La chute du Temple

La chute du Temple Par le duc de Lévis Mirepoix de l’Académie Française

La présence dans son royaume de l’ordre militaire du Temple — puissant et sans but — alarme Philippe le Bel. Les Templiers déclinent la proposition honorable du roi de le prendre comme grand-maître. Par ailleurs de graves informations parviennent aux oreilles du roi sur la religion du Temple et ses mœurs, aussi diligente-t-il une longue enquête de sept ans qui finit par le convaincre. Philippe le Bel essaye d’avertir le pape, mais celui-ci reste sceptique et demeure inactif. Le roi décide alors d’agir seul, et fait arrêter les templiers dans tout le pays le 13 octobre 1307, à l’aube. La chute du Temple est consommée.  [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Le texte qui suit est un extrait tiré de l’ouvrage de l’historien et académicien Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981), Le siècle de Philippe le Bel, chap. 16, Amiot-Dumont, Paris, 1954, p. 167-179.

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.

Étude complète :
Chap. 15 : Les chevaliers du Temple
Chap. 16 : La chute du Temple
Chap. 17 : Le procès des Templiers


La présence du Temple en France pause un problème politique majeur

Le Roi propose une solution raisonnable à une situation très compliquée

Philippe méditait, tandis que, dans le secret du conseil, les ministres commençaient à agiter le nouveau grand problème.

Depuis de nombreuses années, les Templiers étaient des collaborateurs, le Temple était une banque d’État. Et il en était ainsi avant le roi. Que d’affaires importantes engagées sous leur direction ! Comment rompre tout cela ? Était-ce même avantageux ? Tant que les Templiers gardèrent l’objectif militaire de la Terre sainte, tout alla bien. Les voilà en France, sans but pour leurs armes, fiers, mystérieux, inquiétants.

L’émeute de Paris a laissé au roi un souvenir trouble. Le Temple l’a abrité comme n’importe quel passant qui invoque le droit d’asile. Mais eux, les moines-soldats, si bien armés, avec des troupes prêtes, instruites, il leur suffisait de donner un ordre pour dégager le roi sur l’heure. Ils l’ont laissé écouter pendant deux jours les cris de la sédition, opposant à son fameux silence le leur. Depuis lors, ce silence n’est rompu que par la courtoisie.

Le circonspect homme d’État voit cette puissante organisation privée des vastes espaces d’Orient pour dépenser ses forces. Il se demande combien de temps elle peut demeurer immobile et s’il va réellement être possible d’éviter le choc.

Il tenta un moyen qui aurait pu sauver l’ordre, le transformer. Il fit des ouvertures pour se faire nommer grand maître. Un refus assez distant lui fut opposé.

Aucune solution politique envisageable pour cet ordre religieux autonome

Maintenant, que peut-il ? Il connaît bien le droit, les coutumes, l’opinion. Le Temple, et c’est sans doute la raison de son muet défi, échappe complètement à l’autorité royale. Ces redoutables soldats sont des moines. Ils sont d’Église.
– Personne, même parmi les gens nombreux qui ne les aiment pas, ne comprendrait, au XIVe siècle, cette raison d’État, au nom de laquelle, par mesure préventive, on les aurait écartés du royaume.
– Il est assez probable que Philippe lui-même ne l’eût pas jugée suffisante. Il aimait le pouvoir, il croyait à sa vertu, mais il vivait à une époque où les garanties féodales étaient encore chères aux Français, et les moines avaient les leurs, comme les seigneurs, comme les bourgeois, comme les paysans, comme tous les groupements sociaux.
– Et il y avait le pontificat. Aucun pape de ce temps n’eût toléré, pour un motif séculier, une action intentée par le pouvoir civil contre un ordre religieux. Philippe, d’ailleurs, ne s’y fût pas cru autorisé par sa propre conviction.

Le problème n’était pas simple.
D’autre part, en avouant le danger politique que lui faisait courir la présence des Templiers, il dévoilait une faiblesse, il mettait lui-même en cause ce prestige de l’autorité royale qu’il s’était constamment appliqué à élever au-dessus de toutes les multiples et mobiles énergies de France, moins pour les réduire que pour les réunir.

Seule une hérésie manifeste constituerait un motif légitime d’intervention royale

Ah ! si les bruits suspects qui couraient sur les Templiers en matière de foi se trouvaient vérifiés, tout changeait en un instant. Rappelons-nous le sacre et les inspirations religieuses que Philippe y avait trouvées. Son devoir lui imposait alors de ne pas rester inactif.

Maintenant, Nogaret ! Tout concourait à lui faire avancer cette affaire. Serviteur sincère du pouvoir royal, et beaucoup plus porté que le roi lui-même à abattre tout ce qui paraissait menacer l’autorité de l’État, la seule concentration des Templiers dans le royaume devait froisser son esprit et lui paraître un danger public. Et pour lui, Nogaret, gravement compromis par l’attentat d’Anagni, quel triomphe, quelle réhabilitation, si, découvrant une hérésie, il la dénonçait et la pourchassait à la face de la chrétienté ! Il savait aussi que le roi n’accepterait jamais d’intervenir si une question de foi n’était pas posée.

Notons que l’accusation précise et formelle arriva du Languedoc, où le ministre disposait de plus de moyens d’information.

Une longue enquête

Un premier témoignage suscite l’incrédulité

Un bourgeois de Béziers, nommé Sequin de Florian, ayant été emprisonné avec un Templier apostat, ils se confessèrent réciproquement. Et ce Florian, éperdu d’horreur de ce qu’il venait d’apprendre, fit demander une audience au roi. On juge si le ministre la lui rendit facile.

Que Philippe ait été lui-même frappé d’autant de stupeur qu’il le prétendit, ce serait beaucoup. C’eût été, pour un homme comme lui, avoir étrangement fermé les yeux sur les impérieux motifs d’État qui lui rendaient déjà les Templiers suspects. En tout cas, sans se précipiter sur cet argument, il procéda avec son habituelle circonspection, tandis que Nogaret devait étouffer d’impatience.

L’enquête commence, prudente

Il essaya de sonder le mystère de l’ordre, en faisant interroger discrètement quelques Templiers. Il multiplia les informations.

Que Nogaret et Plaisians les aient guidées, qu’il les ait directement obtenues, le roi agit comme un homme qui, en présence d’une révélation grave et dangereuse, cherche sincèrement et prudemment à s’éclairer.

Il ne semble vraiment pas qu’il ait montré de hâte à retenir des accusations utiles à sa politique.

Le Roi, inquiet, confie au Pape une conviction qui s’affermit

On suit les progrès d’une inquiétude qu’il confia au pape Clément V, à Lyon, lors du couronnement. Le premier mouvement du pontife fut d’écarter ces propos comme indignes de retenir l’attention.

Philippe, au contraire, qui, à ce moment, devait recevoir, ne fût-ce que par les soins de Nogaret, des informations incessantes, allait à grands pas vers une conviction qu’il n’y a pas de motif solide de suspecter.

Au contraire, la logique de son caractère, sa religion un peu fanatique à froid, beaucoup moins éclairée et tolérante que celle de Clément V, le disposent suffisamment à l’attitude qu’il va prendre. Par le même mouvement d’esprit qui lui a fait croire à l’illégitimité de Boniface VIII, il croit à la culpabilité du Temple. Seulement, la première fois, nul ne prétend qu’il n’ait pas commis une erreur. La seconde, il a pour lui des historiens sincères et qui ne l’ont guère aimé.

Une longue enquête de sept ans

Ces recherches durèrent sept ans, de 1300 à 1307. N’y a-t-il pas dans cette lenteur au moins une indication de la bonne foi avec laquelle le roi cherchait à se renseigner, risquant ainsi de jeter l’alerte au camp de ses adversaires ?

D’ailleurs, ils surent parfaitement que la légende malveillante, traitée par eux avec dédain, s’était transformée en accusation dangereuse. Le grand maître avait déjà publiquement protesté, et le malheureux venait tout exprès de Chypre pour s’expliquer à ce sujet devant le Saint-Père, en même temps que pour s’opposer à la réunion de son ordre avec celui de l’Hôpital. Où est donc l’effet de surprise qui frappa les Templiers comme de la foudre ?

L’orgueil de leur puissance les plaçait dans la situation où se trouva, plus tard, le duc de Guise, quand on le prévint que Henri III voulait le faire mettre à mort.
« Il n’oserait ! » pensèrent les Templiers, et précisément la démarche de Jacques de Molay ajoutait à leur confiance.  Quel prince séculier se permettrait de toucher à l’ordre, quand le chef de l’Église se propose d’écouter le grand maître ?

Pendant ce temps, Philippe multipliait ses instances auprès de Clément, qui, selon sa manière, préférait temporiser. Grand embarras au conseil du roi !
Il s’agissait d’une affaire rigoureusement réservée à la juridiction ecclésiastique. L’accusation portait sur la foi et les mœurs. L’accusé était un ordre religieux. Et le pape ne consentait pas à se prononcer.

Une décision difficile

Philippe, sentant la décision prochaine, alla s’enfermer quinze jours à l’abbaye de Maubuisson, afin de prendre, sous l’égide de Dieu, conseil de son silence.

Une délibération des plus graves réunit le roi et ses conseillers. Plusieurs craignaient que les Templiers, découvrant enfin le danger, ne finissent par prendre les armes, et poussaient à leur arrestation. Elle n’était pas légale, mais le roi en justifierait l’urgence, comme défenseur de la foi, dans une proclamation adressée au royaume.

L’archevêque de Narbonne, Gilles Aycelin, ce fidèle serviteur de Philippe, que nous retrouvons en toutes les grandes circonstances du règne, prit nettement parti contre la mesure. Il craignait que le roi ne se mît dans un mauvais cas à l’égard de l’Église. Philippe ne tenait nullement à se brouiller avec un nouveau pape, raison pour laquelle il avait multiplié les démarches pour obtenir l’assentiment pontifical.

Une subtilité juridique fut alors trouvée par Nogaret et Guillaume de Paris, confesseur du roi, inquisiteur général du royaume. Le pape seul pouvait mettre en cause l’ordre entier. Les inquisiteurs pouvaient instruire individuellement contre ses membres. L’archevêque de Narbonne n’était pas d’un caractère à se satisfaire d’un expédient. Il résista.

La discussion dut être chaude. La fièvre, l’inquiétude, l’impatience régnaient autour du prince. Il écoutait. Enfin, il lui parut trop dangereux de risquer un nouveau délai, et il accepta le concours de l’inquisiteur.

L’arrestation décidée, on résolut de sceller sur l’heure les lettres qui devaient en porter l’ordre. L’archevêque, qui était garde des Sceaux, ne consentit point à les apposer sur le parchemin et préféra se démettre de sa charge. Le moment était solennel. Le geste, dont les conséquences se discutent encore après six siècles, allait-il s’accomplir ? Le roi, désormais fixé, passa outre et remit les sceaux à Nogaret, qui accomplit aussitôt le devoir de sa nouvelle charge.

L’arrestation des chevaliers du Temple

Une préparation minutieuse, discrète et de grande envergure

On prépara ensuite une des opérations policières les plus extraordinaires de tous les temps par son ampleur, sa précision et son secret. Il s’agissait, et l’on y parvint, d’arrêter les Templiers dans tout le royaume le même jour, à l’aube.

Des instructions minutieuses à n’ouvrir qu’à une date indiquée avaient été remises aux commissaires, qui devaient feindre, jusqu’au dernier moment, de se présenter pour une visite anodine, en se faisant accompagner, outre les sénéchaux et baillis, d’hommes sûrs pour leur prêter main-forte.

Il était question, en termes suffisamment vagues, du pape informé de l’affaire avec le roi, cela pour obvier aux hésitations qui n’auraient pas manqué de se produire. En effet, le droit de l’époque soustrayait les religieux à l’intervention du pouvoir civil.

On procède aux arrestations partout et au même moment

Il est à peine croyable qu’à travers tant de chemins difficiles et dangereux, suivis à dos de mule, qu’avec le concours d’un si grand nombre de gens, pas une indiscrétion, pas une précipitation, pas un retard ne se soient produits et que, les conditions du secret imposant en chaque endroit des effectifs faibles, improvisés, à peine armés, les mandataires royaux aient réussi à prévenir toute résistance de la part des soldats les plus aguerris de l’Europe !

Un nombre infime, une douzaine, dit-on, réussit à s’échapper. Quelques autres n’eurent que le temps de se pendre ou de s’écraser du haut de leurs tours.

La veille, à Paris, le 12 octobre, aux funérailles de la comtesse de Valois, le grand maître, Jacques de Molay, avait porté le cercueil avec d’autres princes.
Le matin du 13 octobre, il était arrêté au Temple par Guillaume de Nogaret lui-même.

Interrogatoires des Templiers dans les geôles du roi

Avant qu’ils aient eu le temps de se remettre de leur stupeur, les prisonniers sont interrogés et, sur leurs dénégations, plusieurs sont appliqués à la torture.

Des chefs d’accusation d’hérésie et de corruption des mœurs

En même temps était lancé le manifeste royal qui exposait les chefs d’accusation.
– L’hérésie était redoutée au moyen âge par les laïques autant que par les clercs, étant la forme sous laquelle on attaquait le corps social. L’accusation d’hérésie était la plus terrible qui pût être portée.
– Elle entraînait presque toujours une accusation sur les mœurs. Et la société tout entière avait, à cet égard, les cruelles réactions de la peur.

Ainsi disait le manifeste :

Une chose amère, une chose horrible à penser, terrible à entendre, entièrement inhumaine, avait déjà, sur le rapport de plusieurs personnes dignes de foi, retenti à nos oreilles, non sans nous plonger dans une profonde stupeur… L’esprit de raison souffre de voir des hommes s’exiler au-delà des limites de la nature…

Suivaient les accusations :

Quand ils entrent dans l’ordre et font leur profession, on leur présente un crucifix, et, par un malheureux, que dis-je, un misérable aveuglement, ils le renient trois fois et, cédant à une horrible crédulité, lui crachent trois fois à la face. Et, après avoir offensé la loi divine par de si abominables attentats et de si détestables pratiques, ils ne craignent pas d’offenser la loi humaine en s’obligeant, par le vœu de leur profession, de se livrer, entre eux, à d’horribles et effroyables désordres.

Le document royal dénonce ensuite les pratiques obscènes qui, selon l’accusation, auraient été suivies au cours des réceptions dans l’ordre, au mépris de la dignité humaine. Et il ajoute :

Nous avons d’abord attribué ces révélations et ces dénonciations plutôt à l’envie livide, à la haine et à la cupidité, qu’à la ferveur de la foi, au zèle de la justice ou à un sentiment de charité, et nous ne pouvions nous décider à y ajouter créance ;
mais les dénonciations et les dénonciateurs se multiplièrent, les mauvais bruits prirent de la consistance, mais des présomptions graves, des motifs de crainte légitime et des conjectures probables nous inspirèrent de violents soupçons et nous portèrent à faire une enquête pour découvrir la vérité à cet égard…
Après avoir consulté notre très Saint-Père en Dieu Clément, par la grâce divine, Souverain Pontife de la Sainte Église, nous avons avisé à prendre les moyens de faire une enquête utile et de suivre les voies efficaces qui pouvaient nous amener à voir clair en cette affaire. Nous avons constaté les plus grandes abominations.

Aussi, nous qui avons été établi par Dieu comme une sentinelle sur le poste élevé de l’éminence royale pour la défense de la foi et de la liberté de l’Église…
– tenant compte des diverses présomptions, inductions légitimes et conjectures probables contre lesdits ennemis de Dieu, de la foi et de la nature, et les contempteurs du pacte humain…
– acquiesçant aux justes supplications de l’inquisiteur qui a invoqué le secours de notre bras, bien que certains des inculpés puissent être innocents et d’autres coupables,
– considérant la gravité de l’affaire et la difficulté de trouver autrement la vérité,
– considérant aussi que de violents soupçons s’élèvent contre tous et que, s’il en est d’innocents, de même que la fournaise dénote la pureté de l’or, de même l’examen et le jugement prouveront l’innocence,
– après en avoir mûrement délibéré avec les prélats, les barons de notre royaume et nos autres conseillers,
nous avons ordonné que chacun des membres de cet ordre soit arrêté dans notre royaume sans aucune exception, tenu captif et soumis au jugement de l’Église, que tous ses biens, meubles et immeubles, soient saisis et fidèlement tenus sous notre main.

Puis le roi s’en vint loger au Temple. Et pour éviter qu’on ne lui reprochât, ce à quoi d’ailleurs l’on n’a pas manqué, de vouloir accaparer les biens des Templiers, il nomma séquestres des agents distincts des officiers royaux.

Mise en garde de l’auteur contre un jugement trop hâtif du lecteur

Les impressions les plus contradictoires se heurtent au cours de cette tragédie fameuse. Plusieurs fois, et trop vite, on est tenté de prendre parti. Mais, quelque parti qu’on adopte, on rencontre de telles surprises qu’on regrette un choix précipité.

Le meilleur guide à travers ces sombres péripéties, jusqu’au dénouement et au-delà, c’est la prudence de l’esprit. En quelques heures, voilà les situations renversées.
– Une puissante organisation qui avait failli à son but, mais en qui l’échec avait laissé intacts le courage et la force, s’implantait dans un royaume et dressait en face du fédérateur régulier une puissance parasite. Celui-ci se trouvait à peu près désarmé devant elle, tant juridiquement que matériellement. Il avait pour lui l’équité.
– Brusquement, à la suite d’un coup d’audace, chef-d’œuvre d’exactitude et de sang-froid, il tient le redoutable adversaire à sa merci et il le frappe si fort que l’équité semble changer de camp. Sous sa géhenne implacable, on ne voit plus que de la souffrance ! Il fallait choisir, accepter l’odieux de cette impression première. S’il avait serré moins fort, n’eût-il pas versé dans la guerre civile ? La trempe d’un caractère se vérifie à deux éléments, le courage personnel et le courage public.
On ne saurait contester au dur Philippe ni l’un ni l’autre.

Questions légitimes sur la pertinence des aveux sous la torture

À la question, sous les tenailles et la braise, les Templiers firent de premiers aveux dont il n’y a lieu de retenir que la détresse. On croit lire à travers les siècles, dans le regard éperdu de ces hommes. Eux qui furent de fiers soldats, défiant la mort au soleil de la bataille, ils sont devenus comme de petits enfants devant la souffrance. Savent-ils, dans le désarroi de leur instinct, s’ils sont innocents ou coupables ? La seule chose qui leur importe, c’est d’un peu moins souffrir ! Et c’est à cause de telles évocations que beaucoup de gens ne voient plus, dans les Templiers, que des victimes.

Quant au grand maître, il semble peu probable que la torture lui ait été appliquée. À Poitiers, en consistoire public, Plaisians déclara que Molay avait avoué spontanément. Or, quels que fussent le parti pris, la bonne foi très relative de ce ministre, eût-il osé faire une déclaration de cet ordre, en présence du pape, si elle eût été fausse ? Le démenti pouvait lui arriver à tout moment. Et plus tard, Molay, dans sa rétractation, dira non pas qu’il a cédé aux tourments, mais à « la peur des tourments ».

Selon M. Lizerand, il y a même un texte qui montre Molay …

… demandant à être torturé pour que ses frères ne disent pas qu’il a détruit l’ordre volontairement.

Son destin est tout à fait à part de celui des autres. L’homme qui devait finir en héros semble avoir été frappé d’une sorte d’hébétude par la catastrophe de cet ordre magnifique, du sommet duquel il avait été précipité. Chef d’une des plus puissantes organisations de l’histoire, il a perdu jusqu’au pouvoir de se gouverner lui-même. Tout en protestant de la pureté de ses mœurs, il fit des aveux partiels, en particulier sur le reniement de la croix, et les renouvela, non sans solennité, devant l’Université de Paris.

La réaction du pape

Le pape mis devant le fait accompli

Le pape Clément V, auquel on a vu l’habile allusion faite dans les lettres royales, ignorait absolument l’audacieuse et terrible initiative. Ses camériers l’apprirent par les mouvements de foule et la lecture de la proclamation royale aux carrefours. Ils vinrent, tout effarés, lui apporter la nouvelle.

Clément, stupéfait, la prit fort mal. Il vit bien que l’intervention de l’inquisiteur général avait été prévue pour détourner son mécontentement. Il n’admit pas le fait accompli, suspendit le pouvoir des inquisiteurs et évoqua la cause directement à lui.

En même temps, il écrivait au roi :

Clément, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, — ainsi s’intitulait le pape en parlant de lui-même, — à son très cher fils dans le Christ, Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France.

Nous reconnaissons, très cher fils, à la gloire de la sagesse et de la mansuétude de vos ancêtres, qu’élevé dans l’amour de la foi, le zèle de la charité, et dans les sciences ecclésiastiques…, ils ont toujours reconnu qu’il fallait soumettre tout ce qui concerne la foi à l’examen de cette Église dont le pasteur, savoir le premier pape, a reçu de la bouche du Seigneur ce commandement : « Paissez mes brebis… »

Mais vous, très cher fils, ce que nous disons avec douleur, au mépris de toute règle, pendant que nous étions loin de vous, vous avez étendu votre main sur les personnes et les biens des Templiers ; vous avez été jusqu’à les mettre en prison, et ce qui est le comble de la douleur, vous ne les avez pas encore relâchés ! …

Nous avions signifié à Votre Sérénité, par nos lettres, que nous avions pris en main cette affaire et que nous voulions rechercher diligemment la vérité… Malgré cela, vous avez commis ces attentats sur la personne et les biens de gens qui sont soumis immédiatement à nous et à l’Église romaine. Dans ce procédé précipité, tous remarquent, et non sans cause raisonnable, un outrageant mépris de nous et de l’Église romaine…

Il ne nous est pas permis de douter que, plutôt aujourd’hui que demain, dès que nos envoyés seront auprès de vous, prêts à recevoir, en notre nom, de votre main, les personnes et les biens des Templiers, vous vous empresserez de les remettre…

Une conférence entre le pape et le roi s’impose

Cette attitude n’est guère celle d’un pape ayant vendu son autorité par des engagements secrets. Boniface VIII écrivit-il jamais une lettre plus grave ? Mais Philippe — rien n’explique mieux ses attaques à découvert contre Boniface et sa retenue à l’égard de Clément — ne mettait pas en doute la légitimité du pontife régnant. Il reçut avec empressement les messagers pontificaux, protesta de son respect pour le Saint-Siège et proposa une entrevue au pape.

Une conférence entre personnages de cette importance demande de longs préparatifs, et ce devait être cette fameuse conférence de Poitiers, dont la correspondance entre les hauts intéressés montre la difficile élaboration.

Préparation d’une conférence entre le pape et le roi

Le roi conserve la garde des prisonniers

En attendant, Philippe usa d’un artifice de droit qui ne pouvait guère lui être refusé. Au point où l’on en était, il ne pouvait être question de relâcher les Templiers avant que le pape eût examiné la cause. Philippe se considéra comme ayant reçu du Saint-Siège la garde des prisonniers.

Le roi obtient le soutien de l’Université de Paris

Il s’empressa de consulter l’Université de Paris, qui jouissait d’une autorité incontestée dans le monde en matière de théologie. Celle-ci estima l’enquête justifiée par les présomptions et approuva les mesures d’urgence prises par le roi, sous réserve expresse d’en remettre la ratification à l’Église.

Le roi cherche le soutien des États généraux

De leur côté, comme au temps de Boniface, les légistes s’agitèrent et menèrent une campagne d’opinion, en vue de préparer les États généraux, sur lesquels Philippe voulait s’appuyer avant la conférence. Ils ne ménagèrent guère plus Clément V qu’ils n’avaient ménagé Boniface VIII.

Les légistes reprochent publiquement au pape son inaction

Pierre Dubois publia des pamphlets fort vifs, reprochant au pape ses faiblesses à l’égard de sa parenté et se lançant, à la mode du temps, dans des exemples bibliques pour prier le roi et le peuple de suppléer, à l’égard des ennemis de la religion, à l’inaction pontificale !

La même idée allait être soutenue au consistoire de Poitiers par Bernard de Plaisians. Il fera d’abord un exposé fort habile de l’affaire, appuyé sur les précautions de la procédure d’enquête et sur la concordance d’aveux libres, recueillis au même moment en diverses parties du royaume.

Et dans un second discours, dont l’allure est celle d’un sermon, il se mettra tranquillement à dicter au pape son devoir !

Père de famille de la maison de Dieu, s’écrie-t-il, si vous n’agissez promptement, les princes et les peuples, voyant que vous ne faites rien, agiront eux-mêmes à défaut de vous. Si vous tardez à intervenir, on ne peut nier que vous ne favorisiez vos adversaires… Si vous ne les repoussez rapidement, ils prendront des forces… C’est conserver les formes juridiques que de ne pas les observer dans un pareil procès !

Le roi ménage le pape

Comme on l’a déjà vu en d’autres circonstances, l’attitude du roi marque un contraste de dignité avec celle de ses légistes. Seulement, c’étaient des serviteurs infatigables et n’hésitant pas à se charger de la besogne qui pouvait répugner à leur maître.

Au Très Saint-Père dans le Seigneur, Clément, par la grâce divine, Souverain Pontife de la sacrée Sainte Église romaine et universelle, Philippe, par la même grâce, roi de France, en baisant ses bienheureux pieds. Brûlant de zèle pour la foi orthodoxe, nous supplions affectueusement et humblement Votre Sainteté de vouloir bien supprimer l’ordre susdit et créer un nouvel ordre militaire. (Cette demande adressée plus tard n’eut pas de suite.) Et assurément, Saint-Père, tout ce que vous ordonnerez à ce sujet, nous le recevrons et l’observerons dévotement.

Tel est, à travers leurs difficultés, le ton que garde Philippe.

Le roi convoque les États généraux

Une convocation nécessaire pour satisfaire le droit féodal

Sa lettre de convocation aux États généraux, document de chancellerie de fort grand style inspiré et approuvé de lui, le place, avec sa dynastie, comme défenseur de la foi, dans une position qui montre par quels liens étroits la société du moyen âge unissait le pouvoir religieux et le pouvoir civil.

Philippe, par la grâce de Dieu, roi de France, à nos féaux et amés, à tous les maires, consuls, échevins, jurés et communautés des lieux insignes de notre royaume à qui les présentes lettres parviendront, salut et amour.
Nos ancêtres ont toujours été plus attentifs que les autres princes de leur temps à repousser de l’Église de Dieu, et spécialement du royaume de France, les hérésies et les erreurs, défendant contre les voleurs et les larrons, comme un incomparable trésor, la précieuse perle de la foi catholique. Aussi, considérant la pierre dans laquelle nous avons été taillé, et suivant les traces de nos aïeux, nous supposons que Dieu n’a pacifié les guerres temporelles dont il nous a visité et vous, que pour que nous nous appliquions de toutes nos forces aux guerres suscitées contre la foi catholique, moins par les ennemis publics que par les ennemis cachés…

Suivait l’accusation solennelle contre les Templiers. Et le roi ajoutait :

Nous nous proposons de nous transporter prochainement en personne devant le Saint-Siège. Nous voulons vous faire participer à cette œuvre sainte, vous qui êtes participants et très fidèles zélateurs de la foi chrétienne. Nous vous ordonnons d’envoyer sans délai à Tours, de chaque ville insigne, une semaine après la fête de Pâques, deux hommes d’une foi robuste, qui, au nom de vos communautés, nous assistent dans les mesures qu’il sera opportun de prendre.

Cette convocation des États généraux, de caractère exceptionnel, était cependant justifiée à l’égard de la féodalité, du fait que tous les membres du corps féodal avaient des leurs parmi les accusés. En effet, le clergé donnait au Temple des chapelains ; la noblesse, des chevaliers ; les communes, des sergents.

Beaucoup de membres de la noblesse — dont de nombreux cadets, entrés dans l’ordre, se trouvaient parmi les accusés — préférèrent s’abstenir et se faire représenter. Un groupe de seigneurs du Languedoc donna procuration à Guillaume de Nogaret, dénommé chevalier du roi de France. Plusieurs femmes prirent part à l’élection des députés des communes.

Les peuples de France derrière leur roi

Philippe, que ses sujets contrecarrèrent si ouvertement, en matière de finances, eut, dans ses deux grandes affaires de politique religieuse, différend avec Boniface VIII, procès des Templiers, l’ensemble du royaume derrière lui.

Les Templiers, malgré leur nombreuse clientèle, n’avaient pas su se faire aimer. Cette impression de pitié et d’horreur que donne la soudaineté de la chute et la cruauté des premiers interrogatoires, l’opinion publique ne la ressentit qu’à la fin. Satisfaits des explications qu’ils entendirent, approuvant la procédure, les États prononcèrent que les Templiers étaient dignes de mort.

L’entrevue du pape et du roi

Le pape résiste à la pression du roi et de l’opinion

Seul le pape, en face de tous les fidèles, se refusait encore à voir, dans les accusés, des coupables.
Philippe se fit accompagner à Poitiers d’un nombre imposant de députés des États, appuyant sa requête sur leurs suffrages. Clément ne fléchit pas devant ce mouvement d’opinion.

Les Templiers passent sous la garde du pape

Il obtint d’abord satisfaction de droit. Le roi lui rendit les Templiers. L’évêque de Preneste reçut commission de les recevoir. Et, comme les Templiers ne pouvaient être transportés ailleurs, il chargea le roi de continuer à les garder au nom de l’Église. Cette formalité entraînait d’importantes conséquences. La disposition des biens des Templiers n’était pas laissée au roi. Si l’ordre venait à être supprimé, ils ne pourraient être employés, selon les intentions des donateurs, qu’à secourir la Terre sainte, précaution que Philippe avait déjà prise, et qui reçut confirmation solennelle.

Le procès relève de l’autorité exclusive de l’Église

Quant au procès, il passait entièrement aux mains de l’autorité ecclésiastique. Le pape institua des commissions d’enquête. Lui-même trancherait en dernier ressort au concile général qu’il se proposait de réunir à Vienne, en Dauphiné, pour traiter de plusieurs graves questions intéressant la chrétienté.

La pape mène son enquête

L’avis du pape vacille à l’audition de Templiers

Pendant ce temps, le pape poursuivait ses investigations personnelles.
Un membre important de l’ordre, reçu en audience secrète, lui fit des révélations qui lui donnèrent fort à penser, et à la suite desquelles il interrogea lui-même soixante-douze Templiers, de tout grade, appelés à lui parler librement, sous sa haute garantie. Il demeura frappé de leurs aveux.

Pressé depuis longtemps par le roi qu’était Philippe IV, en proie aux instances de tout le royaume français, il avait fermement refusé jusqu’ici d’ajouter foi aux accusations contre les Templiers et suspendu les premières procédures. En ordonnant de nouvelles enquêtes, il avait absolument réservé son opinion. Pouvait-il entourer sa conduite de plus de garanties d’indépendance et d’impartialité ?

Or, il vit ces malheureux, qu’il se sentait porté à croire innocents, il les entendit. À l’examen que nous pouvons faire encore de leur sincérité d’après l’allure plus ou moins personnelle des phrases, s’ajoutaient, pour leur juge suprême, le ton de leur voix, l’expression de leur visage. On imagine, dans les dispositions où il se trouvait, avec quelle intensité il les observa.

La valeur qu’on peut accorder au changement qui se produisit alors dans l’esprit de Clément V ne saurait échapper. Il manda aussitôt le grand maître et les hauts dignitaires, détenus à Chinon. Mais, certains d’entre eux ne pouvant monter à cheval, probablement de ceux qui avaient subi la question, il envoya trois cardinaux les interroger en son nom.

L’interrogatoire de dignitaires de l’Ordre par des envoyés du pape

Traités avec égard, recevant la formelle assurance qu’ils se trouvaient désormais sous la protection du pape, le grand maître et les précepteurs de France, d’outre-mer, de Normandie, d’Aquitaine, du Poitou, furent solennellement priés de parler dans la plus libre sincérité.

Doutèrent-ils de l’efficacité des garanties qu’on leur donnait ? Ils avouèrent tous le reniement du Christ, l’insulte à la croix, certains, même, l’immoralité des initiations. Et ils jurèrent qu’ils disaient la vérité.

Ils se jetèrent à genoux pour recevoir, en sanglotant, l’absolution des princes de l’Église.
Le pape fit alors ce que, jusque-là, il ne comptait pas faire, il résolut d’engager le procès de l’ordre entier.

Pendant que, dans leurs diocèses, les évêques présidaient des tribunaux jugeant les Templiers comme particuliers, une commission supérieure, dont les membres furent choisis par le pape lui-même, fut chargée d’instruire sur les responsabilités générales de l’ordre.
Il est temps d’examiner maintenant le fond du débat.


Prochain chapitre : Le procès des Templiers

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