Au moment où Claude de Seyssel écrit sa Monarchie de France, cet étranger, ancien conseiller du roi de France, est archevêque de Turin. Retiré de toute vie politique, il nous livre un témoignage irremplaçable sur les principes qui animent une institution qu’il admire, sur le souci constant des souverains d’établir le bien commun, cette harmonie qui existe entre les hommes quand chacun reçoit ce qui lui est dû, fût-ce le plus humble des sujets. Par ailleurs « vivant, le roi selon la loi et religion chrétienne ne peut faire choses tyranniques » ; s’il en faisait, tout homme d’Église aurait le droit de lui en faire reproche « publiquement et en sa barbe », sans risque d’être maltraité, car ce serait « provoquer la malveillance et indignation du peuple ». [La Rédaction]
Table des matières
Brève biographie
Le professeur de droit
Claude de Seyssel, fils illégitime de Claude, Maréchal de Savoie, est né vers 1450 ; cette imprécision peut certainement s’expliquer par les circonstances d’une naissance hors mariage, mais celle-ci — signalée sur ses armes par la marque de bâtardise — ne paraît pas avoir affecté sa carrière qui sera fort brillante et très remplie, tant dans le duché de Savoie que dans le royaume de France. Il fait des études de droit à l’université de Turin, portant comme dans toute l’Europe sur le droit romain et sur le droit canonique (« in utroque jure ») ; ayant obtenu son doctorat en 1486, il devient à son tour professeur l’année suivante ; il quitte l’enseignement trois ans plus tard pour des raisons d’ordre politique, les Piémontais ayant pris une place prépondérante dans la capitale du duché, au détriment des Savoyards.
Le conseiller des princes
Seyssel va alors gagner l’entourage du roi de France Charles VIII et celui de son frère, le duc d’Orléans, futur Louis XII ; en 1494, on le retrouve auprès du duc de Savoie, en tant que conseiller ducal et diverses missions politiques lui sont confiées, mais en 1498, tout en restant fidèle à son duc, il rejoint le roi Louis XII, dont il devient l’un des conseillers, un accord franco-savoyard permettant l’exercice de cette double appartenance ; le roi de France lui confie d’importantes tâches diplomatiques et politiques ; en 1503, il accompagne à Rome le cardinal d’Amboise et il assiste à deux conclaves successifs, c’est-à-dire à l’élection de Pie III — dont le mandat sera très bref — et à celle de Jules II ; il revient en France ayant mis à profit les circonstances pour obtenir de l’autorité pontificale des lettres de dispense lui permettant d’entrer dans les ordres, le bâtard étant frappé, à cet égard, d’une incapacité.
Prêtre et diplomate
Le nouveau prêtre va devenir rapidement évêque de Marseille, mais il ne paraît pas avoir souvent résidé dans son diocèse, exerçant, pour Louis XII, de nouvelles et importantes activités diplomatiques ; il lui incombe, en particulier, de rétablir de bonnes relations entre la France et le Saint-Siège ; au terme de longues et difficiles négociations, il obtient un accord, le 6 octobre 1513, prélude au concordat de Bologne, signé deux ans plus tard et qui restera en vigueur, pour l’essentiel, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
L’archevêque
En 1516, devenu archevêque de Turin et toujours conseiller ducal, Seyssel, revenu au pays natal et s’étant peu à peu retiré des affaires du siècle, en Savoie comme en France, se consacre à ses fonctions ecclésiastiques jusqu’à sa mort survenue le 15 mai 15201.
Étude critique des sources
Une œuvre importante
Seyssel laisse une œuvre importante, tant imprimée que manuscrite : ouvrages de droit, œuvres de circonstance, dont des Louanges du Roi Louis XII, traductions d’auteurs grecs et latins et, datées de la fin de sa vie, œuvres d’inspiration religieuse, notamment un commentaire de l’Évangile de Luc ; enfin, une partie de sa correspondance diplomatique a été conservée et publiée au XXe siècle2.
Dans cet ensemble d’écrits se détache un ouvrage de très grand intérêt : La Monarchie de France, rédigé à la fin de la vie de l’auteur, « hâtivement » selon Jacques Poujol, mais qui n’en est pas moins, selon le même commentateur (qui en a donné une première édition moderne), « le résultat d’une longue méditation », nourrie d’une expérience approfondie et prolongée des grandes affaires en Savoie, en France et à Rome. Il faut observer que l’auteur, lorsqu’il rédige et publie cette « Monarchie », a quitté la France sans esprit de retour et qu’il n’a rien à solliciter, ni à attendre, de François Ier auquel cependant le livre est dédié, dont il y a lieu d’évoquer l’histoire et, si l’on peut dire, la postérité.
1519 : Une première édition de Monarchie de France infidèle au manuscrit
L’imprimeur parisien Regnault-Chaudière publie, en 1519, La Grant Monarchie de France composée par Messire Claude de Seyssel, lors évêque de Marseille et à présent archevêque de Turin, adressant au roy très chrétien Françoys premier de ce nom. Les premiers mots de ce titre, « emphatique » selon Jacques Poujol, ne sont pas conformes au manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale, héritière de la Bibliothèque royale et ce n’est là que l’une des très nombreuses atteintes dont le texte a été victime : on le retrouve « gravement altéré » dans cette première édition, de même que dans les deux autres, de 1541 et de 1557, dues à Galiot du Pré qui, lui aussi, travaille dans la capitale du royaume.
1548 : Diffusion en Europe d’une version latine de cette première édition
Une traduction en langue latine, indispensable pour permettre à un ouvrage d’être accueilli dans toutes les universités européennes, est donnée à Strasbourg, en 1548, par Jean Sleidan, mais elle est faite à partir d’une abréviation de la version de 1519 ; elle sera souvent reproduite, telle quelle, notamment en Allemagne, de 1578 à 1652 ; enfin, en 1572, Lauterbeck fait paraître une traduction allemande de l’œuvre, mais en fonction de celle donnée par Sleidan3.
La « Monarchie » de Seyssel, sous une forme imparfaite à bien des égards, a donc eu des lecteurs en France et en Europe, mais il est évidemment bien impossible d’en évaluer même très approximativement le nombre. On trouve un exemplaire de l’édition de 1541 dans l’inventaire de la bibliothèque de Jean Le Féron, avocat au parlement de Paris, dressé en 1547 et publié en 1956 par Doucet qui a relevé l’existence, de 1493 à 1560, de 194 bibliothèques parisiennes dans les minutes notariales du temps ; quatre inventaires ont été publiés à titre d’exemples, mais seul un examen de l’ensemble de cette documentation pourrait permettre de découvrir ce que l’on nommerait aujourd’hui le « lectorat » de Seyssel au XVIe siècle4, à Paris.
On sait, toutefois, que l’ouvrage a été lu par divers auteurs importants, comme l’a établi Jacques Poujol, en particulier par le protestant François Hotman, (Franco-Gallia, 1573) et par Jean Bodin (Les six livres de la république, 1580). Au milieu du XVIIe siècle, Claude Joly, avocat du roi au Châtelet de Paris, publie un Recueil de maximes… contenant de nombreux emprunts faits à Seyssel5.
Plus récemment, M. Pichot-Bravard a mis en lumière l’influence de la Monarchie de France sur Bernard de La Roche-Flavin, auteur des Treze livres des Parlements de France (1617) et sur l’avocat Le Paige qui, au milieu du XVIIIe siècle, fait paraître ses Lettres historiques sur la fonction des parlements6.
De l’oubli à la redécouverte de l’œuvre de Seyssel
Dans la suite, l’œuvre et le nom de Seyssel tombent dans l’oubli et ce, jusqu’à la fin du XIXe siècle. En 1887, par exemple, Paul Janet publie en deux volumes une Histoire de la Science politique, partant de l’Inde et de la Chine pour aboutir à l’Europe du XIXe siècle, en passant bien entendu par l’antiquité grecque et latine ; l’existence de notre auteur est ignorée7.
Quelques années plus tard, cette méconnaissance commence à prendre fin. En 1892, à Paris, Charles Dufayard soutient une thèse en langue latine sur la vie et les œuvres de Seyssel8, auxquelles, peu après, trois autres travaux sont consacrés en France9. En 1906, notre auteur prend place dans les Sources de l’Histoire de France qui, pour le XVIe siècle, sont inventoriées par Henri Hauser ; ce dernier mentionne la « Grande Monarchie », énumère les différentes éditions de l’ouvrage, françaises et étrangères, mais il en ignore les défauts, pour n’avoir pas consulté le manuscrit original ; il se borne à écrire que « les publicistes — il ne nous dit pas lesquels — aimaient à y puiser des arguments en faveur de l’absolutisme et du gallicanisme »10, ce qui est une analyse plus que sommaire et en grande partie fausse.
En 1928, à Turin, paraît l’ouvrage d’Alberto Caviglia sur la vie de Seyssel11, auquel cependant Pierre Mesnard ne fait que deux allusions dans sa thèse, soutenue à Paris en 1936, sur ce qu’il nomme l’essor de la philosophie politique au XVIe siècle : bien qu’ayant noté que la « Grant Monarchie de France », datée inexactement de 1557, annonçait « déjà les thèses principales de la République » — Jean Bodin ayant « consulté » Seyssel —, il n’accorde même pas un paragraphe à celui-ci12 qu’il cite une seconde fois, en note, à propos du rôle de la Justice dans l’État13. Étonnante négligence, d’autant plus surprenante que, son ouvrage n’ayant été publié qu’en 1951, Mesnard avait eu la possibilité de prendre connaissance d’un article, paru entre temps.
1944 : le travail de Léon Gallet
En 1944, en effet, paraît « la plus importante étude sur Claude de Seyssel » (Poujol) envisagée sous l’angle de l’histoire des idées politiques ; elle est due à Léon Gallet, universitaire grenoblois, assassiné en sortant de son cours, en novembre 1943, ayant eu le malheur de vivre en un temps où certains Français s’étaient arrogé le droit de tuer ceux de leurs compatriotes qui ne partageaient pas leurs croyances14.
1961 : Jacques Poujol publie l’original de Monarchie de France
Enfin, en 1961, Jacques Poujol publie la première édition moderne de la Monarchie de France, après avoir donné les soins les plus attentifs à l’établissement du texte, confrontant le manuscrit aux trois éditions anciennes, toutes plus ou moins fautives et relevant la plupart des variantes qui s’y trouvent. On ne peut que rendre hommage à la mémoire de cet historien, disparu en 2012, auquel on doit la restitution exemplaire d’un ouvrage pouvant être mis en parallèle avec ceux de Machiavel, de Thomas More, de Jean Bodin, donnant enfin la version authentique de la pseudo « Grant Monarchie », étudiée en même temps dans les idées qu’elle expose comme dans leurs prolongements, sans oublier plusieurs pages consacrées à la langue de l’auteur qui a lui-même écrit qu’il n’avait pas « le langage français bien familier »15.
C’est à partir de cette excellente édition critique que nous pouvons évoquer la pensée politique de Seyssel. Publiée avec le soutien d’une université américaine il y a plus de cinquante ans, cette Monarchie de France est depuis longtemps épuisée, ne pouvant plus se trouver que dans les librairies anciennes, mais, en avril 2013, les éditions Garnier ont donné une nouvelle édition de l’œuvre. Il est donc permis de parler d’une sorte d’actualité de Seyssel auquel, en 2008, l’université du Mans a consacré un colloque dont les « Actes » ont été publiés deux ans plus tard : « Claude de Seyssel. Écrire l’histoire, penser le politique en France à l’aube des temps modernes »16. Ceci témoigne de l’intérêt d’un auteur, dont, après cinq siècles, l’importance est enfin pleinement reconnue.
Le contenu de Monarchie de France de Seyssel
Que renferme donc ce livre, dont nous venons de résumer ce que l’on peut nommer l’histoire externe, après avoir évoqué, brièvement, celle de son auteur ?
La Monarchie précédée, nous l’avons dit, d’une préface adressée au jeune roi François Ier, est divisée en cinq parties ; ce plan, précis et détaillé, a été quelque peu malmené par les éditeurs du XVIe siècle17 ; il a été remis en place par Jacques Poujol, comme l’ensemble du texte.
– Une première partie est consacrée au gouvernement monarchique en général, puis au fonctionnement de la monarchie française ainsi qu’à sa place dans la société.
– La deuxième partie, la plus étendue — elle comporte vingt-cinq chapitres, assez brefs au demeurant — traite de la politique intérieure, en particulier de la « Police du royaume », c’est-à-dire de l’action de l’autorité royale18.
– Les trois autres sont relatives à la « force du royaume », savoir à l’armée, ensuite aux relations internationales — à propos desquelles la constitution d’une marine de guerre est préconisée — et enfin à la guerre elle-même et aux moyens de conserver les territoires conquis19.
Comme nous le dit l’auteur, la première partie a un caractère descriptif : il s’agit avant tout de décrire l’« État de France, tel qu’il est présent, joignant les anciennes lois, coutumes et observances avec les nouvelles et les plus récentes »20. Les quatre autres ont pour objet d’exposer les moyens par lesquels la « Monarchie de France se peut conserver et accroître »21. Et nul ne peut mieux que lui analyser son ouvrage présenté au roi comme étant tout à la fois l’expression de l’« affection » et du « devoir » qu’il a « à la couronne et à la nation de France » ainsi qu’à celui qui en est « à présent le modérateur et le monarque »22.
Notons au passage la présence des mots « nation » et « modérateur » ; le premier — contrairement à ce que l’on raconte encore, parfois, n’est pas né des œuvres de la Révolution française, bien que celle-ci en ait fait un usage bruyant et désordonné ; le second est révélateur de l’un des aspects les plus originaux de la pensée politique de l’auteur que nous examinerons non, bien sûr, dans son entier mais autour de deux thèmes étroitement complémentaires, la royauté et la société du temps.
L’institution monarchique
La question du meilleur régime
« L’État monarchique est meilleur que tout autre ». À l’appui de cette affirmation liminaire, Seyssel cite les Anciens, en particulier les Grecs, qui ont tout dit en matière de philosophie politique et d’abord la distinction restée classique entre la monarchie, gouvernement d’un seul, l’aristocratie, celui d’un petit nombre et la démocratie ou « état populaire » ; « selon la vraie et la plus commune opinion, la monarchie est le meilleur, tant qu’il y a bon prince, qui a le sens, l’expérience et le vouloir de bien et justement gouverner » ; notre auteur rejoint ici Platon (qu’il ne cite jamais cependant), pour lequel la monarchie, est, dans l’absolu, le gouvernement d’un homme « qui peut tout pour le bien », le pire étant la tyrannie ainsi définie : « un seul homme peut tout pour le mal ».
Mais Seyssel — on le constate à maintes reprises en le lisant — n’est pas, si l’on peut dire, un charlatan de la monarchie : il observe que ce « bon prince » « ne se trouve pas souvent ». Ce pourquoi la deuxième formule pourrait paraître « plus raisonnable et plus louable », la troisième étant à écarter : l’« état populaire… est toujours turbulent et dangereux et ennemi des gens de bien ». Mais l’aristocratie, gouvernement des meilleurs, se mue bien souvent en oligarchie, monopole de gens « convoiteux et ambitieux » ne recherchant que « leur profit particulier ». N’y a-t-il pas là comme une vision prophétique de ce que sera, dans son ensemble, tout le personnel politique de la Ve République française ? Ernest Renan écrira la même chose, des siècles plus tard :
Un des plus mauvais résultats de la démocratie est de faire de la chose publique la proie d’une classe de politiciens médiocres et jaloux, naturellement peu respectés de la foule.23
Seyssel évoque assez longuement l’« État et Empire des Romains », puis l’« État et Empire des Vénitiens » et « son imperfection », toujours plus grande, quelle que soit la qualité de ses institutions, faisant de la Sérénissime République « le mieux policé et établi… pour État aristocratique ».
En conclusion, l’état monarchique est « le meilleur » :
à tous dangers et inconvénients peut mieux remédier et obvier un seul chef et monarque qu’une assemblée de gens élus et choisis pour gouverner, lesquels sont néanmoins sujets à ceux qu’ils gouvernent
Un monarque est
toujours plus obéi, révéré, craint et estimé qu’une communauté (soit grande ou petite), ni un chef temporel et muable, ou qui n’a la totale autorité.
Et encore :
Et cela se prouve par raison divine et humaine, naturelle et politique, qu’il faut toujours revenir à un chef en toutes choses et la pluralité des chefs est pernicieuse.
Les États monarchiques peuvent certes connaître des difficultés, voire des troubles, mais ils ont toujours été plus durables, connaissant moins de « mutations et de dissensions civiles ».
Supériorité de la monarchie héréditaire sur la monarchie élective
Et, toujours selon l’expérience — et ici, Seyssel va se servir de la sienne — il est meilleur que « Princes et monarques soient par succession que par élection » ; en effet, pour « parvenir à tels états si grands et si honorables, il n’est pratique ni menée que l’on ne fasse », qu’il s’agisse du Saint Empire romain germanique ou du Saint-Siège ; en ce qui concerne celui-ci, notre auteur — qui a vu les choses de très près aux côtés d’un candidat malheureux, et à deux reprises — s’exprime avec modération, mais aussi d’une manière fort claire : témoin des intrigues nouées « autour du trône de Saint Pierre », il nous dit que l’on est loin de voir « régner toute pureté, toute charité et toute honnêteté »24. L’État de France est « mieux fondé et établi étant sous un monarque » que « en aristocratie ou démocratie, à savoir en mains de quelque petit nombre de gens élus ou de tout le peuple ».
De la Monarchie de France, second point de la première partie, on nous dit qu’elle est « mieux réglée que nulle autre », établie « en meilleur ordre que nulle des autres dont nous ayons connaissance à présent et dont peut-être il soit mémoire par histoire ancienne » ; elle est donc appelée, non seulement à durer, mais à « venir à plus grande puissance et domination », à condition toutefois de corriger « aucunes imperfections qui y sont ».
Seyssel fait l’éloge de la règle de masculinité, connue sous la dénomination de « loi salique »25. Il semble être au fait de la réalité historique : pendant la guerre de cent ans, Richard Lescot, religieux d’origine écossaise, a retrouvé la lex salica, loi des Francs saliens, ensemble de coutumes de droit privé que Clovis avait fait rédiger au Ve siècle ; ce texte n’a jamais eu pour objet de réglementer la transmission de la couronne, disposant seulement que les filles, à la mort du père, n’avaient pas droit à la terre des ancêtres (terra salica), ayant été dotées lors de leur mariage ; à cette disposition de droit successoral, Lescot a ajouté deux petits mots, « in regno », de manière à pouvoir opposer une loi multiséculaire aux prétentions anglaises sur le royaume de France. Seyssel fait certainement allusion à l’origine de la guerre franco-anglaise lorsqu’il écrit que si le royaume tombait « en ligne féminine », il viendrait « en main et pouvoir d’homme d’étrange nation » (d’un étranger), « chose pernicieuse et dangereuse ». Cette analyse est exacte pour le XIVe siècle : si l’on avait eu égard à la transmission du sang royal par une femme, le roi d’Angleterre, petit-fils de Philippe le Bel, devenait roi de France. La deuxième édition de la « Grant Monarchie », de 1541, est accompagnée d’un écrit anonyme intitulé : « La loi salique première loi des Français »17.
Seyssel expose ensuite la nature de la souveraineté du roi, développant l’un des aspects les plus originaux de sa pensée, connu sous la dénomination de « théorie des freins » : « l’autorité et puissance du roi est réglée et réfrénée en France par trois freins »26 ; « la dignité et autorité royale » n’en demeure pas moins « toujours », « en son entier », mais « non pas totalement absolue, ni aussi restreinte par trop, mais réglée ». Poujol écrit que Seyssel s’est ainsi érigé « en adversaire de l’absolutisme », notion cependant très douteuse : Pierre Goubert, dans son « ancien régime », a écrit qu’il s’agissait d’un mot lui ayant toujours paru « inutile et creux »27. On oublie, trop souvent, que la notion de pouvoir absolu a d’abord été invoquée pour affirmer l’indépendance du roi de France par rapport à l’Empereur et au Pape ; elle est, on le sait, d’origine romaine, longue postérité de la réponse donnée par le Sénat à l’empereur Auguste ; ce dernier, voulant distribuer des libéralités au peuple romain, demandait s’il en avait le droit en raison des lois (républicaines) réprimant ce que l’on appelait la brigue (l’achat des suffrages). La réponse du sénat fut lapidaire : « Princeps solutus est legibus », voulant dire que le prince est au-dessus des lois, qu’il n’est pas lié par elles, mais au contraire, libre de s’en affranchir ; « solutus », « absolutus », pouvoir absolu que l’on va lier à l’idée de royauté.
Au XIXe siècle, les légitimistes seront qualifiés habituellement, et sottement, d’« absolutistes » par leurs adversaires « libéraux », parce qu’ils ne veulent pas d’un roi régnant sans gouverner ; c’est ainsi que naît et se répand l’idée fantasmatique d’un pouvoir tout puissant, redoutable, oppresseur, donc insupportable, lié à l’institution monarchique traditionnelle, et opposé au rêve d’un pouvoir doux et modéré exercé par un groupe d’hommes élus au suffrage censitaire ou universel depuis 1848.
Ces vues sont fausses. Comme l’a écrit Jean Bodin, au XIVe siècle, « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d’une République »28, c’est-à-dire de l’État, quelle que soit la forme du régime, monarchique ou républicain.
Joseph de Maistre reprendra cette idée au début du XIXe siècle :
Toute espèce de souveraineté est absolue de sa nature… toute souveraineté est nécessairement UNE et nécessairement ABSOLUE.
Avec la même lucidité et la même rigueur, Maistre observe qu’on ne peut empêcher le souverain de vouloir invinciblement, « ce qui implique contradiction » ; il ajoute que « le grand problème… est donc de l’empêcher de vouloir injustement »29.
Ceci est exactement le souci de Claude de Seyssel, cherchant à réduire les inconvénients résultant de l’imperfection d’un monarque, « par faute d’âge ou autrement » et ce, par une « auto limitation » du pouvoir Royal, selon le mot de Poujol à propos des trois freins, savoir RELIGION, JUSTICE et POLICE.
Religion, justice et police
Religion
Le royaume de France et ses rois sont nommés « très chrétiens ». Par conséquent, le roi de France est tenu de « faire connaître au peuple, par exemple et démonstration actuelle et extérieure qu’il est zélateur et observateur de la foi et religion chrétienne », avec la volonté « de l’entretenir et augmenter de son pouvoir » ; il ne peut se permettre d’agir autrement : « si le peuple avait autre opinion de lui, il le haïrait et par aventure lui obéirait mal »30.
L’exactitude de cette observation se vérifiera à la fin du XVIe siècle, sous le règne d’Henri III, accusé de favoriser l’hérésie protestante : le peuple parisien se soulèvera contre le roi, à l’appel du clergé, en 1588 ; ce sera la « révolution des curés »31, contraignant le souverain à quitter sa capitale pour les rives de la Loire.
De plus « vivant le roi selon la loi et religion chrétienne ne peut faire choses tyranniques » ; s’il en faisait, tout homme d’Église aurait le droit de lui en faire reproche « publiquement et en sa barbe », sans risque d’être maltraité, car ce serait « provoquer la malveillance et indignation du peuple ». Ainsi, poursuit Seyssel, même s’ils ne sont pas « d’eux-mêmes assez enclins à la dévotion et crainte de Dieu », les rois, « instruits et accoutumés » à la religion « de leur enfance, par une ancienne observance » se gardent de faire choses « répréhensibles », sinon « toujours… à tout le moins le plus souvent ».
Ainsi, la religion est-elle le « premier retenail » des « monarques de France », c’est-à-dire le « premier frein », qui est aussi « le principal, de la puissance absolue » ; ils doivent, non seulement l’« endurer », mais encore le « fortifier de leur pouvoir », ce qui est de leur intérêt, car c’est de la religion que « leur viennent tous biens et tous honneurs spirituels et temporels »32.
Justice
La Justice est « plus autorisée en France qu’en nul autre pays au monde que l’on sache, mêmement à cause des parlements… institués principalement pour cette cause et à cette fin de réfréner la puissance absolue dont voudraient user les rois ». Sur ce point, l’exposé de Seyssel est inexact : les parlements, la plus importante des institutions françaises, après la royauté, n’ont évidemment pas été créés pour limiter l’autorité du roi, mais pour la seconder.
À l’origine, nous trouvons le parlement de Paris qui se constitue peu à peu au XIIIe siècle, dans le cadre de la cour du roi — l’ancienne curia régis —, prenant le caractère d’une institution permanente, appelée à rendre souverainement la justice au nom du roi, mais aussi à conseiller ce dernier : dès le règne de Louis IX (saint Louis), les actes royaux sont recueillis dans des registres conservés en la cour du parlement ; c’est ce que l’on appelle « enregistrement », à l’origine simple formalité — le mot a conservé encore aujourd’hui ce sens premier —, accompagnée d’une vérification de forme, confiée à des juristes ; petit à petit, ces derniers en viennent à examiner le fond des décisions royales, à caractère législatif et réglementaire, les lettres patentes ; celles-ci ne sont applicables qu’à partir de leur enregistrement en parlement ; il s’agit d’une pratique coutumière si longuement entretenue « qu’à peine se pourrait plus rompre », poursuit notre auteur, et dont disposent à leur tour les différents parlements provinciaux établis à partir du XVe siècle à Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon, Aix et Rouen. Les parlements peuvent refuser l’enregistrement, mais le dernier mot doit toujours revenir au roi, s’il le veut bien entendu. De 1516 à 1518, le parlement de Paris refuse l’enregistrement du concordat de Bologne, que François Ier devra imposer.
Seyssel a certainement raison de voir dans l’institution parlementaire un frein à l’exercice de l’autorité royale, même si, en son temps, le refus d’enregistrement, qui, en pratique, peut prendre des formes assez variées, pourrait être l’exception plutôt que la règle ; on ne peut en dire plus, faute d’études consacrées à ce sujet. Pour connaître avec précision l’attitude des parlements en matière d’enregistrement, il serait indispensable d’examiner tous les « registres secrets », tenus à Paris et en province, et ainsi nommés parce que seuls les membres de la cour y avaient accès ; c’est dans ces procès-verbaux de la présence et de l’activité des magistrats que l’on peut découvrir leur réaction en présence des lettres patentes qu’on leur demandait de vérifier. À notre connaissance, un tel travail n’a presque jamais été effectué, sinon par nos soins, pour une courte période de l’existence du parlement de Bretagne, au cours des dix premières années du règne d’Henri IV.
Quant à la question du rôle et des prétentions politiques du parlement de Paris, qui, dès le XVe siècle, se regardait comme l’héritier du prestigieux Sénat de Rome, elle a été, en revanche, et très récemment, remarquablement approfondie par M. Pichot-Bravard33.
Police
Il s’agit, non de l’ensemble des services et forces tendant au maintien ou au rétablissement de l’ordre, mais du « tiers frein », c’est-à-dire des lois destinées à assurer la « conservation du royaume en universel et en particulier », règles auxquelles nul ne peut déroger à commencer par le roi lui-même ; ce sont ce que l’on commence à appeler les « lois fondamentales » du royaume, applicables à la transmission de la couronne : hérédité, primogéniture, masculinité, et à la transmission du domaine royal : inaliénabilité, cette dernière conforme à l’engagement pris par serment lors du sacre34. C’est la constitution du royaume, qui s’impose à tous et d’abord au roi qui ne peut disposer de la couronne à la différence du roi d’Espagne qui, par testament, fera d’un petit-fils de Louis XIV son successeur.
Religion, Justice et Police assurent la « modération et réfrénation de la puissance absolue des rois » qui, précise Seyssel, n’en est pas amenuisée, mais « d’autant plus digne qu’elle est mieux réglée » ; il évoque, à ce propos, la « puissance de Dieu » qui n’est pas jugée moindre « pour autant qu’il ne peut pécher ni mal faire », se trouvant au contraire « d’autant plus parfaite »35.
Poujol souligne, d’autre part, que ces « freins » n’ont pas un rôle « strictement négatif », étant moins faits pour « brider » l’autorité royale que pour la guider, lui donner des « impulsions directrices », occasion de suggérer au roi des mesures susceptibles d’améliorer l’édifice politique ; la « Monarchie de France » est animée d’un « ardent réformisme administratif »36. Ce qui apparaît clairement lorsque, après avoir décrit l’autorité royale, Seyssel parle de ceux sur lesquels elle s’exerce.
La société
Depuis le Moyen-Âge, la société est, dans toute l’Europe, divisée en ordres (ordines) correspondant à trois fonctions :
– les oratores, c’est-à-dire ceux qui prient, membres du clergé séculier et régulier auxquels s’ajoutent les intellectuels, qui vont peupler les universités et entreront dans la catégorie des clercs, même s’ils ne reçoivent pas les ordres sacrés ;
– les bellatores sont les hommes de guerre, ceux qui combattent, formant la noblesse, encore que les roturiers soient de plus en plus nombreux à prendre part aux combats ;
– enfin viennent les laboratores, ceux qui travaillent de leurs mains, paysans et artisans, constituant la plus grande partie de la population.
Clergé, noblesse et tiers-état. Cette distinction, déjà en bonne partie désuète au début du XVIe siècle — et Seyssel l’a très bien vu — va cependant subsister en France jusqu’en 1789 malgré son anachronisme. Ces trois « états » ne sont pas des castes, le premier se recrutant en partie dans le second et massivement, par la force des choses, dans le troisième. Il n’y a rien de commun entre cette société et la société hébraïque de l’Antiquité, divisée en quatre catégories complètement distinctes ; prêtres issus de la tribu de Lévy, Israélites des onze autres tribus, étrangers et esclaves, avec impossibilité quasi complète de passer d’un groupe à l’autre. Il n’en est pas de même des ordres, pour le clergé, mais aussi pour la noblesse qui se renouvelle constamment, même si elle a tendance à se refermer sur elle-même.
Claude de Seyssel nous parle des « trois états » du peuple de France35, mais il évoque autre chose, pour la première fois peut-être, la notion de classe sociale qui s’est introduite dans la distinction traditionnelle ; il prend en considération la situation économique telle qu’elle s’est imposée peu à peu ; ces trois « états » seysseliens représentent la société laïque, le clergé étant envisagé à part ; c’est là un des aspects les plus singuliers de sa pensée politique. Avec lui, nous envisagerons tour à tour ces quatre points, mais, contrairement au plan suivi par lui, nous parlerons d’abord de l’Église, ensuite de la noblesse, du « peuple gras » et du « peuple menu », ces deux dernières catégories étant à l’évidence d’origine italienne : « popolo grasso » et « popolo minuto ».
L’« État de l’Église »
Il est « commun aux autres trois », se présentant comme un moyen de « promotion sociale », selon l’expression de Poujol37. L’accès au clergé est ouvert à tous, noblesse, « peuple gras » et « peuple menu ».
On a vu ci-devant, et l’on voit tous les jours, par vertu et par science, autant ou plus souvent parvenir ceux des moindres états à grandes dignités ecclésiastiques que ceux du premier [la noblesse], voire jusqu’au cardinalat et aucunes fois à la papauté38.
Seyssel expose ici une idée qui lui est chère, ce que l’on nommerait aujourd’hui « ascenseur social », « grand moyen de contenter tous les dits états en stimulant leurs membres ». Il n’ignore pas, bien sûr, que la nomination aux « grandes dignités ecclésiastiques » peut engendrer des conflits entre la « cour romaine et celle du roi » ; il souligne la nécessité, « par raison politique », de concilier les souhaits et les choix de l’une et de l’autre, pour le « bien commun du royaume », en sorte que les « bénéfices majeurs » (correspondant aux fonctions épiscopales) ne soient pas attribués à des hommes « non qualifiés », voire « de mauvaise vie », n’hésitant pas à parler de la « vie scandaleuse » de certains « prélats et gens d’Église », notant la difficulté de remédier à de pareilles situations : il se trouve « bien peu de ceux auxquels il appartient de défendre et réformer l’Église qui le sachent ou veulent faire » ; devenu lui-même membre de l’épiscopat, il entend pour sa part s’y employer, ajoutant que, de son côté, le « roi très chrétien… pourrait frapper un grand coup au temps qui court »39.
La noblesse
Tout en appartenant au deuxième des ordres traditionnels, Seyssel ne fait preuve d’aucune « partialité » en sa faveur selon le mot de Poujol, montrant volontiers, comme son contemporain Machiavel, une certaine méfiance, voire même quelque hostilité à l’égard des nobles40 ; il dénonce chez ces derniers le goût du luxe, engendrant des dépenses somptuaires, ruineuses et ne profitant qu’à des marchands et fabricants étrangers ; il estime que « l’on doit rabaisser les pompes », notamment en matière d’habillement ; il pense que la noblesse « se détruit par faute de police » et qu’elle en vient à n’être plus en mesure de « servir » le roi, étant même incitée à se livrer au pillage en temps de guerre41.
Pourtant, l’« État de noblesse est particulièrement bien traité en France, mieux qu’en nul autre pays » à sa connaissance ; il doit être conservé pour la « défense du royaume » et le « service du roi », militaire ou civil. Les nobles, en contre partie, sont dispensés « de toute gabelle, taille et imposition », « grand privilège et très bien gardé » ; il leur est interdit d’exercer un « art mécanique » (travail d’artisan) ou « questuaire » (commerce), ayant obligation de « vivre noblement ».
Beaucoup de nobles servent dans la « gendarmerie » ou armée royale permanente ; d’autres occupent des charges dans l’organisation judiciaire et administrative, en grand nombre ; s’ils sont ainsi traités, c’est non seulement parce qu’ils sont « tenus et obligés à la défense du royaume » mais aussi parce qu’ils sont « de meilleure étoffe » que les autres, étant pris en considération « non seulement leurs mérites et services mais ceux de leurs ancêtres »42. Nous rencontrons ici la notion de race, bien étudiée par Mme Jouanna dans son livre consacré à l’« Ordre social » ; ce mot — que des imbéciles voudraient proscrire — a d’ailleurs, généralement, dans la France du temps, le sens de lignage, famille au sens large43.
On pense que certaines qualités pourraient se perpétuer héréditairement, ce qui pourrait déboucher sur la constitution d’une caste nobiliaire, mais cette perspective, si elle a sans nul doute ses partisans, est tout à fait étrangère à Seyssel qui y est même hostile. L’auteur de la « Monarchie » professe, en effet, que le roi doit anoblir ; le renouvellement du deuxième ordre est d’autant plus nécessaire qu’on y meurt davantage en temps de guerre : « la mortalité est plus grande qu’ailleurs »37 et d’autre part il y a là un autre moyen de promotion sociale entre les mains du roi. Ce dernier, lorsqu’il procède à des nominations, en matière civile comme en matière militaire, doit préférer toujours « la vertu et les mérites des hommes » à « la qualité des maisons » (ou familles). La seule qualité de noble, de naissance, mérite « quelque faveur d’avantage », écrit encore Seyssel, mais « si la suffisance n’y est, jamais on n’y doit avoir regard » ; en d’autres termes, le prince doit avoir « plus de regard à la vertu qu’à la noblesse », observe-t-il encore44.
Il appartient au roi de discipliner la noblesse qui ne doit pas pouvoir opprimer ni outrager « les autres deux » (le peuple), ni méconnaître l’autorité royale ; celle-ci s’exerce sur tous, « de quelque dignité, état et condition qu’ils soient ». C’est la notion, trop souvent ignorée, d’égalité devant le roi, par delà les statuts et privilèges des uns et des autres. Le monarque doit assurer la punition des « crimes et délits selon l’exigence des cas », notamment lorsqu’ils sont commis par des « gens de guerre… accoutumés à faire violence ».
Enfin, le roi doit se garder de confier « charges ni autorité » à des personnages, « Princes et autres grands seigneurs » qui seraient « de leur nature séditieux et hautains et useraient mal de leur pouvoir à grand scandale au roi et au royaume » ; s’il en était autrement on risquerait de « perdre ou diminuer l’amour et révérence que les sujets ont au roi ».
La noblesse doit donc être, en quelque sorte, placée sous surveillance ; elle doit aussi bénéficier d’une protection : le roi doit empêcher les autres « états » de l’appauvrir, ce qui l’empêcherait de « servir le roi et la chose publique ». Comment la chose serait-elle possible ? L’« état moyen » peut, explique notre auteur, ruiner les nobles par la multiplicité des procès et le coût des procédures ; il précise que « l’on voit tous les jours officiers et ministres de la Justice acquérir héritages [immeubles] et seigneuries, de barons et nobles hommes » ; des gentilshommes, tombés à telle pauvreté, ne peuvent plus « entretenir l’état de noblesse » ; ils sont contraints de « faire plusieurs choses malséantes à leur état », c’est-à-dire de déroger. Si des nobles se ruinent, des roturiers s’enrichissent45 que nous allons rencontrer en examinant le deuxième état, selon notre auteur, première des deux composantes du peuple ou de l’« État populaire », pour reprendre la terminologie de la « Monarchie ».
Le peuple
En Italie, et notamment à Florence, au XVe siècle, le mot « popolo » prend ou reprend (si l’on pense au populus romanus) un sens politique, chose inconnue en France : nous découvrons des communautés de citoyens, dans lesquelles la noblesse est bannie en tant que telle ; ses membres doivent s’inscrire dans des groupements à caractère professionnel, c’est-à-dire dans l’un des « Arts » de la cité ; c’est ce que les ancêtres de Machiavel ont été contraints de faire46. Ces « Arts » peuvent être « majeurs » ou « mineurs » ; les premiers groupent les maîtres de la fabrication et du commerce des laines et soieries, ainsi que ceux de la banque ; ils occupent une place prépondérante dans les institutions de la République florentine ; les seconds sont ouvriers, petits commerçants, employés ou artisans. Cette distinction entre les familles les plus riches (popolo grasso) et les familles modestes (popolo minuto) est appliquée par Seyssel à la société française.
Le peuple gras
Poujol écrit qu’il ne retient guère l’attention de notre auteur parce qu’il constitue de tous les éléments du corps social celui dont il y a le moins à redire40. Cependant nous en trouvons une description précise. La situation de ce « peuple moyen » est présentée comme satisfaisante ; en quelque sorte, tout va bien pour lui : il est « très bien entretenu et a cause de soi contenter » ; il peut même être « pompeux et riche » par l’exercice du commerce, la « marchandise », interdit à la noblesse. Aux commerçants s’ajoutent les officiers de finance, titulaires de charges « de grand honneur et profit », qui sont en grand nombre et aussi les officiers de justice, ainsi que tous ceux qui gravitent autour des tribunaux « avocats, procureurs, greffiers et autres semblables ». Seyssel estime que tout ce monde judiciaire, « grosse chose tant pour l’autorité que pour le profit », est plus nombreux en France que dans tout le reste de la chrétienté. Les fonctions liées à la justice peuvent être tenues par la noblesse, voire par le peuple menu, mais elles sont « communément et la plupart es mains » de « l’état moyen », ce qui peut provoquer l’envie du « premier état »47.
Seyssel pense que les activités de ce qu’il appelle la « marchandise », voulant dire le commerce international, pourraient être développées pour enrichir un royaume qui pourrait donner « la loi » à toutes les « puissances » de la chrétienté et encore à « plusieurs autres »48.
Le peuple menu
C’est le troisième état, dont la « vocation est principalement au labourage de la terre, aux arts mécaniques et autres ministères inférieurs ». Il ne doit pas être « en trop grande liberté, ni riche outre mesure, ni surtout exercité aux armes ». Y a-t-il ici l’idée de « classe dangereuse » qui apparaîtra au XIXe siècle ?
Ce petit peuple — on parlera encore très longtemps plus tard de « menu peuple » — paraît visiblement redoutable aux yeux de notre auteur parce qu’il est très nombreux ; il est la « multitude » ; étant à « l’infime et dernier degré », il aspire à « plus haut » et pourrait se soulever contre les deux autres états ; la chose se serait produite, parfois, en certaines régions du royaume de France et aussi en « plusieurs autres ». En toute société, de même que dans le corps humain, il faut des « membres inférieurs servant aux plus dignes et supérieurs » ; il est indispensable que l’ensemble demeure en harmonie ; le « popolo minuto » ne se rebellera pas si ses « libertés » sont « bien entretenues par la justice » et s’il est « moins foulé » par l’impôt, défini comme une « exaction de deniers » ; le prince doit y veiller, dans son intérêt personnel, car « en surchargeant le peuple, il acquiert la haine et la malveillance d’icelui » ; de surcroît, certains, las d’être persécutés, peuvent « abandonner le pays », « grande perte » s’ils sont nombreux, tandis que d’autres, découragés, délaisseront le travail de la terre pour devenir mendiants. Il importe donc de réduire les dépenses publiques, de réformer le régime fiscal en supprimant les « abus, torts et violences » des officiers de finance, qui, « députés à cette exaction », sont en nombre infini, s’enrichissant « presque tous », soit « bien grandement », soit « moyennement » du « sang et de la substance du pauvre peuple » ; celui-ci doit aussi être gardé de l’« oppression » et des « pilleries » des gens de guerre desquelles peuvent naître « inimitié et haine mortelle entre la gendarmerie et le populaire » ; ceci peut conduire le peuple à désirer la défaite des soldats du roi49.
Poujol parle ici de « mesures d’inspiration paternaliste »40 ; cette expression paraît malheureuse car il s’agit de simple justice et en même temps de bon sens. Certes on peut penser que Seyssel a lancé l’idée (le « slogan », dit encore Poujol) du roi « père du peuple » à propos de Louis XII, le monarque étant pour le « peuple menu » un recours et un défenseur50 ce qui apparaît bien dans les passages qui viennent d’être cités.
Dans le même esprit, Seyssel dénonce encore, et avec vigueur, les « grands abus qui se commettent à la foule du peuple » en même temps qu’« au dommage du Prince et de la chose publique » à l’occasion des travaux de fortification des villes ; il souligne que les représentants du roi doivent avoir « bon œil et grande advertance » ; il ajoute que le roi lui-même doit « visiter ses pays, mêmement des frontières » pour voir et entendre « comme l’on besogne en tels ouvrages, comme le peuple est gouverné et comme les officiers se conduisent » ; le monarque doit recevoir ceux de ses sujets « qui viennent à lui plaintifs », leur donnant « facile audience et prompte provision » ; c’est par sa présence qu’il « contente son peuple et acquiert trop plus l’amour et le cœur des hommes que quand on ne le voit que par écrit » ; il sera possible, en même temps, de « tenir en crainte » les officiers de « tous états et de toutes sortes » de même que les « capitaines… ayant charge de gens de guerre »51.
Ces textes font penser à Louis XI écrivant dans son « Rosier des guerres » que le roi doit « penser de l’état de son peuple et le visiter aussi souvent comme un bon jardinier fait son jardin »52.
Les trois « états » décrits par Seyssel ne sont pas présentés comme immuables, nous l’avons dit, mais il faut le redire car ces conceptions sont sans doute très nouvelles, sur l’évolution présente et future de la société française. Point de castes mais la possibilité de passer d’un état à l’autre. Il appartient au roi d’anoblir, de renouveler une noblesse qui vient à décadence « tous les jours », parce qu’elle meurt en nombre à la guerre et parce qu’elle s’appauvrit, au point de ne plus pouvoir entretenir son état. Il est aussi nécessaire de donner « courage et espérance » au « moyen état », appelé à succéder à la noblesse en faisant « choses vertueuses ». Enfin, il faut donner à ceux de l’« état populaire et infime » l’espoir de parvenir au « moyen » et « par le moyen monter encore au premier ». D’emblée, le « peuple menu » peut déjà occuper de petites charges dans la Justice, les Finances, l’armée et le petit commerce (la « marchandise menue »).
C’est l’espérance d’une élévation sociale qui fait, écrit Seyssel, que « chacun se contente de son état et n’a occasion de machiner contre les autres » ; il est possible de s’élever socialement « par bons moyens et licites » ; s’il en était autrement, « s’il n’y avait aucune espérance, ou qu’elle fut trop difficile », il pourrait y avoir soulèvement du troisième état contre les autres ; il n’en est rien, nous dit-il, bien au contraire :
la facilité y est telle qu’on voit tous les jours aucuns de l’état populaire monter par degrés jusqu’à celui de la noblesse, et au moyen état sans nombre53.
Conclusion
Seyssel nous a donné un tableau très complet de la France du début du XVIe siècle, institution monarchique et société. Non sans avoir, et à plusieurs reprises, et aussi avec force, affirmé la nécessité de mettre fin, dans toute la mesure du possible, aux abus dont souffre le petit peuple, il estime pouvoir parler de l’« harmonie et convenance des états », chacun se tenant « en ses termes » (dans ses limites), vivant « en bon accord les uns avec les autres et surtout en obéissance du roi »54.
Il est « praticien et non théoricien de la politique, peignant l’État monarchique tel qu’il est et non tel qu’il devrait être », a écrit Poujol qui parle encore d’un « traité solidement ancré dans la réalité », au « ton anti-utopique »55.
On ne sait si François Ier a lu la « Monarchie de France » ; en s’abandonnant, comme ses prédécesseurs, il est vrai, mais encore davantage qu’eux, au désastreux rêve italien, qui a fait de lui un vaincu et un captif56, il a montré qu’il ne souciait pas des conseils donnés : cette politique ruineuse interdisait de rendre moins dure la condition du petit peuple ; ensuite, la longue tragédie des guerres de religion, que certes nul ne pouvait prévoir, est venue marquer la suite du XVIe siècle, au terme duquel le règne de Louis XII, dont nous a parlé Seyssel, pourra paraître comme une sorte d’âge d’or.57
- Jacques Poujol, Claude de Seyssel, La Monarchie de France, et deux autres fragments politiques, Librairie d’Argences, p. 11-18.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 19-28.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 91-93.↩
- Roger Doucet, Les bibliothèques parisiennes au XVIe siècle, Picard, 1956, p. 123.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 46-53.↩
- Philippe Pichot-Bravard, Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècles), Les discours, les organes et les procédés juridiques, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2011, p. 106-107 et 256-257.↩
- Paul Janey, Histoire de la Science politique dans ses rapports avec la Morale, 3e édition, Alcan, 1887, 2 volumes.↩
- Charles Dufayard (1860-1942), De Cl. Seisselii vita et operibus, Hachette, 1892.↩
- Henri Hauser, Les Sources de l’Histoire de France. XVIe siècle (1494-1610) — Tome I, Les premières guerres d’Italie. Charles VIII et Louis XII, Picard, 1906, p. 130.↩
- Henri Hauser, op. cit., p. 18-130.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 9.↩
- Pierre Mesnard, L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Vrin, 1951, p. 478.↩
- Pierre Mesnard, op. cit., p. 452, n. 2.↩
- Léon Gallet, La monarchie française d’après Claude de Seyssel, « Revue historique de droit français et étranger » — Janvier-juin 1944, 4e série, 23e année, Nos 1-2, p. 1-34. Henri Amouroux signale l’assassinat de Léon Gallet, sans en préciser la date ni les circonstances ; il ne nous dit rien non plus de ou des auteur(s) de ce crime typiquement terroriste (Amouroux Henri, La grande histoire des Français sous l’occupation, Tome 6, « L’impitoyable guerre civile », Robert Laffont, 1983, p. 369). Le même historien écrit, dans l’introduction de ce volume : « En 1943, dans un monde où la vie humaine compte peu, les Français vont s’entretuer comme s’il s’agissait pour eux de rattraper le retard pris depuis deux ans et de se mettre enfin en règle avec la mort ». (Amouroux, op. cit., p. 13).↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 55-58.↩
- Presses Universitaires de Rennes, 2010. En cette même année, la thèse latine de Dufayard a été rééditée.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 92.↩↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 129-166.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 167 et 221.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 113.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 100.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p.97.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Lévy, 1874, p. III. Un mot souligné dans le texte.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 103-111.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 112-113.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 113-120.↩
- Pierre Goubert, L’ancien régime, Les pouvoirs, Armand Colin, 1973, p. 12.↩
- Jean Bodin, Les six livres de la république. Livre I, chapitre 9.↩
- Joseph de Maistre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques suivi d’Études sur la souveraineté, Lyon et Paris, Vitte, 1924, p. 197-199.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 43.↩
- Ariette Lebigre, La révolution des curés. Paris 1588-1594, Albin Michel, 1980.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 149.↩
- Charles-Antoine Cardot, L’enregistrement des lettres patentes au parlement de Bretagne à la fin du XVIe siècle (1589-1599), Rennes, 1964, Jérôme Pichot-Bravard, Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XVIIIe siècles, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, 2011.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 154.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 120.↩↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 45.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 41.↩↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 126.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 146-148.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 40.↩↩↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 160-161.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 121-123.↩
- Ariette Jouanna, Ordre social. Mythes et hiérarchies dans la France du XVIe siècle, Hachette, 1972.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 156.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 155-159.↩
- Voir, par exemple : Christian Bec, Machiavel, une vie, une œuvre, une époque, Balland, 1985, p. 46-49 et 87.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 13.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 162-163.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 163-165.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 141. Réunis en 1506, les États généraux ont, à l’unanimité, demandé à Louis XII d’agréer le titre de « Père du peuple ». (Maurice Darcy, Louis XII, Les Œuvres Françaises, 1935, p. 171).↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 168-169.↩
- Louis XI, Rosier des Guerres. Enseignements pour le Dauphin son fils, Paris, Typographie Bernouard, 1925, p. 18.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 124-127. Selon Madame Patricia Eichel-Lojkine, l’« idée fondamentale de la « Monarchie de France » est de concilier l’idée d’harmonie et de concorde sociales avec celle de mouvement, à la différence des représentations traditionnelles d’un système idéal figé ». Claude de Seyssel, Écrire l’histoire, penser le politique en France à l’aube des temps modernes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 11.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 127.↩
- Jacques Poujol, op. cit., p. 34.↩
- « la folie des guerres d’Italie… coûta cher en hommes et beaucoup plus en argent… La monarchie elle-même faillit périr dans des aventures qui lui valurent tant de haine. Pour la première fois, la France sortit de ses frontière naturelles et le Français prit figure d’envahisseur » (Pierre Champion, La Galerie des Rois. Histoire de France des origines à la mort de Henri IV, Grasset, 1934, p. 189-190).↩
- « Les cahiers des États de Tours constituent un document unique… ils expriment le contentement et la gratitude de tout un peuple, ce qui est véritablement exceptionnel. Ce fut peut-être la seule fois, en dix siècles, que les Français se regardèrent unanimement satisfaits de leur gouvernement, du roi qui était paternel et bon » (Maurice Darcy, Louis XII, op. cit., p. 173).↩