Les chevaliers du Temple, par le Duc de Lévis Mirepoix de l’Académie Française

Les chevaliers du Temple Par le duc de Lévis Mirepoix de l’Académie Française

Les chevaliers du Temple sont un ordre militaire et religieux créé en 1129 à partir d’un louable désir de protéger les pèlerinages en Terre sainte. Si leur discipline est rigoureuse, elle révèle un penchant pour le secret, car la règle n’est connue intégralement que par un nombre restreint, et le secret des délibérations est de mise à tous les niveaux. Leur bravoure et leur idéal enthousiasment la chrétienté, drainent ses dons, aussi leur puissance croît-elle. Très vite, ils s’affranchissent de l’autorité du roi de Jérusalem pour ne dépendre que de celle d’un pape très éloigné géographiquement. L’orgueil s’en mêlant, ils se rendent responsables d’indisciplines qui causent des désastres militaires — dont la chute de Jérusalem —, ainsi que de crimes comme le pillage du royaume chrétien d’Arménie. La Terre sainte étant perdue, ils refluent en Occident, où ils se constituent en banque internationale. En France, leur autonomie politique, leur argent, leurs immenses possessions, leur puissante armée, en font un organisme apatride qui défie l’autorité du roi.  [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Le texte qui suit est un extrait tiré de l’ouvrage de l’historien et académicien Antoine de Lévis Mirepoix (1884-1981), Le siècle de Philippe le Bel, chap. 15, Amiot-Dumont, Paris, 1954, p. 157-166.

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.

Étude complète :
Chap. 15 : Les chevaliers du Temple
Chap. 16 : La chute du Temple
Chap. 17 : Le procès des Templiers


Constitution de l’ordre du Temple

Genèse et mission première de l’ordre du Temple

À l’époque triomphante du royaume de Jérusalem, où l’héroïsme d’une poignée de guerriers, appuyant l’habileté politique de leurs souverains, faisait avancer l’influence chrétienne et française dans l’inconnu mouvant du monde oriental, une idée généreuse naquit.

Pour obvier aux intermittences du service féodal, le Champenois Hugues de Payens, Geoffroy de Saint-Omer et sept autres chevaliers proposèrent au roi Baudouin II de mettre à sa disposition, sous la forme d’un ordre militaire et religieux, une troupe permanente.
Elle se donna pour mission d’assurer aux pèlerins la liberté des routes
et tint quartier dans une partie du palais royal, qu’on appelait alors le Temple de Salomon. Ces tenants de l’idéal des croisades s’appelèrent d’abord les pauvres chevaliers du Christ.
– Leurs services et leur nombre grandirent.
– En 1128, Hugues de Payens, sous les auspices du roi de Jérusalem, se rendit au concile de Troyes, où il fit solennellement approuver son ordre.
– Quelques années après, saint Bernard confia, sous sa surveillance, à son secrétaire Michælensis, le soin d’adapter à cette vie guerrière la règle bénédictine.

La règle monastique

Quand un postulant se présentait, il était prescrit d’éprouver fortement ses dispositions et de bien lui montrer, et à plusieurs fois, la gravité de l’engagement qu’il allait prendre.

Beau frère, lui disait celui qui tenait le chapitre, vous requérez nouvel grant chose, car de notre religion vous ne voyez que l’écorce qui est par-dehors.
Car l’écorce ainsi est que vous nous voyez avoir beaux chevaux et beaux harnais, et bien boire et bien manger et belles robes et ainsi vous semble que vous fussiez moult aisé.
Mais vous ne savez pas les forts commandements qui sont par-dedans :
– ces fortes choses ainsi est que vous qui êtes sire de vous-même, vous vous faites serf d’autrui,
– car à grand-peine ferez jamais chose que vous veuillez :
– car si vous voulez être en la terre de deçà mer, l’on vous mandera delà !
– Et si vous voulez dormir, on vous fera veiller.
– Et si voulez aucune fois veiller, l’on vous commandera que vous alliez reposer en votre lit.

Les trois vœux monastiques de chasteté, de pauvreté et d’obéissance furent imposés à ces soldats qui devaient prendre d’assaut les cités voluptueuses d’Orient.

Nous parlons, disait la règle, à tous ceux qui méprisent suivre leur propre volonté et désirent servir de chevaliers au souverain roi et accomplir perpétuellement la très noble armure d’obédience.
Périlleuse chose est compagnie de femme.
Nous croyons périlleuse chose être à tout religieux trop esgarder face de femme, et pour ce nul de vous n’ose baiser femme, ni veuve, ni pucelle, ni mère, ni sœur, ni tante, ni nulle autre femme, et la chevalerie de Jésus-Christ doit fuir en toute manière baiser de femme.

Ils devaient entendre trois messes par semaine et communier trois fois l’an.

Un clergé fut bientôt affilié à l’ordre.

Des règles spécifiques

Comme ils étaient appelés à la vie active, il leur était permis de prendre une nourriture substantielle, d’ailleurs minutieusement prévue.
La mesure de vin, les jours maigres, était double de celle des jours gras.
La discipline était rigoureuse et leur imposait la coulpe ou confession disciplinaire, qui se faisait à un haut dignitaire en plein chapitre.

Les frères condamnés à tenir la pénitence de l’ordre mangeaient à terre aux pieds de leur chef, sur le pan de leur manteau, et celui-ci leur jetait quelque nourriture.
La règle tenait compte de la valeur individuelle. Elle disait :

On fera au prud’homme la grande faute, petite ;
et la petite, grande au mauvais frère.

La dénonciation fraternelle était un devoir de conscience, imposé à tous les frères en séance de chapitre.

Une des punitions considérées comme les plus graves était la perte temporaire de l’habit, insigne d’honneur, laquelle pouvait être suivie de l’exclusion ; mais il y avait aussi la discipline, la translation dans un cloître, l’emprisonnement, parfois perpétuel, en un des châteaux de l’ordre.

La règle militaire

Les frères devaient dormir avec leurs vêtements de dessous, une corde ceignant leurs reins, une lampe brûlant près d’eux, prêts à prendre leurs armes au premier signal.
Ils devaient pratiquer la guerre sainte jusqu’à la mort pour arracher de terre les ennemis de Jésus-Christ.
Il leur était enjoint d’accepter le combat un contre trois, de ne jamais demander quartier, de ne jamais donner rançon.

Leur étendard, appelé Baucéant, était mi-parti de noir et de blanc avec cette inscription : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo, da gloriam.

Les chevaliers portaient un manteau ou une cotte d’armes de laine blanche. Sur la poitrine était brodée une croix rouge.
Les sergents et écuyers revêtaient un manteau noir avec la même croix.
Chaque chevalier avait trois chevaux et un écuyer, et une tente pour son équipage.
L’ordre avait sur la chasse un règlement superbe. Il n’était permis de chasser que le lion !

Hiérarchie fermée et goût du secret

En 1188, au sommet de la hiérarchie fut installé le grand maître, qui eut rang de prince, et s’intitula grand maître par la grâce de Dieu. Dès lors, ils furent détachés de la juridiction du patriarche de Jérusalem pour ne relever que du pape, ce qui, de fait, en Orient, les rendit indépendants.

Le mode d’élection du grand maître était assez particulier.
– Le grand commandeur, assisté des anciens de l’ordre, choisit le commandeur de l’élection.
– Celui-ci se choisit un compagnon.
– Ces deux en choisissent deux autres, et cela jusqu’à douze.
– Et ces douze élisent le frère chapelain, qui représente Jésus-Christ au milieu des douze apôtres.
– Et ces treize élisent le grand maître.
C’est le principe de l’élection entourée de toutes les garanties de la méditation par l’élite.

Le grand maître était assisté du sénéchal et du maréchal de l’ordre, puis venaient les commandeurs des grandes provinces et des maisons.

Le véritable pouvoir résidait dans les chapitres, dont il était interdit de révéler les délibérations. Il y en avait de deux sortes :
– des chapitres restreints, composés des dignitaires, où les grands desseins s’élaboraient, et
– des chapitres généraux, de pure discipline, auxquels tous les frères chevaliers étaient tenus de prendre part.

De rares dignitaires possédaient des exemplaires complets de la règle — qu’il était interdit de communiquer aux étrangers.

Brève histoire des Templiers en Terre sainte

Des débuts glorieux

D’abord, sur les sables lumineux, les manteaux blancs à croix rouge des Templiers ne répandirent que la terreur chez l’infidèle et la fierté reconnaissante chez le franc.

Leur première rivalité avec les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, créés quelques années avant eux, ne fut que de gloire.
Le monde musulman les estimait si haut que les émirs, avant de passer un traité, exigeaient la garantie des Templiers !
Sans doute ne vivaient-ils que d’aumônes, mais l’éclat de leurs premiers services leur attira toutes celles des rois et des peuples de la chrétienté. Leur richesse avait beau grandir, elle ne dépassait pas leur bravoure.

Le vent de l’orgueil souffle

Cependant, sur leur fameux étendard vint à souffler le vent d’orgueil.
– Vaillants et redoutés, ne dépendant plus que du pape qui était loin, ils ne tardèrent pas à entrer en conflits, souvent armés, et jusque dans les églises, avec les Hospitaliers, dont l’arrogance grandissait en face de la leur.
– Au lieu de suppléer à l’affaiblissement de la monarchie franque par la puissance et la cohésion de leur propre organisation, ils poursuivirent une politique indépendante, et eux qui n’avaient été constitués que pour se sacrifier aux intérêts du monde chrétien ne sacrifièrent que trop souvent à leur avantage ou à leur fierté.

Dès cette époque, ils commencent à faire de la banque. Ils prêtent de l’argent au sultan de Damas.

Amaury Ier, roi de Jérusalem (1136-1174), réfléchit à la dissolution de l’ordre

Guillaume de Tyr raconte pourquoi le roi Amaury de Jérusalem se proposait, lorsqu’il mourut, de demander au pape la dissolution de l’ordre. L’événement remonte à 1172, plus de cent ans avant le fameux procès !
– Le roi venait de conclure une alliance contre les autres musulmans avec le cheik des Ismaïliens. C’était son droit de profiter des divisions des Orientaux, selon les intérêts du royaume franc. Les Templiers n’avaient été institués que pour lui apporter le service militaire. Or, ils recevaient tribut des Ismaïliens, procédé fort éloigné de leurs institutions premières. Il appartenait au roi de le supprimer, si ce ménagement à l’égard d’alliés utiles pouvait servir l’intérêt général. Cependant, il stipula que lui-même dédommagerait l’ordre.
– L’ambassadeur des Ismaïliens, reçu en audience par Amaury, s’en retournait, muni d’un sauf-conduit royal. Il cheminait sans défiance avec son escorte. Un groupe de Templiers qui les guettait les massacra tous. Leur chef était Gauthier du Mesnil.
– Outré de colère, le roi demanda réparation au grand maître Eude de Saint-Amand, qui refusa de livrer le coupable.
Et l’on vit le roi de Jérusalem, pour se faire justice et incarcérer l’assassin d’un ambassadeur, obligé d’assiéger et de prendre d’assaut la résidence du grand maître des Templiers.

L’on cuide bien, ajoute Guillaume de Tyr, que, s’il eût plus vécu, il eût envoyé lettres et bons messages par tous les princes de la chrétienté pour montrer le grand dommage que les Templiers avaient fait à la foi chrétienne et nommément au royaume de Syrie.

Le grand maître du Temple responsable de la chute de Jérusalem par indiscipline

En 1187, ce n’est pas une trahison, mais un acte d’indiscipline des Templiers qui eut des conséquences tragiques. Gérard de Ridefort, grand maître du Temple, peut être considéré, selon le dernier historien des croisades, M. René Grousset, qui se fonde sur la chronique d’Ernaud…

… comme le véritable auteur de la chute de Jérusalem. Il ruina la politique prudente du comte Raymond III de Tripoli, en attaquant inutilement l’armée musulmane, qui ne demandait pas le combat, aux Fontaines de Séphorie en Galilée.

Le même grand maître cause le désastre de Tibériade

Au siège de Tibériade, nouvelle témérité du même grand maître ! Le comte de Tripoli, faisant le sacrifice des siens qui étaient dans la ville, déconseilla l’attaque à cause de la chaleur et du manque d’eau. À minuit, Gérard de Ridefort pénètre sous la tente de Guy de Lusignan, l’entraîne au combat et à une défaite écrasante. Tous les Templiers prisonniers furent exécutés. Seul le grand maître — contre le serment de l’ordre — fit livrer Gaza pour sa rançon.

Les Templiers ravagent des terres de chrétienté

En 1200, le pape Innocent III reçut la plainte de Léon Ier, roi d’Arménie, contre les Templiers qui avaient envahi et ravagé sa terre. Et les Templiers refusèrent d’obéir au légat du pape. On vit leurs milices piller Athènes et multiplier ces guerres fratricides, sous les yeux des musulmans, au cours de trente années.

Le scandale du parjure du grand maître déhonnorant la parole donnée à l’infidèle

Guillaume de Tyr raconte encore qu’ayant promis la liberté à un prince musulman s’il se convertissait, ils le livrèrent ensuite à ses ennemis pour soixante mille pièces d’or.

Les déboires de saint Louis en croisade avec le Temple

Voici devant saint Louis, en Syrie, le grand maître Renaud de Vichière. Le bon roi le fait mettre à genoux devant lui, en présence de tous les barons, pour avoir engagé à son insu des négociations politiques et financières avec le sultan de Damas.

Et Joinville raconte encore qu’il eut lui-même beaucoup de peine à se faire rendre un dépôt d’argent confié aux Templiers.

Enfin, avant de mourir en héros avec cinq cents chevaliers à la prise de Saint-Jean-d’Acre par les musulmans, le grand maître, Guillaume de Beaujeu, n’avait-il pas amené cette catastrophe suprême en empêchant le regroupement des forces chrétiennes sous le commandement de Hugues III ? L’exaltation d’un dernier jour de gloire peut-elle abolir une si longue série de révoltes et d’erreurs ?

Des « exploits » bien éloignés de la mission initiale

Si l’on se reporte à la pensée du fondateur, au temps où ses moines-soldats prêtaient le concours de leur énergie disciplinée à la cohésion militaire du royaume franc, et que l’on découvre ensuite, à la lumière de tant d’événements, les responsabilités qu’ils encoururent dans la perte des derniers établissements francs de Syrie, on doit l’avouer, ils avaient quelque compte à rendre de toutes les richesses reçues pour défendre le sol des croisades !

Le retour en Occident

Une réputation ternie et entourée de suspicion

Or, ils rentraient sans modestie dans leurs établissements d’Occident, parce qu’ils étaient riches et braves, et que, depuis longtemps, cela leur suffisait. Leur réputation n’était pas bonne, mais qui eût osé la leur reprocher ? Autour des méfaits publics dont ils s’étaient chargés, s’élevait comme une brume de mystérieuses rumeurs.
– Qu’était au juste devenue la ferveur première, la naïveté généreuse sous lesquelles, ainsi que sous leurs manteaux blancs, ils s’étaient abrités des perfides rayons du désert ?
– Et l’on disait que l’austérité de leurs mœurs, aussi bien que celle de leur doctrine, avait fléchi dans la mollesse du climat.
– Quelles ententes avaient-ils pratiquées avec le monde musulman ? Le populaire chuchotait cette histoire d’un grand maître qui, longtemps prisonnier des Sarrasins, serait revenu à la tête de l’ordre, tout chargé de reniement !
– Ils n’étaient pas bien loin de Byzance, non plus, et de son christianisme subtil et flottant. Ils habitaient le pays des sectes, tant chrétiennes que musulmanes, aux nuances infinies et dangereuses.
Voilà ce qui se murmurait d’assez loin sur le fier passage des Templiers qui apportaient tant de lointain et d’inconnu dans les plis blancs de leurs manteaux !

Michelet dira d’eux, après la perte de la Terre sainte :

Inutiles, formidables, odieux, ils revenaient. Qu’allaient-ils faire, en pleine paix, de tant de force et de richesses ! Unis aux Hospitaliers, aucun roi du monde n’eût pu leur résister !

Inutiles ! Précisément, ils avaient eu l’habileté de se ménager, en Europe, une utilité, certainement bien imprévue de leurs fondateurs.

Des ordres guerriers encombrants

Les trois grands ordres d’Orient, rejetés vers l’Europe, suivaient des destins séparés, encore que plusieurs papes et princes aient songé à les réunir en un seul. Mais ceci eût été bien différent d’une coalition. Il ne s’agissait que d’une soumission à une même règle sous l’œil plus vigilant de la chrétienté. Ils se jalousaient trop pour s’allier.

Les Teutoniques avaient trouvé, en Allemagne, le moyen de rester un ordre militaire actif en combattant les Prussiens idolâtres et d’agrandir leurs buts jusqu’à fonder un État. Ce destin agita certainement les rêves des Templiers et troubla non moins certainement ceux de Philippe le Bel et de ses ministres. Les Templiers n’avaient-ils pas, quelques années auparavant, prétendu hériter du royaume d’Aragon par testament d’Alphonse Ier ? Et son fils ne dût-il pas leur concéder des avantages considérables pour entrer en possession de son héritage ?

Les Hospitaliers — qui avaient leur large part de fautes à se faire pardonner — devinrent contre le Turc des chevaliers errants sur la mer, jusqu’à ce qu’ils s’emparassent de Rhodes, sous la conduite de leur grand maître, Foulques de Villaret, redressant ainsi leur prestige au moment où les Templiers tombèrent.

Les Templiers eurent en France leurs principaux établissements. Les frères français étaient les plus nombreux, et le grand maître était presque toujours des leurs. On prétend que quelques-uns d’entre eux gagnèrent le Mexique et réussirent à y fonder, à l’insu de l’Europe, un État souverain qui aurait subsisté un siècle.

Le retour des Templiers en France

De guerriers à banquiers

Les Templiers de France, eux, étaient banquiers. Et ce nouveau métier, ils l’avaient rempli avec beaucoup plus de succès et de conscience que le premier. Encore Joinville ne les trouve-t-il pas très bons payeurs.

On voit comment, escortant les pèlerins, ils avaient pu recevoir leurs dépôts, transporter aussi de l’argent en Terre sainte. Leur organisation était forte. S’ils furent indisciplinés à l’égard de la chrétienté, ils gardèrent intacte leur unité d’action. Ils formèrent une masse animée d’un même mouvement. Leurs forteresses se multiplièrent en Occident. Elles étaient solidement construites et bien gardées.

Ils surent inspirer confiance, devinrent les trésoriers de l’Église romaine, de plusieurs rois et princes et d’un grand nombre de particuliers. Les souverains aimaient quelquefois mieux leur laisser leurs trésors que de les garder dans leurs propres châteaux.
– Le trésor du roi de France resta plus d’un siècle au Temple de Paris.
– Le Temple de Londres eut, pendant quelque temps, la garde des insignes et joyaux de la couronne d’Angleterre.

Beaucoup d’établissements religieux recevaient alors des dépôts. Cependant, le Temple était une véritable banque, parce qu’il ne se bornait pas à recevoir des dépôts, il pratiquait des opérations.
– On pouvait constituer sous sa garde séquestres, gages et consignations, en vue des paiements à échéances, déterminés par des traités publics ou des contrats privés.
– Les Templiers recevaient des prêts et faisaient des avances.
– Donc, en outre des coffres personnels et nominatifs au contenu desquels on ne pouvait pas toucher, ils détenaient des fonds qu’ils pouvaient employer sous leur responsabilité. Ils prêtaient aussi bien à Louis VIII pour la croisade qu’à des marchands pour leurs affaires.

Le Temple : une banque apatride vouée aux finances et au commerce

Un fait grave donne à leur organisation le caractère très net d’une banque internationale, faisant des opérations en temps de guerre contre le souverain du pays où elle se trouve.

Les Templiers de Paris avancèrent à Jean sans Terre les sommes nécessaires au passage en Angleterre des chevaliers poitevins que celui-ci enlevait à Philippe Auguste.

Selon le même esprit, le Temple de La Rochelle reçoit du roi anglais la caution garantissant la pension qu’il s’engage à payer aux grands barons qui ne prêteront pas serment à Philippe Auguste, malgré la conquête de leurs domaines, tel Raoul d’Exoudun, comte d’Eu.

Le Temple avançait ou garantissait aussi la rançon des prisonniers. Baudouin, empereur de Constantinople, lui engagea la vraie croix.

Il effectuait des paiements à distance, soit par jeux d’écritures, soit par transport d’argent, grâce à la sécurité dont il pouvait entourer ses voyages.
– C’est par son intermédiaire que Suger envoya de l’argent au roi de France pour la deuxième croisade. Il ouvrait des comptes courants.
– Henri III d’Angleterre, saint Louis, le Saint-Siège le chargeaient de leurs encaissements et de leurs paiements.

Enfin il gérait les revenus. Sans compter une multitude de particuliers, on trouve parmi ses illustres clients Blanche de Castille, Alphonse de Poitiers, Charles d’Anjou, Robert d’Artois, Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel.

Sous le roi son mari, le Temple tenait le trésor royal, auquel arrivaient les excédents des recettes des prévôtés ou bailliages et d’où sortaient les fonds nécessaires pour solder les dépenses non acquittées par les fonctionnaires locaux.

Par exemple, Philippe assigna aux chapelains de la Sainte-Chapelle dix livres tournois de rente sur le Temple. En 1305, il lui faisait régler les gages pour les gens de guerre.
Le Temple avait longtemps dirigé seul le service de la trésorerie royale. Philippe lui adjoignit des trésoriers royaux.

En certains pays, le Temple ajoutait à toutes ces opérations de banque des opérations commerciales. En Bretagne, il tenait boutique sur les ponts de Nantes. L’influence des Templiers était grande dans les campagnes, et ils recevaient des paysans des donations innombrables. Leurs revenus peuvent être évalués à quelques milliards de notre monnaie 1954.

Un État armé et indépendant dans le Royaume

Quantité de clients cherchaient à nouer des liens féodaux avec le Temple, à devenir ses hommes afin de se soustraire à l’autorité civile et diocésaine.

À l’égard du monde féodal, comme tous les autres couvents, prieurés ou chapitres, il avait fait porter ses acquisitions sur de francs-alleus — encore nombreux à cette époque et répartis à travers tout le royaume. Mais l’organisation cohérente des Templiers, leur unité de commandement, faisaient de toutes leurs commanderies et terres éparses un seul bien de mainmorte, un seul immense franc-alleu, féodalement libre de tous droits dans le royaume.

Ils formaient de plus une armée permanente de quinze mille chevaliers, avec leurs écuyers et leurs sergents, très supérieure, par l’organisation et la discipline, aux armées féodales ou même soldées, et appuyée sur un vaste système de forteresses, bien reliées entre elles et indépendantes du gouvernement royal et des gouvernements locaux.

On a sur eux l’opinion de Rostand Béranguier, chansonnier de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècle, dont on place les écrits entre 1291 et 1312, après la prise de Saint-Jean-d’Acre, et avant l’abolition de l’ordre, opinion du plus haut intérêt, puisqu’elle reflète celle de la classe moyenne et instruite du temps. Après leur avoir reproché d’avoir manqué à tous leurs devoirs, il s’exprime ainsi :

C’est grand dommage qu’on n’en purge pas le monde.

Cependant, forts de leur immense clientèle, les Templiers ressentaient le plus profond dédain pour ces murmures.

Une puissance menaçante et sans finalité au sein du Royaume

Bien certainement, il se trouvait parmi eux des hommes qui avaient conscience des lourds devoirs que leur imposait, à l’égard de la société, la puissance où celle-ci les avait élevés. Cette puissance, qu’allaient-ils en faire ?

La perte de Saint-Jean-d’Acre venait de consommer celle de la Terre sainte. De Chypre, les derniers contingents de Palestine étaient rentrés en France. La défaite du royaume chrétien n’avait pas atteint l’ordre. Sa puissance était intacte. Il ne faisait point figure de vaincu. Sa magnifique défense de la dernière place chrétienne lui avait sauvé l’honneur et il sentait sa force. Son but militaire n’existait plus. On parlait bien de croisade, mais, mieux renseignés que quiconque, les Templiers savaient ce que valaient ces propos.

Les Hospitaliers guerroyaient. Les Teutoniques fondaient un État. Les Templiers se contenteraient-ils d’escorter leurs trésors, comme ils avaient naguère escorté les pèlerins sur les routes sacrées ? Faible satisfaction pour un ordre si fier, d’humeur combative, et qui avait dépensé jusqu’ici tant d’activité !
Le royaume d’Aragon avait failli tomber entre leurs mains. Qu’adviendrait-il du royaume de France ?

On a coutume de se les représenter toujours après leur chute, écrasés, pantelants aux pieds de Philippe le Bel. Vision incomplète, vision inexacte, au moment d’aborder le drame. C’est eux la puissance et la menace, eux qui ne dépendent de personne en ce royaume et qui, pourtant, l’enserrent, sa fortune et ses hommes, en un réseau de pierre et de fer. Au-delà de l’image, figée par les siècles, des Templiers vaincus, il faut voir l’image des Templiers triomphants.

Chétif est le roi, en face d’eux, avec ses coffres vides, ses troupes éparses — tout grand roi de France qu’il est — si un conflit éclate. Et ils le savent bien, et il le sait bien aussi…, à moins qu’il ne supplée à sa faiblesse matérielle par son esprit de décision.


Prochain chapitre : La chute du Temple …

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