes asiatiques, les Noirs africains, les Rouges américains. Seulement il faut bien savoir que les blancs, étant plus intelligents, plus travailleurs, plus courageux que les autres, ont envahi le monde entier, et menacent de détruire ou de subjuguer toutes les races inférieures. Et il y a de ces hommes qui sont vraiment bien inférieurs31.
– Charles Maurras (1868-1952), ennemi féroce de la métaphysique — comme tous les comtiens —, utilise pourtant le terme métaphysique de substance, qu’il associe au concept politique moderne de race, pour définir la nation :
Mais une race, une nation, sont des substances sensiblement immortelles ! Elles disposent d’une réserve inépuisable de pensées, de cœurs et de corps. Une espérance collective ne peut donc pas être domptée32.
Là réside, nous semble-t-il, l’erreur essentielle du nationalisme : élever la nation dans l’échelle des êtres, en la plaçant au rang de substance — et au dessus de la substance humaine —, permet de lui légitimer un culte comme à une idole :
Nous ne faisons pas de la nation un dieu, un absolu métaphysique, mais tout au plus, en quelque sorte, ce que les Anciens eussent nommé une déesse33.
Or, dans l’ordre de l’Être — dans cet ordre métaphysique que Maurras méprise — la nation n’est pas une substance comme un être humain, elle n’est qu’un accident. En effet, saint Thomas d’Aquin distingue ainsi substance et accident :
La substance s’individualise par elle-même, tandis que les accidents s’individualisent par leur sujet, qui est la substance elle-même. (Somme théologique, Ia, q. 29, art. 1)
L’accident est donc un être inférieur, parce que, pour exister, il a besoin du support d’un autre être : la substance.
Prenons un exemple : « Ma chemise est blanche ».
– Ma chemise est la substance, l’être qui s’individualise par lui-même et possède une identité propre.
– Sa blancheur est un accident, une caractéristique qui ne peut exister indépendamment d’une substance pour se manifester. En effet, personne n’a jamais rencontré la couleur blanche comme réalité autonome dans la nature ; elle existe uniquement comme propriété d’une chose ou d’un être.
Maintenant un autre exemple : « Chingachgook est le dernier des Mohicans ».
– Chingachgook est la substance et sa nationalité mohicane un accident. La « nation » mohicane n’existe que s’il y a des personnes pour la porter, elle disparaîtra donc avec Chingachgook.
La nation est donc bien un accident, et n’a pas de réalité propre à la manière d’une substance, elle n’existe que par les personnes qui la portent. Étant une réalité inférieure à l’homme dans l’ordre de l’Être, quelle que soit son importance, elle ne saurait jouir d’un culte à la manière d’une déesse ou d’une idole. C’est ce que rappelle le pape Pie XI dans son encyclique Mit Brennender Sorge :
Quiconque prend la race, ou le peuple, ou l’État, ou la forme de l’État, ou les dépositaires du pouvoir, ou toute autre valeur fondamentale de la communauté humaine ― toutes choses qui tiennent dans l’ordre terrestre une place nécessaire et honorable, ― quiconque prend ces notions pour les retirer de cette échelle de valeurs, même religieuses, et les divinise par un culte idolâtrique, celui-là renverse et fausse l’ordre des choses créé et ordonné par Dieu : celui-là est loin de la vraie foi en Dieu et d’une conception de la vie répondant à cette foi34.
Même lorsqu’il n’a pas recours à la race, le nationalisme sacralise l’identité collective avec des mythes fondateurs, une langue, une culture ou un récit national. Souvent la nécessité de faire l’unité se traduit par une uniformisation avec persécution des particularismes et des identités locales, comme nous l’avons vu avec le sort réservé aux vieilles langues régionales.
Conclusion partielle
Ainsi, pour remplacer le roi de droit divin — qui préserve la multiplicité des cultures, organise les corps sociaux, les anime et les ordonne en vue du bien commun, légitime leurs identités et celle de cité —, la modernité n’a d’autre solution que d’essentialiser la nation autonome et de la douer de volonté propre, uniforme.
Trois conceptions de l’identité collectives s’affrontent alors :
– La nation contractualiste de Rousseau, fondée sur l’union des volontés individuelles. Ce modèle dissous les identités et uniformise les individus en « citoyens du monde ».
– La nation historiciste de Renan, unie par la conscience d’un passé commun que la IIIe République enseignera dans un roman national. Modèle qui uniformise en imposant une identité plus ou moins artificielle.
– La nation essentialiste/organique de Herder ou de Maurras, substance dotée d’une vie propre, d’une volonté et d’une âme, désignée par le vocable de « génie national ».
Chacune tente, à sa manière, de répondre au défi du lien social et de l’identité collective à l’ère de l’individualisme et de l’autonomie. Mais Renan, lucide sur les excès possibles, met déjà en garde contre la violence que le nationalisme pourrait susciter :
Le principe des nationalités indépendantes n’est pas de nature, comme plusieurs le pensent, à délivrer l’espèce humaine du fléau de la guerre ; au contraire, j’ai toujours craint que le principe des nationalités, substitué au doux et paternel symbole de la \légitimité, ne fît dégénérer les luttes des peuples en exterminations de race, et ne chassât du code du droit des gens ces tempéraments, ces civilités qu’admettaient les petites guerres politiques et dynastiques d’autrefois35.
Les guerres totales et les génocides du XXe siècle lui donneront raison.
Les régimes politiques de la modernité
Parmi les adaptations du principe d’autonomie, on trouve d’abord les monarchies constitutionnelles. Celles-ci opèrent une transformation profonde : si la monarchie de droit divin tire sa légitimité de Dieu et de la tradition, la monarchie constitutionnelle fait du roi la simple émanation de la nation souveraine. Citons la monarchie constitutionnelle de 1791, la monarchie de Louis-Philippe d’Orléans, la monarchie belge, la monarchie anglaise…
Cependant, l’idéal moderne d’autonomie trouve son expression la plus radicale dans l’avènement de la république. En effet, ce régime porte à son comble l’idée d’un pouvoir issu exclusivement des hommes, sans transcendance. Le philosophe Marcel Gauchet (né en 1946) l’assure :
La république c’est le régime de la liberté humaine contre l’hétéronomie religieuse. Telle est sa définition véritablement philosophique36.
Ainsi comprise, la république peut se doter d’un imaginaire quasi religieux. Le ministre de l’Éducation nationale français Vincent Peillon (né en 1960), par exemple, n’hésite pas à parler d’une « religion républicaine », insistant sur sa portée anthropologique et spirituelle :
Le républicain, c’est l’homme. En d’autres termes : la religion républicaine, la religion de l’homme, où chacun est digne, respectable, conscient de sa valeur, indéfiniment perfectible. […] La religion républicaine est une religion des droits de l’homme, c’est-à-dire dire de l’Homme qui doit se faire Dieu, ensemble, avec les autres, ici bas, et non pas du Dieu qui se fait homme à travers un seul d’entre nous37.
Dans la pratique, la forme républicaine s’est largement imposée à travers le monde moderne, et ce, malgré la diversité des régimes et des idéologies. On en trouve plusieurs variantes :
– Les républiques des démocraties : France, États-Unis, Brésil…
– Les républiques héréditaires : Corée du Nord des Kim, Syrie des Assad, Azerbaïdjan des Aliyev…
– Les républiques socialistes à parti unique : République populaire de Chine, République socialiste du Vietnam, République populaire du Laos, URSS…
Même Adolf Hitler ambitionnait, lui-aussi, une république pour l’Allemagne nazie :
Le Reich doit être une république, ayant à sa tête un chef élu et doté d’une autorité absolue38.
Ainsi, la modernité politique se caractérise par une diversité de régimes qui, malgré leurs différences, partagent la même rupture avec l’hétéronomie et s’efforcent de placer l’homme — et non plus Dieu ou la tradition — au centre de la vie collective.
Dans ce contexte, une des dernières organisations traditionnelles, l’Église catholique, allait être fortement affectée.
La doctrine traditionnelle de l’Église, puis son ralliement à la République
La trajectoire de l’Église catholique face à la modernité politique est marquée par une évolution notable : d’une opposition doctrinale à la République et à son principe d’autonomie — stigmatisé par le pape Pie IX —, elle s’oriente, à la fin du XIXe siècle, vers un accommodement pratique avec Léon XIII.
La doctrine traditionnelle de l’Église jusqu’à Pie IX
Le conclave de 1846 porte au siège pontifical le cardinal Mastai Ferretti, qui deviendra Pie IX. Son profil — qui tranche avec le traditionalisme de la Curie romaine — séduit alors les milieux libéraux, tant au sein de l’Église que dans les sphères politiques. Pourtant, au fil de son règne, le pape revisite sa position. Contre toute attente, son Syllabus dénonce avec fermeté les fondements mêmes de la modernité (l’autonomie de l’homme) avec la proposition suivante qu’il condamne :
La raison humaine, n’ayant aucun égard à Dieu, est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal ; elle est à elle-même sa loi, elle suffit par ses forces naturelles pour procurer le bien des hommes et des peuples (Syllabus, Proposition condamnée n° III.)
Il précise que les lois humaines n’obligent que si elles sont conformes au droit naturel en condamnant la proposition :
Les lois de la morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir d’obliger. (Syllabus, Proposition condamnée n° LVI.)
Pie IX ne concède aucun compromis avec la modernité et sa foi au progrès humain. Aussi, le Syllabus condamne-t-il également la proposition :
Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier, se mettre d’accord avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne (Syllabus, Proposition condamnée n° LXXX.)
Logiquement, dans le domaine politique, le Pape dénonce le mythe de la souveraineté du peuple dans l’encyclique Quanta Cura du 8 décembre 1864 :
La souveraineté du peuple, opposée à la souveraineté de Dieu et à la loi naturelle, éternelle et immuable, est une hérésie plusieurs fois condamnée par l’Église. La souveraineté du peuple n’est ni plus, ni moins qu’une absurdité. Car c’est dire que tout le monde est souverain, et que personne n’est sujet. Et alors l’enfant qui vient de naître est tout aussi souverain que le vieillard le plus sage et le plus expérimenté.
Il rappelle ensuite, qu’historiquement, la souveraineté du peuple a toujours dégénéré en tyrannie pour amener la destruction :
La souveraineté du peuple est aussi jugée historiquement ; partout où elle prévalut dans les temps anciens, elle amena la tyrannie d’en bas la plus odieuse comme la plus insensée ou le despotisme du Césarisme, et, dans les deux cas, la destruction de la nation.
Dans les temps modernes, et malgré la vigueur de conservation du christianisme, la souveraineté du peuple a accumulé les ruines dans le sang et conduit les nations qui l’ont admise aux mêmes tyrannies d’en bas au même despotisme corrupteur du Césarisme et finalement aux mêmes destructions mortelles de ces nations.
Si le peuple est souverain, il est l’arbitre du bien et du mal ; sa volonté arbitraire et versatile devient pourtant la loi suprême. Nul recours à la raison ou à la transcendance n’existe-plus face à ce pouvoir terrifiant signale le Pape :
Certains hommes, ne tenant aucun compte des principes les plus certains de la saine raison, osent proclamer que la volonté du peuple manifestée par ce qu’ils appellent l’opinion publique ou d’une autre manière, constitue la loi suprême, indépendante de tout droit divin et humain ; et que dans l’ordre politique les faits accomplis, par cela même qu’ils sont accomplis, ont la valeur du droit39.
Aussi, dans le Syllabus, Pie IX condamne-t-il le pouvoir sans limite des gouvernements modernes :
L’État, comme étant l’origine et la source de tous les droits, jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite. (Syllabus, Proposition condamnée n° XXXIX.)
Et Quanta Cura de rappeler la doctrine de la légitimation politique qui a toujours prévalue dans l’Église :
Dieu seul est souverain, et toutes les puissances, tous les pouvoirs, toutes les autorités créées, sont des fonctions déléguées par Lui pour exercer son autorité, sa justice et son gouvernement. Tous ces délégués sont soumis à la loi de Dieu comme les sujets sur lesquels ils exercent le pouvoir reçu de Dieu. (Quanta Cura)
Puis le Pape précise, qu’en chrétienté, l’État est distinct de l’Église, mais que les deux ne sauraient pour autant être séparés, car ils sont tenus de travailler de conserve. Aussi le Syllabus condamne-t-il la proposition suivante :
L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église. (Syllabus, Proposition condamnée n° LV.)
Enfin, il souligne combien la doctrine traditionnelle de l’autorité — représentante de Dieu souverain — a permis la prospérité et la pérennité des nations :
La souveraineté de Dieu et ses délégations, ont, au contraire, agrandi, perfectionné et conduit à la vraie gloire des vertus et de la prospérité aussi bien morale que matérielle, les nations qui s’y sont soumises et elles ont été d’autant plus grandes et ont duré d’autant plus longtemps qu’elles y ont plus fidèlement obéi. C’est de l’histoire. (Quanta Cura)
Le pontificat de Pie IX est donc un temps de résistance sans concession de l’Église catholique à la modernité. Tel n’est pas le cas de celui de son successeur, Léon XIII, qui abandonne dans les faits tous ces principes pour reconnaître le régime républicain, lequel, nous l’avons vu, incarne le plus la modernité et sa révolte contre la loi divine.
L’encyclique du Ralliement de l’Église à la République : Au milieu des sollicitudes
Dans l’encyclique Au milieu des sollicitudes (1892) le pape Léon XIII, amorce une redéfinition essentielle de la légitimité politique. Il prend ses distances avec le droit divin des rois, fondement traditionnel de l’autorité politique. Il relativise même l’aptitude de ce type de gouvernement à promulguer de bonnes lois :
La législation peut être détestable même sous le régime dont la forme est la plus excellente, et excellente sous le régime dont la forme est la plus imparfaite. (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892.)
En faisant abstraction de la finalité d’autonomie de l’homme des gouvernements modernes, le Pape estime logiquement que l’Église n’est pas liée à la forme de gouvernement (monarchie ou république) :
Si le pouvoir politique est toujours de Dieu, il ne s’ensuit pas que la désignation divine affecte toujours et immédiatement les modes de transmission de ce pouvoir, ni les formes contingentes qu’il revêt, ni les personnes qui en sont le sujet. La variété même de ces modes dans les diverses nations montre à l’évidence le caractère humain de leur origine. (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892.)
Léon XIII abandonne le principe de légitimité traditionnelle d’une autorité représentante volontaire de Dieu pour réaliser le bien commun. Inversant cause et effet, il avance un nouveau critère de légitimité : la capacité à réaliser le bien commun et à recevoir l’adhésion de fait de la nation, sans référence transcendante :
Le critérium suprême du bien commun et de la tranquillité publique impose l’acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait. […]
L’honneur et la conscience réclament, en tout état de choses, une subordination sincère aux gouvernements constitués ; il la faut au nom de ce droit souverain, indiscutable, inaliénable, qui s’appelle la raison du bien social. (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892.)
Ainsi exhorte-t-il les catholiques d’accepter sincèrement le pouvoir établi, en tant que tout pouvoir vient de Dieu (même si le régime se légitime lui-même par son autonomie à l’égard de la loi divine, et par son opposition à Dieu) :
Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-la ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu. (Léon XIII, Lettre aux cardinaux de France, 3 mai 1892)
Le combat des chrétiens ne doit plus se porter sur le régime, mais sur les lois du régime :
Les catholiques doivent combattre les lois hostiles à la religion, mais respecter les pouvoirs constitués. (Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892.)
Et le Pape insiste. Il s’agit désormais pour les catholiques, quels que soient les désaccords doctrinaux, de ne plus faire de mauvais esprit et de travailler à la paix sociale en se ralliant avec les non-chrétiens « honnêtes et sensés » :
Nous croyons opportun, nécessaire même, d’élever de nouveau la voix pour exhorter plus instamment — nous ne dirons pas seulement les catholiques — mais tous les Français, honnêtes et sensés, à repousser loin d’eux tout germe de dissentiment politique afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie.
(Léon XIII, Au milieu des sollicitudes, 1892)
Cet appel résonne comme la fin de la quête de la Chrétienté : en renonçant au principe du droit divin des rois, l’Église opère une conversion de son discours en faveur de l’unité politique. Cette unité se réalise au prix de l’abandon du modèle de la société chrétienne traditionnelle où toutes les autorités sont légitimées et ordonnées à l’établissement de la loi naturelle et divine pour amener les hommes à la rationalité, et donc à la vertu. Dès lors, l’unité nationale — et non plus la référence explicite au droit naturel ou divin —, devient l’objectif suprême, dans une tentative d’effacement des clivages confessionnels pour laisser place à une union recherchée autour de la République.
Toutefois, le virage à 180° du Ralliement ne va pas sans tension, et des critiques s’élèvent.
Une critique du Ralliement par Georges Bernanos
Plusieurs décennies après sa promulgation, Georges Bernanos (1888-1948) livre, dans Encyclique aux Français40, (1947), une lecture très critique du Ralliement et de ses conséquences.
Ainsi, Bernanos ne voit dans le Ralliement qu’un acte politique cynique, masqué par la rhétorique ecclésiastique :
La trop fameuse encyclique Rerum Novarum ne servait que de couverture à un acte politique, qui à l’exemple de tant d’actes d’une certaine politique romaine, relève à la fois de Machiavel et de Gribouille. Ce n’était pas au peuple qu’on invitait les catholiques à se rallier, mais à des politiciens méprisés, ainsi qu’au régime bâtard qu’ils confisquaient à leur profit. (p. 36.)
Pour Bernanos, il s’agit ni plus ni moins que d’une trahison :
Jamais chefs ne trahirent et ne déshonorèrent plus effrontément des serviteurs coupables seulement d’avoir cru à la sincérité de leurs apostrophes et malédictions. (p. 36.)
Il dénonce également l’abandon de l’honneur par soumission à des compromis politiques jugés indignes du message chrétien :
Forcée de choisir entre l’obéissance et l’honneur, elle s’est aperçue très vite qu’elle avait sacrifié l’honneur à des combinaisons politiques méprisables. (p. 38.)
Il en résulte une crise de confiance profonde et une désillusion durable chez de nombreux fidèles déroutés par ce revirement ecclésial :
Des millions de braves gens comprirent qu’ils étaient dupes, que la rhétorique enflammée des mandements de carême et des lettres épiscopales dénonçant la persécution et faisant appel aux martyrs n’avait pas beaucoup plus de signification que celle des professions de foi électorales. (p. 39-40.)
Pour Bernanos, la trace durable du Ralliement réside surtout dans un effet délétère à long terme sur l’imaginaire et la vitalité du catholicisme français : non pas tant une ruine immédiate de la foi, mais un lent abandon de l’idéal de la chrétienté, qui aboutit à une génération désenchantée et vulnérable aux séductions du réalisme politique :
Le plus considérable effet du Ralliement et qui lui donnera tôt ou tard sa signification historique fut non pas sans doute de jeter les nouvelles générations catholiques dans le Réalisme, mais de faire d’elles pour celui-ci une proie facile. […] (p. 41.)
Les jeunes générations bourgeoises ne renièrent pas pour autant l’Église, elles achevèrent seulement de perdre l’esprit du Royaume de Dieu, et le sens de l’honneur chrétien. (p. 41.)
Le long XXe siècle catholique : tensions, dispersion, radicalisations
La pensée classique enseigne l’équilibre d’une soumission réciproque entre l’homme et la cité politique, mais dans des ordres différents :
– Dans l’ordre de l’ÊTRE (l’ordre métaphysique), la cité est faite pour l’homme, car l’homme est une substance et la cité un accident. Or, dans l’échelle des êtres, l’accident est inférieur en dignité à la substance. Par ailleurs, pour les chrétiens, seul l’homme est destiné à la vie éternelle.
– Dans l’ordre de l’AGIR (l’ordre de la morale), l’homme est fait pour la cité, comme la partie est ordonnée au tout. Sans la cité, l’homme est un enfant loup ; la cité permet à l’homme de réaliser sa nature d’animal rationnel par l’éducation qu’elle lui fournit. Pour cette raison, il est naturel que l’homme lui sacrifie sa vie en vue de préserver le bien commun qu’elle transmet.
C’est dans ce contexte de confusion entre les deux ordres précédents — entre ontologie, morale et politique — que l’on peut situer les conséquences pratiques du Ralliement : Loin de mettre fin aux tensions, il ouvre une ère de fragmentation durable du catholicisme français.
En effet, ignorant la subordination réciproque de l’homme et de la cité dans les deux ordres différents de l’ÊTRE et de l’AGIR, les idéologies de la modernité optent, soit pour l’un, soit pour l’autre :
– Les nationalistes préfèrent le principe de l’homme fait pour la cité.
– Les libéraux proclament que la cité est faite pour l’homme.
– Les socialistes optent pour l’homme ou la cité en fonction des circonstances : si le régime est une république socialiste, le parti-État prime sur la personne, dans les autres régimes, la personne primera.
Or, le Ralliement enjoint les catholiques à s’unir aux non-catholiques « Français, honnêtes et sensés » au sein du système républicain. Aussi vont-ils se répartir entre les grandes idéologies, en fonction de leur sensibilité personnelle :
– Soit pour la défense du bien commun de la « nation », en rejoignant l’Action française ou les ligues.
– Soit pour la défense de la personne, avec le parti de l’Action Libérale Populaire de Jacques Piou et d’Albert de Mun ; ou le parti chrétien démocrate socialisant du Sillon de Marc Sangnier.
Dès lors, la mise en pratique du Ralliement montre ses limites : plutôt qu’une pacification durable assurée par la doctrine politique traditionnelle — cohérente de la subordination réciproque de la personne et de la cité dans deux ordres différents —, elle entraîne un choix exclusif de subordination. S’ensuit une dispersion doctrinale et une radicalisation progressive des engagements politiques.
Face à ces évolutions, le Saint-Siège intervient à plusieurs reprises pour corriger ce qu’il perçoit comme des dérives idéologiques, tant dans la gauche catholique que dans la droite nationaliste.
En 1910, saint Pie X condamne vigoureusement les idées des catholiques du Sillon socialiste qui veut inféoder l’Église à la forme démocratique.
Eh quoi ! on inspire à votre jeunesse catholique la défiance envers l’Église, leur mère ; on leur apprend que depuis dix-neuf siècles elle n’a pas encore réussi dans le monde à constituer la société sur ses vraies bases ; qu’elle n’a pas compris les notions sociales de l’autorité, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité et de la dignité humaine ; que les grands évêques et les grands monarques, qui ont créé et si glorieusement gouverné la France n’ont pas su donner à leur peuple, ni la vraie justice ni le vrai bonheur, parce qu’ils n’avaient pas l’idéal du Sillon ! Le souffle de la Révolution a passé par là, et nous pouvons conclure que si les doctrines sociales du Sillon sont erronées, son esprit est dangereux et son éducation funeste.41.
En 1926, le pape Pie XI reprend un décret de condamnation de l’Action Française commandé par saint Pie X, mais non publié alors. Dans sa lettre du 5 janvier 1927 au cardinal Andrieu, Pie XI justifie cette condamnation :
Pie X était trop antimoderniste pour ne pas condamner cette particulière espèce de modernisme politique, doctrinaire et pratique [celui de l’Action Française (NDLR)], auquel Nous avons affaire […]
C’est au milieu de telles révélations de cœurs que la divine Providence a mis en Nos mains les documents que Nous vous communiquons ; ce sont ces révélations qui ont mis le comble à la mesure et Nous font proscrire le journal l’Action française, comme Pie X a proscrit la revue bimensuelle du même nom. Quant aux livres de Charles Maurras, proscrits par Pie X, il est évident pour tout bon catholique que la proscription ne perd rien de sa force par le fait que l’auteur ait tenu à se faire son propre index, quand l’Index de la sainte Église est intervenu, d’autant plus s’il déclare comme il l’a déclaré que, par là, il n’entend se mettre en règle avec aucune loi42.
Ainsi, l’Église semble ballottée entre des fidélités incompatibles : fidélité à sa mission surnaturelle et tentation du poids politique dans le siècle. En renonçant au principe du droit divin des rois, elle tente de se faire reconnaître par les gouvernements de la modernité, mais au prix d’une désorientation durable. Le langage du salut, structuré par la loi naturelle, la théologie et la métaphysique, cède peu à peu la place à un discours d’efficacité, structuré par l’imaginaire des différentes idéologies qui se disputent l’apport numérique des catholiques.
Cette difficulté rejaillit jusqu’à nos jours. Divers mouvements récents prolongent, chacun à leur manière, cet héritage ambigu du Ralliement, en tentant, eux-aussi, le mariage de la carpe et du lapin :
– Soit en tentant de christianiser la société, en incitant des catholiques formés à prendre des responsabilités au sein d’organisations syndicales ou de partis politiques — qui prônent pourtant tous l’autonomie de l’homme — selon la méthode de la Cité catholique de Jean Ousset.
– Soit encore, par certaines tentatives de synthèse du christianisme avec une idéologie ou un système philosophique moderne, non compatible avec le christianisme comme celui de Marx, ou encore celui de Hegel pour lequel le bien, le vrai et le beau ne sont pas transcendants, mais relatifs à un stade d’évolution d’une société.
Ces « solutions » manifestent la tentative de résoudre une même équation impossible : rester fidèle à la Cité de Dieu, mais agir dans une cité qui revendique l’autonomie de l’homme, tout en renonçant à un retour au droit divin, à la monarchie traditionnelle, conformément à l’injonction pontificale du Ralliement.
Conclusion : Identité et modernité sont-elles compatibles ?
Ce chapitre révèle un constat sans appel : la modernité, en érigeant l’autonomie individuelle, la volonté générale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme fondements des sociétés, a profondément ébranlé les structures traditionnelles médiatrices d’identités, tant personnelles que collectives.
Cette « libération » de l’homme, à l’égard des autorités traditionnelles et naturelles, s’est payée au prix d’un déracinement exposant l’individu à l’isolement, et la communauté à la fragmentation. L’effacement des repères traditionnels — religieux, communautaires ou monarchiques — laisse la société moderne en quête perpétuelle d’unité, d’identité et de sens.
Les tentatives de cimenter cette société par la nation, l’histoire partagée ou un roman national restent éphémères. Ni le contrat social, ni la mythologisation de la nation, ni son essentialisation ne comblent l’absence de référence transcendante. Chaque projet de société fondé sur l’autonomie humaine se heurte à une incomplétude structurelle, comme l’observe Emmanuel Macron au sujet de la démocratie moderne :
Aujourd’hui le processus démocratique est remis en cause […] La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a un processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! […] On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu. […]
Si l’on veut stabiliser la vie politique et la sortir de la situation névrotique actuelle, il faut, tout en gardant l’équilibre délibératif, accepter un peu plus de verticalité43.
Le terme incomplétude n’est pas anodin pour toute personne formée à la philosophie et aux sciences. Il ne peut que faire écho au fameux théorème d’incomplétude du mathématicien Kurt Gödel qui démontre, en 1931 et dans le domaine de l’arithmétique, qu’aucun système d’explication ne saurait se justifier par lui-même, aucune théorie cohérente ne saurait justifier sa propre cohérence ou être principe d’elle-même.
Or, seules les monarchies traditionnelles de droit divin échappent à cette impasse en puisant leur légitimité dans une loi naturelle transcendante voulue par la divinité, là où les régimes modernes se fondent sur l’autonomie, sur la seule volonté humaine, désormais sans limites et condamnée à l’arbitraire.
Malgré deux siècles de propagande révolutionnaire, l’autonomie n’a pas tenu ses promesses de bonheur. Le philosophe Jean-François Lyotard (1924-1998) concède en effet que…
… le grand récit a perdu de sa crédibilité, quel que soit le mode d’unité qu’il utilise : récit spéculatif, récit de l’émancipation44.
Le mirage moderne de l’émancipation s’accompagne — nous l’avons vu avec Rousseau — d’un asservissement à la volonté générale pourvoyeuse d’uniformisation. Cela se traduit pratiquement par cette injonction permanente de se soumettre à la norme d’une opinion publique véhiculée par les médias.
La perte d’identité et le déracinement qui en résultent se constatent dans toutes les sociétés modernes fondées sur l’autonomie : les personnes sont mutées en individus indiscernables, échangeables, constituant des masses. La soif d’identité se manifeste alors d’une manière paradoxale dans ces sociétés occidentales déracinées. Ainsi la mode des tatouages traditionnels de cultures exogènes se généralise-telle, alors même que les récipiendaires ignorent tout de leur signification originelle. Dans son livre Le système totalitaire, Hannah Arendt explique cette désespérance consécutive au déracinement, condition préalable à l’instauration de tout système totalitaire :
Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde45.
Heureusement, le début de notre millénaire s’accompagne d’une redécouverte du droit naturel et de la pensée traditionnelle par de nombreux chercheurs, acteurs de la vie sociale et curieux de la philosophie politique. Ce mouvement, ainsi que les signes de renouveau de la foi chrétienne observés ces dernières années — signes confirmés par l’explosion des baptêmes d’adultes —, laissent donc présager un retour à la multiplicité des identités authentiques, à leur élaboration dans de nouveaux creusets, en conformité à la loi naturelle voulue par Dieu, pour que chaque personne trouve sa place, son identité, et soit reconnue dans ce monde.
Marc Faoudel.
- Jean-Luc Chabot, Le Nationalisme, PUF, col. Que sais-je ?, Paris, 1986, p. 15.↩
- Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, chap. « L’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité », 1785, trad. H. Lachelier, Deuxième section, Hachette et Cie, 3e édition, Paris, 1915 p. 85.↩
- Louis de Bonald, Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, tome I, éd. A. Le Clere, Paris, 1819, p. 105-106.↩
- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chapitre IV, Société nouvelle de librairie et d’édition, Paris, 1903, p. 115.↩
- Hannah Arendt, L’impérialisme, Fayard, col. Points, trad. Hélène Frappat, Paris, 2002, p. 287.↩
- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chapitre IV, op. cit., p. 117.↩
- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chapitre VII, op. cit., p. 134-135.↩
- Robespierre, Œuvres de Maximilien Robespierre, vol. 10, Marc Bouloiseau et Albert Soboul, Presses Universitaires de France, Paris, 1967, p. 356.↩
- Jules Ferry, Discours et opinions de Jules Ferry, « Discours sur la laïcité de l’école », Paul Robiquet, Tome II, Chambre des députés, 15 mars 1881, p. 75.↩
- Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la Révolution, 4e éd., Avant-propos, Michel Lévy frères, Paris, 1860, p. 13.↩
- Pierre Manent, La loi naturelle et les droits de l’homme, PUF, Paris, 2018, p. 4.↩
- Emmanuel-Joseph Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, chap. I, note 3, Éditions du Boucher, Paris, 2002, p. 6.↩
- Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 4.↩
- Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 5.↩
- Siéyès, Qu’est-ce que le Tiers état ?, op. cit., p. 53.↩
- Louis de Bonald, Réflexions sur la Révolution de Juillet 1830 et autres inédits, Éd. DUC/Albatros, 1988, p. 79-83.↩
- Hannah Arendt, L’impérialisme, Fayard, col. Points, trad. Hélène Frappat, Paris, 2002, p. 193.↩
- Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Livre I, chapitre VII, op. cit., note 2, p. 133.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Michel Lévy Frères, Paris, 1871, p. 40.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Michel Lévy Frères, Paris, 1871, p. 169.↩
- Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, Calman-Lévy, Paris, 1882, p. 27.↩
- Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, op. cit., p. 26.↩
- Ernest Renan, Qu’est ce qu’une nation ?, Calman-Lévy, Paris, 1882.↩
- Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire des idées, trad. Edgard Quinet, tome 2, livre IX, chap. 5, F. G. Levrault, Paris, 1834, p. 205.↩
- Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire des idées, trad. Émile Tandel, tome 1, livre VII, chap. 1, A. Lacroix & Cie, Paris, 1874, p. 309.↩
- Herder, Idées sur la philosophie de l’histoire des idées, trad. Edgard Quinet, tome 3, livre XIX, chap. 2, F. G. Levrault, Paris, 1828, p. 378.↩
- Guy Hermet, Histoire des nations et du nationalisme en Europe, Éditions du Seuil, Col. Histoire, Paris, 1996, p. 80.↩
- Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, op. cit., p. VIII.↩
- Claude Lévi-Strauss, Race et Histoire, chap. « Race et culture », 1952.↩
- Jules Ferry, Discours devant l’Assemblée du 28 juillet 1885, Journal Officiel, 29 juillet 1885.↩
- Paul Bert, Deuxième année d’enseignement scientifique, Armand-Colin, Paris, 1888, p. 16-18.↩
- Charles Maurras, « L’avenir de l’Intelligence », Romantisme et Révolution, Éd. Nouvelle librairie nationale, Paris, 1922, p. 35.↩
- Charles Maurras, Revue d’Action française, 1901. Repris dans Nos raisons pour la Monarchie contre la République, 1925. Mes Idées politiques, 1937.↩
- Pie XI, encyclique contre le nazisme Mit Brennender Sorge, 1937.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Michel Lévy Frères, Paris, 1871, p. 164.↩
- Marcel Gauchet, « La république aujourd’hui », La revue de l’inspection générale, n°1, Janvier 2004.↩
- Vincent Peillon, Une religion pour la République, la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, Janvier 2010, p. 35.↩
- Hitler, Libres propos sur la guerre et la paix, t. 2, Flammarion, 1954, p. 30.↩
- Pie IX, Le Syllabus, et l’Encyclique Quanta Cura du 8 Décembre 1864, Bibliothèque de tout le Monde, Tourcoing, sans date, p.16.↩
- Georges Bernanos, Encyclique aux Français, Éditions de l’Homme Nouveau.↩
- Saint Pie X, Lettre sur le Sillon, 25 août 1910.↩
- Actes pontificaux concernant l « Action française », Œuvre des tracts, Montréal, 1927, p 12-13. ↩
- Emmanuel Macron, Le un, numéro du 8 juillet 2015.↩
- Jean-François Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 9.↩
- Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 2002, p. 307.↩

