Les idées politiques de Fénelon peuvent se résumer à un socialisme d’État, agraire et chrétien imposé par une aristocratie présidée par un roi

Les idées politiques de Fénelon Par Roland Mousnier, Professeur à l'Université de Strasbourg

François de Salignac de La Mothe-Fénelon [1651-1715] archevêque de Cambrais est un écrivain français. Conseiller spirituel de grands hommes politiques, il devient aussi leur mentor politique malgré son manque d’expérience concrète dans ce domaine. Ayant à cœur de réaliser l’utopie d’une société vivant selon l’idéal monastique de pauvreté, d’humilité et de travail, il imagine un socialisme d’État, agraire et chrétien imposé par une aristocratie et présidée par un roi. En théorie le roi est à la source des lois, mais en pratique, son autorité est limitée par un Parlement représentant la nation à la manière anglaise, ainsi que par les États Généraux. Si son système présente des traits catholiques, il est coupé de la réalité, car table rase est faite de l’expérience des siècles et des sages traditions qui fondent l’identité des peuples ; place à l’uniformisation. À ce titre, les idées politiques de Fénelon le rangent dans la longue liste des idéologues faiseurs de société idéale qu’il faut imposer par la force à un peuple pour lui apporter le bonheur. Avec un siècle d’avance elles présagent la Révolution.   [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Le texte qui suit est un article de Roland Mousnier — Professeur à l’Université de Strasbourg — tiré du Bulletin de la Société d’Étude du XVIIe siècle (revue publiée avec le concours du CNRS), Nos 12-13-14 (Fénelon et le Tricentenaire de sa Naissance 1651-1951), « Les idées politiques de Fénelon », Paris, 1951-1952, p.190-206.

AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Une influence directe sur des hommes politiques de son temps

Directeur de conscience des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse

Fénelon a beaucoup écrit de politique1. Il fut lié jusqu’à leur mort avec de grands nobles qui jouèrent un rôle politique :
– le duc de Beauvilliers, chef du Conseil des finances depuis 1685, ministre d’État depuis 1691 ;
– le duc de Chevreuse, qui, sans avoir d’autre titre officiel que celui de capitaine des chevaux-légers du Roi, fut une sorte de ministre secret, que Louis XIV consultait en audiences particulières.

Fénelon, en mission en Saintonge, avait été en relations avec Colbert de Seignelay, Secrétaire d’État à la Marine, dont dépendait la province.
Par lui et par M. Tronson, de Saint-Sulpice, il connut Mme de Beauvilliers, fille de Colbert, pour qui il écrivit en 1685 l’Éducation des filles. Il devint un intime du duc et de la duchesse et leur directeur de conscience.
Chez eux, il connut le duc de Chevreuse, qui avait épousé la sœur de Mme de Beauvilliers.

Les deux maris et les deux femmes étaient unis entre eux, et tous ensemble avec Mme de Maintenon, d’une amitié étroite.

Le 28 mai 1687, Fénelon devenait directeur de conscience du duc de Chevreuse.

Précepteur du duc de Bourgogne, le fils aîné du Dauphin

Lorsque Louis XIV choisit comme gouverneur du duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, le duc de Beauvilliers, celui-ci fit agréer comme précepteur Fénelon et tous deux furent nommés le 16 août 1689.

La disgrâce de Fénelon, après la publication du Télémaque, et son exil dans son archevêché de Cambrai en 1697, n’interrompirent pas ses relations avec ses amis, qui, eux, conservaient leur situation auprès du Roi. Fénelon continua à correspondre avec eux, à les diriger, et à rencontrer de temps à autre le duc de Chevreuse, en Picardie, dans le petit bourg de Chaulnes, dont le duc était seigneur.

Par eux, il suggéra ses idées au duc de Bourgogne, avec qui d’ailleurs il reprit des rapports suivis à partir de 1702, à Mme de Maintenon, à Louis XIV2.

Bibliographie des ouvrages politiques de Fénelon

Précepteur d’un prince de sang royal, ami et directeur de conscience de deux hommes de gouvernement, Fénelon exprima ses idées politiques dans des écrits théoriques, des mémoires de circonstance, des plans de gouvernement3.

Les écrits théoriques

Dans les écrits théoriques, nous classerons d’abord les Aventures de Télémaque, que Fénelon commença d’écrire en 1694 et qui furent publiées en 1699. Les éditeurs de Versailles, dans leur avertissement, s’efforcent de montrer que ce roman moral n’a aucune portée politique. La comparaison avec les plans de gouvernement fait ressortir au contraire que Fénelon a mis dans ce roman, destiné à instruire un prince royal de ses devoirs dans toutes les circonstances de sa vie, ses maximes politiques fondamentales.

Il faut y joindre l’Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, composé à Cambrai après sa retraite et déposé chez Beauvilliers où le duc de Bourgogne venait le lire fréquemment. C’est, sous forme d’un questionnaire en vue de la confession, un tableau complet des devoirs politiques d’un Roi, selon Fénelon.

Nous y ajouterons la seconde addition à l’Examen de conscience, qui est un extrait de ses conversations avec Jacques III, prétendant à la couronne d’Angleterre, la lettre du 10 octobre 1701 au marquis de Louville, chef de la maison française de Philippe V d’Espagne, duc d’Anjou4, et le Discours pour le sacre de l’Électeur de Cologne du 1er mai 1707.

Quand le Franc-Maçon Ramsai reprend les principes fénelonniens laïcisés

Mais nous laisserons de côté l’Essai philosophique sur le gouvernement civil. Le chevalier de Ramsai 5, qui en est l’auteur, déclare y avoir développé les principes posés par Fénelon dans ses conversations avec Jacques III, et insinue qu’en somme, son livre est presque de Fénelon. Mais Ramsai a développé les principes de telle sorte qu’il laïcise Fénelon et en tire un Philosophe. Ceux qui ont fait un sort à cet ouvrage6 ont donné du Ramsai pour du Fénelon.

Des écrits politiques plus pratiques

Fénelon a cherché l’application de ses principes à un plan pratique de réforme du royaume, lorsqu’après la mort du Dauphin, le duc de Bourgogne devint l’héritier présomptif du royaume. Ce sont les fameux Plans de gouvernement concertés avec le duc de Chevreuse pour être proposés au duc de Bourgogne, de novembre 1711, où, selon l’expression de Fénelon lui-même, les Tables de Chaulnes, lieu où elles furent rédigées.

Elles sont compléter par les Mémoires sur les précautions et les mesures à prendre après la mort du duc de Bourgogne, du 15 mars 1712, adressés à Chevreuse.

Des écrits révélateurs de la psychologie de Fénelon

Restent onze mémoires sur la guerre de la Succession d’Espagne, échelonnés de 1701 à 1711, une lettre à Chevreuse du 4 août 1710, après la rupture des négociations de Gertruydemberg, sur la convocation d’une assemblée de notables, et le Mémoire sur la souveraineté de Cambrai.
– Ils portent sur ce que devrait faire le gouvernement dans tel concours de circonstances donné.
– Ils confirment que l’on doit prendre très au sérieux la politique étrangère du Télémaque et de l’Examen.
– Mais ils sont surtout importants pour jeter la lumière sur la psychologie de Fénelon, une source essentielle de ses idées politiques.

C’est aussi le cas de la fameuse lettre à Louis XIV, rédigée entre la mort de Louvois en 1691 et la mort de Harlai, archevêque de Paris, en 1695, pamphlet haineux, qui n’a certainement jamais été lu de Louis XIV, puisque son auteur n’a pas fini à la Bastille, probablement jamais lu du duc de Beauvilliers ni de Mme de Maintenon, fort malmenés, puisqu’ils n’ont pas rompu avec le précepteur, et qui n’est sans doute qu’un épanchement intime de Fénelon7.

Nous pouvons utiliser tous ces textes sans souci de l’ordre chronologique. Il n’y a pas de progrès apparent de la pensée politique de Fénelon. Dès que nous en trouvons trace, elle est fixée.

Les principes politiques de Fénelon

La forme du gouvernement est indifférente

Fénelon n’a pas de préférence pour une forme de gouvernement déterminée.

En théorie, certaines formes paraissent meilleures que d’autres. En pratique, les passions des hommes exposent tous les États à des inconvénients à peu près égaux. Deux ou trois hommes entraînent presque toujours le monarque ou le Sénat.

Donc, il vaut mieux souffrir, pour l’amour de l’ordre, des maux inévitables dans tous les États, que de secouer le joug de toute autorité et de se livrer aux fureurs de la multitude qui agit sans règle et sans loi. Le bonheur de la société humaine n’est pas dans le changement et le bouleversement des formes établies, mais dans le dévouement du souverain, assemblée ou roi, et la subordination des peuples8.

Les règles sont les mêmes pour toutes les formes de gouvernement, mais, préparant un prince à la monarchie, Fénelon parle des rois.

La source des lois

Le Roi trouve dans l’Évangile, dans la prière qui lui donne connaissance des volontés de Dieu, dans les lois naturelles, la règle selon laquelle il doit vivre et gouverner ses peuples.

Il l’explique et l’applique par les lois civiles.

La loi immuable et universelle des souverains, c’est la charité, l’amour du peuple, source de toutes les autres lois.

Le Roi est « l’homme des peuples9 ».
Il est « père et pasteur des peuples10 » et tient son pouvoir pour les servir, comme Jésus-Christ est venu pour servir les autres 11.
Il est « l’homme des lois et l’homme de Dieu12 ».

La nouveauté d’une autorité limitée par un Parlement

Son autorité est donc limitée :
– par Dieu, car …

… si les rois manquaient à le servir et à lui obéir, la puissance leur serait enlevée. Le Dieu des armées, sans qui on garderait en vain les villes, ne combattrait plus avec eux13 ;

– par sa conscience ;
– par l’Église, car les princes doivent montrer …

… la plus humble docilité et… la plus exacte obéissance aux pasteurs pour toutes les choses spirituelles14 ;

– par la nation, car son assemblée ou Parlement doit pouvoir accorder ou refuser les fonds nécessaires pour les besoins extraordinaires de l’État, c’est-à-dire pour tout ce qui n’est pas l’entretien du roi, de sa famille et de ses suivants.
Ainsi est évité que « la trop grande autorité empoisonne les Rois15 ».

Mais le souverain conserve un grand pouvoir.

L’Église… même… est dans l’État pour obéir au prince dans tout ce qui est temporel16.

D’où l’importance de la forte éducation chrétienne du souverain, la nécessité d’un Mentor, pour affermir son courage dans cette lutte de tous les instants contre son orgueil, sa paresse et sa luxure, contre les tentations perpétuelles offertes par une femme qui veut être sa maîtresse ou par un ministre flatteur 17.

Les fonctions du roi

Le roi a deux fonctions essentielles :
– choisir les hommes de gouvernement en cherchant les gens de mérite qui se cachent dans l’obscurité ;
– leur donner des plans pour accomplir les grands desseins qu’il a longuement médités.

Il ne doit pas essayer de tout faire par lui-même, enfermé dans un bureau, et perdu dans le détail18. Fénelon ne nous dit rien des institutions politiques et administratives, qui doivent permettre la transmission et l’exécution des lois et des ordres, sans doute à cause de leur diversité selon les nations.

Une cité organisée comme un grand monastère, dans la pauvreté et l’humilité

Le roi doit gouverner une cité chrétienne, organisée un peu comme un grand monastère, puisque la vie monastique n’est pas une spécialité, mais la vie chrétienne elle-même, plus consciente et plus fervente. Nous trouvons les grandes lignes de son plan dans différents textes, mais surtout dans les fameux projets pour la Salente du Télémaque.

L’idéal de Fénelon est la pauvreté, introduction nécessaire à la vie chrétienne.
– Tout luxe est banni.
– Le Roi doit donner l’exemple de la simplicité, éviter tout ce qui coûte beaucoup, n’avoir à la Cour que des femmes d’un âge mûr, juste en nombre suffisant pour le service des princesses, faire en sorte que ces dernières soient modestes et retirées, car l’exemple va du Roi à la lie du peuple par ses proches parents, les grands, les médiocres, les petits19.
– Le Roi doit régler par des lois somptuaires les habits, la nourriture, les meubles, la grandeur et l’ornement des maisons, retrancher la musique molle et efféminée, la musique bachique, les chansons à boire ; ne tolérer les grands ornements d’architecture que pour les Églises ; interdire sur les personnes les ornements d’or et d’argent, les pierreries, les broderies d’un prix excessif ; proscrire l’usage des liqueurs, des parfums ; limiter la propriété, etc… 20.

L’idéal de Fénelon est l’humilité, première vertu dont le Christ a voulu donner l’exemple.
– La société idéale est hiérarchisée, condition d’un bon équilibre et d’un bon fonctionnement, mais hiérarchisée selon la naissance.
– Chacun appartient, de père en fils, à une classe sociale dont il ne peut sortir que très difficilement. Chacun passe sa vie dans la classe où il est né et y fait son salut.
– Il y a sept classes, dont la première est la noblesse ancienne et illustre, la seconde, les grands fonctionnaires, dont les enfants, en cas de mérite éminent du père, peuvent recevoir un commencement de noblesse, etc…
– Chaque classe a son costume et ses ornements. La nature des étoffes et la forme des habits, préoccupations indignes d’un homme, ne changent jamais.

Le commerce et l’industrie étroitement encadrés

Par la réduction des appétits matériels, de l’ambition et de la vanité, le roi éteint la passion d’acquérir du bien. Toute l’activité peut être alors détournée des industries de luxe, amollissantes pour les riches et ruineuses en fait pour les pauvres puisque leur production raréfie les biens de consommation courante, vers la multiplication des fruits de la terre qui sont la véritable richesse.

Fénelon se sépare entièrement des mercantilistes.

C’est le nombre du peuple et l’abondance des aliments qui font la vraie force et la vraie richesse d’un royaume21.

La pensée de Fénelon se rapproche plutôt de celle des grands thomistes médiévaux, mais avec une tendance vers une espèce de socialisme agrarien.

Le capitalisme commercial et industriel est entravé. Les marchands sont étroitement surveillés, en vue de limiter leur activité et leurs bénéfices.
– Il leur est interdit d’importer les marchandises étrangères qui peuvent introduire le luxe et la mollesse. Il leur est interdit de pratiquer des commerces de luxe.
– Ils ne peuvent risquer le bien d’autrui, donc ils ne peuvent former ni sociétés par actions, ni sociétés en commandite.
– Ils ne peuvent même risquer que la moitié de leurs biens personnels.
– Ils doivent rendre compte au gouvernement de leurs entreprises, de leurs dépenses, de leurs profits.
– Les banqueroutes sont sévèrement punies.
À part cela, la liberté du commerce est entière (sic) 22.

L’activité industrielle est purement artisanale. Les artisans sont réduits au nombre de ceux qui produisent des objets d’usage courant ou des armes pour la défense du pays. Tous les autres sont transférés à la campagne pour la culture23.

Vers un quasi communisme agraire

L’agriculture est, en effet, l’activité productrice essentielle.

Pour exciter au travail, aussi bien que pour éviter la constitution d’une classe de grands propriétaires et d’une classe de prolétaires agricoles, qui compromettrait tout l’équilibre social, dans chacune des sept classes, chaque famille n’a que l’étendue des terres absolument indispensable pour nourrir le nombre de personnes dont la famille est composée.

Ceci implique que le roi redistribue les terres selon la composition de la famille et mènerait donc à un communisme agraire.

Cependant, ce droit éminent de l’État laisse subsister une forme de propriété privée, puisqu’il est prévu que les nobles ne peuvent acheter de terre aux pauvres. Chacun ayant fort peu de terre est excité à la bien cultiver.
– D’ailleurs des taxes et des amendes frappent ceux qui négligent de cultiver leurs champs.
– Au contraire des grâces, des exemptions et des honneurs sont accordés aux familles qui accroissent la culture de leurs terres au fur et à mesure de l’augmentation du nombre de leurs membres24.

Le problème de l’adaptation des artisans au sol est résolu : il leur est associé, à chacun sur son lot de terre, des immigrants qui font les plus gros travaux, et auront par la suite, à eux, une partie du lot. Les enfants des artisans, élevés à la campagne, deviendront des cultivateurs, ce que leurs parents n’auront pu être qu’à un faible degré 25. Ces hommes se multiplient.

Les laboureurs, peu chargés d’impôts, ont des enfants, car, pour eux, les enfants sont une main-d’œuvre. Si les terres manquent, des colonies sont fondées26.

Une école publique sans religion particulière

Cette nombreuse population est formée dans des écoles publiques à la crainte de Dieu, à l’amour de la patrie, au respect des lois, à préférer l’honneur au plaisir et à la vie même.

Les jeunes gens pratiquent tous les exercices qui cultivent le corps. Les plus doués pour les arts vont dans des écoles de peinture et de sculpture et sont employés plus tard à conserver la mémoire des grands hommes et des grandes actions27.

Mais aucune forme de religion n’est imposée. La tolérance évite l’hypocrisie. L’on n’impose point une croyance, on l’éveille par l’exemple, la prédication, la douceur28.

Des magistrats pour veiller à l’ordre

Des magistrats spéciaux, sorte de censeurs, veillent sur l’honneur des familles, sur les mœurs des particuliers, obligent au respect des lois somptuaires, surveillent les marchands.

Les crimes sont punis sévèrement pour l’exemple.

Par un peu de sang répandu à propos, on en épargne beaucoup dans la suite29.

Ces hommes, accoutumés au travail, à la peine et au mépris de la vie par l’amour des bonnes lois, sont tous prêts à combattre pour défendre ces terres cultivées de leurs propres mains30.

Il faut être armé pour ne pas laisser aux voisins, …

… cette continuelle et violente tentation d’une supériorité trop déclarée.

De la guerre

Il faut être toujours prêt à faire la guerre, pour n’être jamais réduit au malheur de la faire31.

« La guerre est le plus grand des maux32 », même pour le vainqueur, si l’on compte les tués, les familles ruinées, les ravages, la licence, la désorganisation de l’État33. Elle est la « honte du genre humain ». En effet,

tout le genre humain n’est qu’une famille… tous les peuples sont frères. (Genèse, X, 32 et XI, 8 et 9)34.

Toutes les nations de la terre ne sont que les différentes familles d’une même république dont Dieu est le père commun… 35.

Ces nations …

… font un grand corps et une espèce de communauté… la chrétienté fait une espèce de République générale. Si le citoyen doit beaucoup à sa patrie dont il est membre, chaque nation doit, à plus forte raison, bien davantage au repos et au salut de la république universelle dont elle est membre36.

Le Roi ne doit donc jamais guerroyer
– pour des conquêtes, ce qui est prendre le bien d’autrui ;
– ni pour de la gloire, car la gloire est dans la justice, dans le bonheur des peuples et dans l’humanité ;
– ni pour des prétentions personnelles sur une province, car il n’est pas roi pour lui mais pour son peuple.

Il ne doit faire la guerre que si le royaume est attaqué, ou si la paix donnait…

… trop de prise et d’avantage à un ennemi injuste, artificieux et trop puissant37.

Pour éviter le conflit, il ne doit pas hésiter
– à restituer des conquêtes et
– à réparer les dommages causés aux voisins38,
– à confier des points stratégiques menaçants à des troupes neutres,
– à donner des otages39.

Si le roi est forcé de combattre, il doit
– observer les lois de la guerre,
– se refuser aux trahisons, aux manquements à la parole donnée,
– ne pas rendre fraude pour fraude,
– ne pas causer de maux inutiles aux ennemis.

Les ennemis sont toujours hommes, toujours vos frères39.

Les traités de paix doivent être ponctuellement exécutés, les articles ambigus interprétés par la pratique qui les a suivis immédiatement40.

Des ligues doivent être formées pour empêcher les infractions à la paix et bannir les puissances qui aspirent à la monarchie universelle41.

Les nations doivent prévoir une assemblée générale de trois en trois ans. Les rois y renouvelleront l’alliance et y délibéreront sur tous les intérêts communs34.

Les Tables de Chaulnes : manuel pour appliquer les principes

Origine des Tables de Chaulnes

Ces principes, Fénelon en a prévu l’application au royaume de France, lorsque la mort du Dauphin fit du duc de Bourgogne l’héritier présomptif de la couronne.

Le duc de Chevreuse vint rencontrer l’archevêque à Chaulnes en novembre 1711. Le résultat de chaque conversation fut mis par Fénelon « dans une espèce de table ».

Les tables devaient rappeler à Chevreuse les maximes arrêtées entre eux deux, et les maximes devaient permettre à Chevreuse de donner la clef des tables42. Les tables de Chaulnes sont donc des notes, qui ne nous sont pas entièrement intelligibles43, mais dont se dégagent fort bien les grandes lignes d’une réforme du royaume. Elle est conforme aux principes de Fénelon.

Mais, pour la pratique, le caractère aristocratique de la pensée de Fénelon s’accentue.
La réforme devient une réaction aristocratique contre l’absolutisme bourgeois de Louis XIV et même contre tout l’effort absolutiste de la monarchie, depuis la fin du XVe siècle, l’esquisse idéale d’un régime qui a failli se constituer aux XIVe et XVe siècles.

Les relations entre l’Église et État

Fénelon organise la réaction contre le gallicanisme de Louis XIV. Il ne va peut-être pas jusqu’à revenir sur le Concordat de 1516. Mais il souligne combien les deux puissances, spirituelle et temporelle, sont indépendantes, distinctes et libres, chacune dans son ordre.

Il en résulte que les pasteurs sont soumis au prince au temporel et que les ecclésiastiques doivent contribuer aux charges de l’État par leurs revenus, contrairement au principe de l’Église de France.

Mais le prince est soumis aux pasteurs au spirituel.
– Il doit « recevoir » le Concile de Trente, c’est-à-dire donner force de loi aux décisions du Concile et en faire imposer l’observance par les tribunaux royaux.
– Il doit transmettre purement et simplement les bulles du Pape, quand elles se bornent au spirituel.
– Il doit laisser les évêques correspondre librement avec le Pape.
– Il doit mettre quelques évêques dans son Conseil d’État et avoir un Conseil de Conscience pour choisir des évêques pieux et capables.
– Il doit souffrir les conciles provinciaux, mais non les nationaux qui sont dangereux.
– Il doit laisser aux évêques toute liberté de juger eux-mêmes dans leurs officialités, de faire des procédures, visiter, corriger, interdire, destituer les curés et tous ecclésiastiques.

Un bureau de magistrats laïques et pieux et de bons évêques, avec le nonce, doit fixer l’appel comme d’abus, qui avait permis au Parlement d’imposer l’absolutisme royal à l’Église.

Les obscurités du texte ne permettent pas de décider si Fénelon a voulu le rétablissement des élections ecclésiastiques, auquel cas le Conseil de Conscience aurait seulement écarté les élus indignes, mais ce n’est pas impossible44.

Des États Généraux pour limiter le pouvoir du roi

Le pouvoir du Roi va être limité par des États Généraux, de nobles et de grands bourgeois, où domineront les nobles.
Les États seront composés par diocèse, de l’évêque, le plus souvent noble ; d’un seigneur, d’ancienne et haute noblesse, élu par les nobles ; d’un homme considérable du Tiers-État, élu par le Tiers-État.
– Leur indépendance est assurée.
– La candidature officielle est interdite.
– Les députés sont élus à terme, pour trois ans, mais peuvent être renouvelés dans leur mandat.
– Aucun d’eux ne recevra un avancement du Roi qu’au moins trois ans après l’expiration de son mandat.

Les États s’assembleront tous les trois ans et continueront leurs délibérations aussi longtemps qu’ils le jugeront nécessaire. Ainsi, ils pourraient devenir permanents.
– Leur fonction principale est de voter l’impôt et d’en surveiller la levée.
– Ils peuvent délibérer sur la guerre, la paix, la justice, les finances, la navigation, le commerce, les abus, tout.

En fait, par le vote de l’impôt et ce contrôle, ils seraient les maîtres de la politique royale.

Uniformisation des provinces

Pour les provinces, Fénelon s’inspire de l’organisation du Languedoc.
– Dans chacune, il y aura des États particuliers, recrutés comme les États Généraux, et avec des pouvoirs analogues.
– Ces États particuliers seront soumis aux États Généraux.

Chaque province se compose de diocèses.
– Dans chacun, il y aura une petite assemblée ou assiette, composée de l’évêque, des seigneurs du pays et du Tiers-État, qui réglera la levée des impôts suivant un cadastre et qui sera subordonnée aux États de la province.
– L’impôt ne sera plus qu’une contribution foncière.
– Gabelles, aides, traites, capitation et dixième seront supprimés.

Réorganisation profonde de l’État

L’existence des États, la suppression de la plupart des impôts, le changement de politique religieuse, simplifient beaucoup les institutions.
– Grand Conseil, Cour des Aides, Trésoriers de France, Élus, Présidiaux, disparaîtront. Il n’y aura plus ni vénalité des charges, ni survivances.
– Ces agents dévoués et directs du Roi, les maîtres des requêtes et les intendants, instruments essentiels de l’absolutisme, s’évanouiront.

Par contre, l’importance et les fonctions des anciens officiers, amoindries par les intendants, seront rétablies.
– Le Roi ne gouvernera plus seul, le plus souvent avec un Secrétaire d’État, mais selon l’ancienne maxime du royaume, en « grand conseil », avec un Conseil d’État, où il sera toujours présent, et six autres conseils pour toutes les affaires du royaume. C’est l’idée de la Polysynodie.
– La composition de ces six Conseils est mal précisée. Est-ce le seul conseil privé, régulateur de la justice, ou eux tous, qui devait être composé de gens choisis gratis dans tous les tribunaux du royaume ?
– Au-dessous des Conseils, il y aura dans les provinces les Parlements et, par province, un gouverneur, un lieutenant-général, et un lieutenant du Roi.

Les provinces resteront divisées en bailliages, qui recevront les pouvoirs des présidiaux.
– Le bailli d’épée sera rétabli dans ses fonctions.
– Les justices seigneuriales, onéreuses aux nobles, seront abolies.
– Leurs fonctions confiées aux bailliages voisins. Les seigneurs garderont la justice foncière, les honneurs de paroisse, les droits de chasse, certains droits sur leurs vassaux pour leurs fiefs, certains droits de service militaire sur leurs paysans.

Un bureau de jurisconsultes préparera un code civil.
– De temps à autre des conseillers d’État, sorte de missi dominici, seront envoyés dans les provinces pour réformer les abus45.
– Par conséquent les fonctions judiciaires et administratives seront confondues.
– C’est le juge qui administrera par ses sentences et ses arrêts de règlement.
Ainsi la loi sera mise au-dessus de la volonté du prince.

Une noblesse fermée à l’assaut de l’État

La noblesse dominera dans les fonctions judiciaires et administratives comme dans les États-Généraux.

La société française sera aristocratique, hiérarchisée et stabilisée, et le passage d’une classe à l’autre difficile. La noblesse sera fermée.
– Dans chaque province un nobiliaire sera dressé, et un registre général tenu à Paris.
– Chaque enfant noble sera enregistré.
– Les mésalliances seront interdites.
– Les anoblissements défendus, sauf services signalés rendus à l’État.
– Il sera impossible aux acquéreurs des terres des noms nobles de prendre ces noms.
– La noblesse sera forte par sa richesse.
– Dans toute maison, il y aura un majorat, comme en Espagne, pour éviter l’émiettement des fortunes par les partages des successions.
– Les nobles auront la liberté de commercer en gros sans déroger.
– Les fonctions civiles et militaires de la maison du Roi leur seront réservées.
– La vénalité des charges militaires sera abolie et les nobles préférés pour les grades.
– Non seulement les nobles auront le droit d’entrer dans la magistrature, mais ils seront préférés aux roturiers à mérite égal pour les places de président et de conseiller des Parlements, de lieutenant général et lieutenant criminel des bailliages. Or ces charges seront exercées à vie et les enfants dignes succéderont à leur père. Donc, on aura, assez vite, un corps héréditaire de « magistrats d’épée », une justice et une administration de nobles.

Comme les officiers des régiments seront, autant que possible, recrutés parmi les parents et amis des colonels et des capitaines, comme les seigneurs pourront faire prendre les armes à leurs paysans, comme les conseillers d’État, missi dominici, seront recrutés parmi les magistrats, comme les nobles domineront les États Généraux et particuliers, l’on aboutira ainsi à un gouvernement et à une administration aristocratique, en fait peu centralisés, et avec un caractère fédératif, où le roi aura peu de pouvoir réel ; quelque chose d’analogue, sinon de semblable, au régime de l’Angleterre après la Révolution de 1688, mais avec plus d’influence encore de la noblesse terrienne, et peut-être, encore moins de pouvoir du Roi46.

La pauvreté imposée à une société très surveillée

Cette société, où l’ambition est peu stimulée, par un régime qui tend vers celui des castes, doit vivre dans la pauvreté.

Le Roi s’entretiendra uniquement avec le revenu de ses domaines comme un roi du Moyen-Âge. Il donnera l’exemple de la simplicité et l’imposera à tous.

– Retranchement de toutes les pensions de Cour non nécessaires.
– Modération dans les meubles, équipages, habits, table.
– Exclusion de toutes les femmes mutiles.
– Lois somptuaires4748.

Lois somptuaire pour chaque condition… Le luxe ruine les nobles et corrompt la nation pour enrichir les marchands… 49.

Pour le commerce : « Liberté… »50.
– Les États-Généraux délibéreront s’il faut abandonner les droits d’entrée et de sortie du royaume.
– On laissera faire les Hollandais et les Anglais.
– La France s’enrichira en vendant bien ses blés, huiles, vins, toiles, etc…, car ce qu’elle achètera des Anglais et des Hollandais, ce sont « épiceries et curiosités », nullement comparables en valeur.
Il y aurait ici, pour le commerce extérieur, une esquisse du libéralisme économique et de la division du travail entre nations.

Mais, d’autre part, tout sera réglé par le Conseil d’État, sur rapport du Conseil de Commerce et de Police du royaume, qui consultera un bureau de commerçants.
– Des censeurs connaîtront les moyens dont chacun s’enrichit.
– Un inventaire sera fait des fortunes des familles51.
– Les financiers seront supprimés.

De leur côté les États-Généraux
– recevront, avec le dénombrement du peuple fait par les assiettes, la description de la fortune de chaque famille, de son accroissement ou de sa diminution et des dettes de la famille.
– Ils empêcheront toute spéculation, tout commerce d’argent, toute usure.
– Ils veilleront à ce qu’aucune terre ne soit laissée inculte, fixeront le nombre d’arpents des parcs, mettront fin aux abus des chasses52.

Synthèse sur les Tables de Chaulnes

Les Tables de Chaulnes correspondent donc aux écrits théoriques : elles établissent un socialisme d’État, agraire et chrétien. Mais elles accentuent la théorie : ce socialisme sera imposé par une aristocratie chrétienne, présidée par un roi.

Analyse critique de la politique féneloniene

Une politique d’inspiration catholique mais incohérente et coupée du réel

La doctrine politique de Fénelon est conforme sur de nombreux points à celle que l’Église a trouvée dans l’Évangile :
– nécessité pour le souverain d’obéir à la loi de Dieu et de la faire respecter,
– indépendance des deux pouvoirs, spirituel et temporel, chacun dans sa sphère et aide réciproque qu’ils doivent se donner,
– recherche des biens de ce monde dans la mesure où ils aident à la vie spirituelle et à l’œuvre de salut,
– recherche du salut, la grande affaire de ce monde, par chacun dans la classe sociale où il est né et sans essayer de s’élever dans la hiérarchie sociale,
– charité et justice en toutes choses et avant toute chose,
– esprit pacifique, bonne foi et loyauté dans les relations entre nations,
tout cela quel chrétien n’y souscrirait pas ?

Quel chrétien même ne souscrirait pas à un certain mépris, né du souci des commandements de Dieu, d’apparentes nécessités, à un certain abandon à Dieu ?
Libérer les miliciens au terme fixé, délivrer les galériens à l’issue de leur peine, même si on craint de manquer de fantassins ou de rameurs :

Ne dites pas qu’on manquerait d’hommes pour la chiourme, si on observait cette justice ; la justice est préférable à la chiourme. Il ne faut compter pour vraie et réelle puissance que celle que vous avez sans blesser la justice et sans prendre ce qui n’est pas à vous53.

Il ne faut pas craindre de s’affaiblir, Dieu combattra avec le juste54. L’homme politique criera peut-être à l’utopie. Le chrétien se rappellera que, devant le Christ, Ponce Pilate s’est conduit en bon politique.

Mais, bientôt, le chrétien lui-même, trouvera dans cette pensée de Fénelon une incohérence interne et une inadaptation au réel qui l’empêcheront de suivre davantage le prélat.

Les faiblesses du gouvernement fénelonien

Considérons les tables de Chaulnes faites pour l’application intégrale dans un avenir proche. Comment cet amateur d’histoire n’a-t-il pas vu que les institutions qu’il préconisait ne correspondait pas du tout au stade de l’évolution sociale où le royaume se trouvait ?
– Si nous entrons dans le détail, comment Fénelon a-t-il pu croire qu’un gouvernement, dont les moyens d’action allaient dépendre d’assemblées élues par les nobles et les bourgeois de ce temps, serait capable d’imposer définitivement et comme la norme de la vie un tel programme d’austérité chrétienne ?
– Comment a-t-il pu s’imaginer la noblesse, dans l’état où elle se trouvait, en mesure de jouer le rôle prépondérant qu’il lui attribuait ?

Les faiblesses de l’industrie et du commerce international féneloniens

Il y a dans son plan de véritables enfantillages. Ainsi, il veut établir des manufactures pour faire mieux que les étrangers, mais sans exclusion des ouvrages de ceux-ci, sans prohibitions, sans monopoles, probablement sans protection douanière55.
– Comment développer, en libre concurrence, avec des voisins redoutables, une industrie naissante ?
– Comment vendre « bien » les produits agricoles français, si l’on laisse aux Hollandais le rôle de rouliers des mers, alors que l’intermédiaire est maître du prix du produit qu’il transporte ?

Les faiblesses de la défense militaire fénelonienne

Fénelon prévoit gravement la destruction de la plupart des places fortes parce que les ouvrages sont ruineux et que la supériorité d’armée fait tout56. Et il lance cette affirmation avec intrépidité, au moment même où, depuis plusieurs années, la « ceinture de fer » de Vauban sauvait la France de l’invasion et du coup de grâce, comme s’il n’avait rien vu.

Les faiblesses de la politique extérieure fénelonienne

La politique extérieure de Fénelon est un roman. Les mémoires sur la guerre de Succession d’Espagne montrent à quel point il faut prendre au sérieux ses théories, et d’ailleurs, il est visible dans l’Examen de conscience et dans le Télémaque qu’il pensait toujours à Louis XIV.

Comment confier à des neutres, et même aux alliés de nos ennemis, les passages qui donnent accès d’un territoire dans l’autre, sous prétexte que les alliés des ennemis ont intérêt à tenir l’équilibre, à jouer le rôle de juges et de médiateurs ?
Encore faudrait-il que les alliés des ennemis se rendissent compte de leur intérêt et fussent en état de jouer ce rôle. Voit-on Louis XIV confier Valenciennes, Douai, Bouchain, Cambrai, Namur, Charleroi, Luxembourg, aux Hollandais, si pleins de haine contre la France qu’ils sacrifièrent à ce sentiment, après 1688, leurs intérêts les plus évidents ou aux Cantons suisses catholiques, incapables d’assurer la défense de ces places contre un agresseur éventuel ?

Qui voudra comparer la politique de Fénelon à l’état des choses en cette deuxième partie du règne de Louis XIV la trouvera toujours une grande chimère.

Fénelon adhère systématiquement aux propos contre le roi et contre la France

Chimérique, Fénelon est de plus injuste. Sans cesse, il donne tous les torts à Louis XIV, tous les torts à la France que le roi incarne. Lettre à Louis XIV, mémoires sur la guerre de Succession d’Espagne, sont un écho de la propagande ennemie.

Pour Fénelon, Louis XIV est responsable de toutes les guerres, car l’origine de toutes est la guerre de Hollande, entreprise seulement par un motif de gloire et de vengeance. Ces guerres sont injustes, donc les conquêtes sont injustes. D’ailleurs, elles n’étaient pas nécessaires. Donc, il faut tout restituer, Besançon, Strasbourg, Lille. La France ne fait que tromper depuis la paix des Pyrénées.

Les droits de Philippe II à la couronne d’Espagne sont douteux. Louis XIV a fait falsifier le testament de Charles II d’Espagne. Les Espagnols ne veulent pas de Philippe V (1710). Les ennemis n’ont jamais voulu imposer à Louis XIV de détrôner son petit-fils, etc…, tous les mensonges et toutes les calomnies de l’ennemi se retrouvent chez Fénelon.

Toutes ses défiances sont contre son roi, toute sa confiance va aux ennemis de la patrie. Pour lui, Louis XIV doit faire enlever de force son petit-fils d’Espagne, céder aux ennemis les places qui ouvrent le royaume, mettre en dépôt Valenciennes, Douai, Bouchain, Cambrai, entre les mains des Cantons catholiques suisses, …

… afin que ces Cantons puissent ouvrir à nos ennemis cette porte de la France, si nous manquions de parole57.

Fénelon semble avoir écrit avec les pamphlets de l’ennemi.

Quant aux menaces qui pesaient sur la France, quant à la succession d’Espagne et au risque de reconstitution de l’Empire de Charles-Quint, quant à l’essor redoutable des puissances anglaise et hollandaise, et à la nécessité, pour la sécurité de la France, de ne pas se laisser distancer, quant aux risques d’encerclement et d’écrasement, quant aux convoitises, aux fourberies, aux agressions des ennemis, Fénelon ne les voit pas. Il va jusqu’à considérer la Succession d’Espagne comme une affaire toute personnelle au Roi !

La dérive d’un humanitaire pacifiste

Cet aveuglement semble avoir une source d’abord dans le scrupule. Il semble que Fénelon appartienne à cette catégorie d’hommes si effrayés du risque de se laisser entraîner par l’esprit de patrie et celui de parti, tellement émus à la pensée de n’être pas rigoureusement justes, qu’ils se placent au point de vue de l’adversaire jusqu’à se pénétrer de sa vision des choses, à ne plus voir que cet aspect, à donner à l’adversaire raison en tout, et à choir tout de même dans l’erreur et l’injustice, mais à l’égard de leurs compatriotes ou de leurs camarades de combat. Les humanitaires pacifistes de tous les temps tombent facilement dans ce travers.

La faiblesse d’un orgueil de classe

D’autre part, Fénelon juge Louis XIV en noble ulcéré par la politique bourgeoise du Grand Roi. « Ce fut un règne de vile bourgeoisie », a grondé Saint-Simon.

Fénelon en souffrit et son ressentiment à l’égard de Louis XIV le porta à juger sévèrement toutes les actions du Roi, et à ériger en idéal le contraire de ce que faisait le Roi. Certains diraient que la pensée politique de Fénelon est le reflet d’une lutte de classes, et, en un sens, cela est vrai. Mais dans ce ressentiment, il y a aussi de l’orgueil, un orgueil subtil, le péché dont on ne se défait pas, contre lequel laïque, évêque ou moine, peuvent seulement lutter jusqu’à la mort, et Fénelon n’en fut pas exempt, c’est le moins sans doute qu’on en puisse dire.

La faiblesse d’un esprit défaitiste

Enfin, une autre origine de sa pensée politique c’est une défaillance intime de l’énergie devant la représentation du danger. Fénelon est un « défaitiste ».

Du fond de lui-même ne montent que des images de détresse, que des prévisions sinistres.
– Il nourrit ses mémoires de tous les bruits néfastes.
– S’il accueille une bonne nouvelle, il l’amenuise immédiatement par une restriction.
– Il ne parle jamais que de capituler : la paix, à n’importe quel prix. Il y revient sans cesse.

La France est une vieille machine délabrée, qui va encore de l’ancien branle qu’on lui a donné et qui achèvera de se briser au premier choc58.

Dans le mémoire sur la campagne de 1712, composé avant la victoire de Denain, il dénigre Villars, et écrit : « Il faut finir tout au plus tôt, à quelque prix que ce soit59 », réflexion que l’on retrouve dans le Mémoire sur la paix, sans qu’il se demande d’ailleurs comment les ennemis utiliseraient une paix qui laisserait la France ouverte. Sans cesse, tout tremblant, il s’interroge anxieusement :

Que deviendrait-on si on perdait une bataille, une campagne60 ?

Il y a là un contraste violent avec la fermeté inébranlable du vieux roi dans les pires difficultés.

Un grand écrivain mais un piètre politique

La pensée politique chez Fénelon semble donc naître du choc éprouvé au contact du réel par une vive sensibilité, qui a tout emporté. La politique de Fénelon est du romantisme. Si une des notes auxquelles se reconnaît le vrai mystique est le bon sens, il y aurait peut-être là une fiche à ajouter à un dossier sur le mysticisme de Fénelon. Ce grand écrivain fut un piètre politique.

Deux belles questions subsistent. De plus qualifiés chercheront les relations possibles entre la pensée politique de Fénelon et le quiétisme. D’autre part, il faudrait préciser l’influence réelle de Fénelon sur le gouvernement de Louis XIV, mais il est à craindre que les documents ne fassent défaut.

Roland Mousnier, Professeur à l’Université de Strasbourg.

  1. Il existe sur les idées politiques de Fénelon toute une littérature. Malheureusement, elle est si superficielle qu’il vaut mieux aller directement aux textes. Qui voudra contrôler cette affirmation, trouvera une bibliographie suffisante dans : E. Carcassonne, État présent des travaux sur Fénelon, Paris, 1939, in-8° ; et, du même : Fénelon, Paris, 1946, in-16. Y ajouter : Briefe an einem Stiftshauptmann, éd. p. Carl Muth et R. Scherer, Freiburg, Herder, 1947, in-16.
  2. G. Tréca, Les doctrines et les réformes de droit public en réaction contre l’absolutisme de Louis XIV dans l’entourage du duc de Bourgogne, thèse de Droit, Lille, 1909, in-8°.— A. Cahen, Introduction à l’édition des Aventures de Télémaque, Coll. Les Grands Écrivains de la France. — G. Lizerand, Le duc de Beauvilliers, Paris, 1933, in-16.
  3. Pour les Aventures de Télémaque, l’édition A. Cahen, déjà citée. Pour les autres œuvres de Fénelon, « l’édition de Versailles » (Gosselin et Caron), 1820-30, 35 vol. in-8° ; Les écrits politiques au tome XXII ; La correspondance avec Beauvilliers et Chevreuse au tome XXIII. Sont utilisables, l’édition Périsse, 1843, 4 vol. in-40, au tome III, qui reproduit l’édition de Versailles, mais avec des omissions dans la correspondance ; et l’édition Gosselin, ou de Saint-Sulpice, 1848-52, 10 vol. gr. in-8°, qui reproduit l’édition de Versailles.
  4. P. p. Ch. Urbain, Écrits et lettres politiques de Fénelon, Coll, des chefs d’œuvre méconnus, 1920, in-16.
  5. André-Michel de Ramsay [1693-1743] à Saint-Germain-en-Laye, est un écrivain, philosophe et franc-maçon écossais, principalement établi en France. Le discours qu’il prononce en 1736 est considéré comme un des textes fondateurs de la franc-maçonnerie en général et de la tradition maçonnique française en particulier. (Note de la Rédaction)
  6. Henri Sée, Les idées politiques de Fénelon, Rev. d’Hist. mod. et cont., I, 1899-1901. — Les idées politiques en France au XVIIe siècle, Paris, 1923, in-8°. — G. Tréca, ouvrage cité.
  7. Édition de Versailles, tome XXIV, Lettre 24, pp. 333-345.
  8. 2e additif à l’Examen.
  9. Examen de conscience, pp. 266-267. — 2e add. à l’Examen.
  10. Lettre au marquis de Louville, p. 164.
  11. Sacre de l’Électeur de Cologne, éd. 1843, II, p. 526.
  12. Lettre au marquis de Louville, p. 164. (bis)
  13. Sacre de l’Électeur de Cologne, éd. 1843, II, p. 525.
  14. Sacre de l’Électeur de Cologne, éd. 1843, II, p. 524.
  15. Télémaque, XVII, p. 466.
  16. Sacre de l’Électeur de Cologne, éd. 1843, II, p. 524. (bis)
  17. A Louville, éd. Ch. Urbain, p. 167.
  18. Télémaque, XVII, pp. 472-476. — Examen, nos XXIII-XXVIII, pp. 295-305.
  19. Examen de conscience, pp. 271-274. — Télémaque, XVII, pp. 466-468.
  20. Télémaque, X, pp. 90-108.
  21. Télémaque, XVII, p. 462.
  22. Télémaque, X, pp. 88-90 et p. 108.
  23. Télémaque, X, p. 112 ; XVII, p. 462.
  24. Télémaque, X, pp. 117-121.
  25. Télémaque, X, p. 112.
  26. Télémaque, X, p. 112. (bis)
  27. Télémaque, X, pp. 107 et 124.
  28. 2e additif à l’Examen, éd. 1843, III, p. 627.
  29. Télémaque, X, pp. 88 et 124-125.
  30. Télémaque, XVII p. 464.
  31. Télémaque, X, p. 110.
  32. Télémaque, IX, p. 25.
  33. Examen, p. 289.
  34. Télémaque, IX, p. 48.
  35. 2e add. à l’Examen, éd. 1843, tome III, p. 626.
  36. Ier add. à l’Examen, éd. Versailles, XXII, p. 310.
  37. Examen, p. 277 ; n° XXVIII, pp. 289-290 ; n° XXVII, p. 288.
  38. Examen, pp. 285-286.
  39. Examen, n° XXIX, p. 292 ; n° XXVIII, pp. 290-291. — Télémaque, XV, pp. 381-384.
  40. Examen, p. 293.
  41. Ier add. à l’Examen, éd. 1843, pp. 624-626.
  42. Fénelon à Chevreuse, 9 juin et 27 juillet 1711, Ed. Versailles, XXIII, pp. 458 et 471.
  43. P. exemple, p. 576, art. I, n° 1, Paix à faire, ce mot isolé : « Castille ».
  44. Tables de Chaulnes, art. II, n° 4, Ed. Versailles, XXII, pp. 582-586.
  45. Art. II, n° 3, Administration du royaume, pp. 579-582 ; n° 6, Justice, pp. 591-593.
  46. Tables de Chaulnes, art. II, n° 5, Noblesse, pp. 589-591 ; n° 6, Justice, pp. 591-593.
  47. Les lois somptuaires sont des lois qui visent à réglementer et à limiter les dépenses de luxe et d’ostentation dans une société. (NDLR)
  48. Tables de Chaulnes, art. II, n° 2, Ordre de dépense à la Cour, p. 578.
  49. Tables de Chaulnes, art. II, n° 7, Commerce, p. 595.
  50. Tables de Chaulnes, art. II, n° 7, p. 594.
  51. Tables de Chaulnes, art. II, n° 5, Noblesse, p. 539.
  52. Tables de Chaulnes, art. II, n° 3, Admin. int. du royaume, p. 581 ; n° 7, Commerce, pp. 594-595.
  53. Examen, pp. 284-285.
  54. Télémaque, IX, p. 40, — Sacre de l’Électeur de Cologne, éd. 1843, II, p. 525.
  55. Art. II, n° 7, pp. 594-595.
  56. Art. II, n° 1, État militaire, p. 577.
  57. Mémoire sur la situation déplorable de la France en 1710, éd. 1843, III, p. 692.
  58. Mémoire sur la situation déplorable de la France en 1710, éd. 1843, III, p. 688.
  59. Ed. 1843, III, p. 707.
  60. Mémoire sur la paix, éd. 1843, III, XVIII, p. 709.
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