La noblesse russe et sa réforme moderne

La noblesse russe et sa réforme moderne

Il existe un paradoxe entre le souvenir prestigieux qu’à laissé la noblesse russe dans la culture européenne, avec ses tournées des Grand-Ducs et son émigration imprégnée de distinction aristocratique, et la sentence du tsar Nicolas Ier qui précise  : « Le noble n’est qu’un moujik blasonné », formule qui caractérise l’autocratisme et l’égalitarisme traditionnels russes.
La noblesse russe n’est pas comparable à celle de l’Europe occidentale. On peut dire que depuis le Moyen-Âge, elle fut toujours une noblesse de service, instrumentalisée par le pouvoir autocratique. Elle connut, jusqu’à sa destruction par la Révolution de 1917, une crise d’identité qui exerça une influence politique et sociale certaine sur l’Empire russe.
Nous évoquerons rapidement l’origine de la noblesse russe et sa réforme moderne de Pierre le Grand (1672-1725) au début du XVIIIe siècle. Nous verrons quel idéal nobiliaire offrent ces réformes de Pierre Ier et nous suivrons leur application aux XVIII-XIXe siècles et analyserons la crise d’identité et les conséquences qui s’ensuivirent sur la société russe.

Origine et spécificité de la noblesse russe

La fondation d’un État moscovite autocratique

L’État russe (ou la Russ) fut fondé par un chef viking Riourik et ses compagnons d’arme, en 856 dans la ville commerciale de Novgorod, ville à la jonction entre l’Orient, Byzance et la mer Baltique. En 882, la capitale de ce nouvel empire glisse plus au Sud, sur le Dniepr, à Kiev. Convertie au christianisme définitivement en 986, cette Russ devint le plus important État européen après Byzance. Suite à la destruction de cet empire kiévien en 1238 par les Tatars qui imposèrent leur joug sur les principautés apanagées, les populations russes chrétiennes migrèrent vers le Nord pour se réfugier dans les forêts. C’est ce joug tatare qui fut à l’origine de l’isolement de la culture russe du reste de l’Europe pour quatre siècles.
Toutefois, la branche des princes de Moscou prit la tête de la restauration de l’État russe. Ces rassembleurs des terres russes sont l’équivalent des Capétiens (avec trois siècles de décalage) qui connurent une généalogie mâle ininterrompue et établirent le principe du droit d’aînesse. Dès 1480, Ivan III le Grand (1462-1505) acheva l’unité russe et secoua le Joug tatar (dont le khanat installé sur la Basse-Volga sera conquis en 1552 par Ivan IV le Terrible). Suite à la prise de la ville de Constantinople par les Ottomans en 1453 et le mariage d’Ivan III en 1472 avec Sophie Paléologue, nièce du dernier empereur romain, les princes de Moscou se considérèrent comme héritiers de l’Empire romain orthodoxe, transférant les symboles impériaux (aigle bicéphale, titre de César-tsar) à Moscou. L’épithète d’autocrate devint la marque de suprématisme sur tous les autres princes russes.

L’Évolution de la noblesse russe ancienne

La noblesse russe, aussi prestigieux qu’en sont les souvenirs laissés dans la culture européenne, n’est pas comparable à la noblesse occidentale. Effectivement, la noblesse russe n’est pas féodale. Elle n’a jamais détenu son statut de sa naissance, ni de la possession d’un fief (une seigneurie) sur lequel elle exerce une autorité publique (le ban) et dans lequel elle s’enracine héréditairement jusqu’à s’identifier à ce territoire, fief qui par ailleurs l’inscrit dans une hiérarchie sociale vassalique.
La noblesse russe est de deux types. D’une part on trouve les descendants de la dynastie des Rurikides, dont tous les mâles transmettent le titre de prince et un héritage foncier de plus en plus modeste en pleine propriété (votchina). C’est le seul cas de pleine propriété en Moscovie où le prince régnant est possesseur de la terre. Les autres nobles sont des hommes de service qui reçoivent des terre en concession précaire (pomiesté). Parmi eux, on trouve au premier rang les descendants des guerriers scandinaves, compagnons du chef de guerre Riourik, fondateur de l‘État russe. Cette aristocratie militaire reçoit le titre viagé de boyard et occupe aussi les hauts postes administratifs à la cour des princes régnants. Les fonctions fiscales, financières, économiques et diplomatiques sont réservées aux marchands-hôtes du prince (les gost), catégorie privilégiée non-noble, mais composée principalement de descendants nobles1. Aussi, les Rurikides qui s’étaient multipliés et qui avaient hérité d’un domaine (votchina) de plus en plus fractionné, furent-ils obligés de se mettre au service des princes apanagés, s’intégrant ainsi aux familles boyardes2.
Suite à la mise en place du pouvoir autocratique moscovite, les différentes noblesses (boyards, hommes de service, princes rurikides et princes tatars convertis à l’orthodoxie) furent unifiées. Dès le règlement d’Ivan le Terrible, en 1556, il n’existe plus de différence entre les terres héréditaires et les terres usufruitières, que l’on tient lors du service au tsar, mais qui ne sont pas comparables à l’honor de la féodalité occidentale. Cette obligation de service caractérise une classe sociale qui n’est pas unie en tant que corps et qui n’est pas enracinée. Ainsi, à la différence de l’Europe occidentale, les aristocrates ne se sédentarisèrent-ils pas et ne s’identifièrent-ils pas à un territoire particulier, développant leur propre cour, culture et contre-pouvoir. Elle n’élabora pas une dignitas, à l’exception de la susceptibilité du rang. Le manque de solidarité rendait la noblesse russe incapable de revendiquer un statut privilégié, dépensant son énergie à se disputer la préséance pour la nomination aux postes dans le cadre rigide du mestnitchestvo. Le mestnitchestvo qui datait du XVe siècle, était un registre des généalogies qui instituait un système de nominations, en vertu duquel les fonctions attribuées à une personne devaient correspondre au rang de sa famille et à son propre rang dans la famille  ; il était impossible d’élever à un rang supérieur quelqu’un qui occupait une position moins élevée dans le metnitchestvo. Cet état de fait créait un système inefficace, notamment dans le commandement de l’armée où les qualités militaires n’entraient pas en considération. Aussi inefficace qu’il fût, ce cadre du mestnitchestvo servit au Grand prince de Moscou à rabaisser les princes rurikides au niveau des boyards.

Durant le Temps des Troubles (1598-1613) et la quasi disparition de l’État, la noblesse vit son rôle s’accroître. En effet, la Douma des boyards devint un conseil monarchique permanent, tentative de limitation de l’autocratie. La formule « Le souverain a ordonné et les boyards ont donné leur accord » rappelle la formule anglaise : « Le Roi siégeant en son Conseil » et la formule française  : « Le Roi en son Conseil ».

Une Russie en réforme

Les Romanov  : une dynastie réformatrice

Pour sortir de la période du Temps des troubles, en 1613, l’Assemblée de la Terre (Ziemsky Sobor) ou États Généraux, désigna comme nouveau tsar le jeune Michel Romanov, fils de Philarète chef de l’Église russe. Encore une fois, on peut tracer un parallèle avec la France et la dynastie des Bourbons arrivée pour éteindre les guerres civiles et moderniser l’État. Les Romanov ouvrirent la Russie à la culture occidentale, principalement dans ses aspects techniques. De nombreux techniciens occidentaux furent invités à s’installer dans un quartier spécial de Moscou. On estimait les Occidentaux à 18 000 à l’époque du tsar Alexis, en 1670.
La noblesse ne fut pas épargnée par les réformes. En 1682, le metnitchestvo fut supprimé afin d’uniformiser et de rendre plus méritoire et efficace le service, le tout au profit, encore une fois, de l’autocratie.

Le fils d’Alexis Ier, Pierre le Grand (1682-1725), personnage intelligent, original et à la personnalité puissante, se persuada de reconquérir les terres russes de la Baltique confisquées par l’empire suédois, afin d’offrir un débouché commercial à la Russie. Pour cela, il organisa une armée moderne et dut prendre en charge la réforme de l’économie, de la société et de l’État russes. Tout comme avant lui Louis XIV créa Versailles, un palais-ville pour transformer la société française et notamment le pouvoir de la noblesse, Pierre Ier fonda Saint-Petersbourg, une ville-palais afin d’ouvrir la Russie à la modernité occidentale.
Cette modernité s’engagea avant tout, sur la notion de chose publique. Depuis le milieu du XVIIe siècle, les actes officiels mentionnaient un État et un bien commun distincts des possessions privées du monarque. À cette conception qui devient dominante sous Pierre le Grand va s’ajouter celle de patrie comme quelque chose qui appartient à tous les peuples placés sous son sceptre. Ainsi, dans sa harangue avant la décisive bataille de Poltava (8 juillet 1709), Pierre rappelle-t-il à ses soldats qu’ils combattront non pas pour lui, Pierre, homme mortel, mais pour le bien commun de la patrie  :

Le moment est venu  ! Le sort de la patrie va se décider. Vous ne devez pas penser  : c’est pour Pierre que nous nous battons  ; non, c’est pour l’empire confié à Pierre, c’est pour la patrie, c’est pour notre foi orthodoxe, pour l’Église de Dieu. Quant à Pierre, sachez qu’il est prêt à sacrifier sa vie pourvu que la Russie vive glorieuse et prospère3.

Pierre étend la fonction du souverain et de l’État : dorénavant le monarque et son appareil gouvernemental auront l’obligation de veiller, non seulement à la préservation du bien commun, mais aussi à son accroissement, en prenant en charge le développement des capacités productives (matières premières, manufactures et commerce) et le niveau culturel (éducation, arts) de l’Empire.
Pour y parvenir, la tâche du gouvernement consistera à « policer » la population, c’est-à-dire à lui inculquer les éléments de comportement et de civilité qui favoriseront l’activité de l’individu dans l’effort commun de la société. Ainsi l’individu, et non plus la famille, est proclamé principal élément actif pour réaliser le bien commun sous l’égide et la direction de l’État. Le gouvernement participera ainsi directement à tous les aspects de la vie économique, sociale et culturelle. La responsabilité de tout programme d’éducation consistera donc à former un individu actif et à le préparer à jouer un rôle constructif et utile, afin de maximaliser le bien commun, et la productivité du pays et de la société. Nous sommes loin des préceptes pédagogiques qui conçoivent classiquement l’individu comme un sujet obéissant sans discussion à la volonté du père souverain et à la tradition. Dorénavant, l’individu est exhorté à prendre l’initiative et à assumer sa responsabilité dans l’exercice de ses activités commerçantes, artisanales, professionnelles, administratives et militaires. Même le soldat doit être entraîné à faire montre d’initiative sur le champ de bataille et il doit être récompensé à titre individuel pour chacun de ses succès.
Le discours politique pétrovien vise donc à libérer la volonté et l’énergie de l’individu, non pas au profit de la personnalité individuelle, mais au profit d’entités collectives  : État, société, famille.
L’abstraction collective que sont l’État et le pays devient maintenant l’objet de la loyauté et de la dévotion actives de chaque sujet obéissant — bon et loyal fils de la patrie, patrie dont le monarque est aussi le père. Reste à savoir qui a la priorité  : le monarque père ou l’État-famille-société ? Ni Pierre ni aucun auteur politique contemporain n’a tranché la question qui restera entière jusqu’à la fin de l’Empire. Cependant, comme il s’agit ici d’un programme politique et social (économique et culturel) à long terme, c’est bien la collectivité abstraite, dont l’existence dépasse celle de l’individu, qui va prévaloir. La tâche de « transfiguration » de la société et du pays que Pierre a initiée ne peut être celle d’un individu seul, elle sera, par conséquent, celle d’une entité abstraite et collective, comme le sont la société et l’État.

La Table des Rangs

Après ses victoires sur la Suède, l’empereur Pierre Ier entreprend de réformer de fond en comble l’État et la société. On peut parler ici d’une véritable révolution  : modifier la société suivant un modèle idéal étranger. La Douma des boyards est remplacée par un Sénat  ; les anciens statuts nobles (boyard, homme de service) sont abolis et remplacés par l’unique catégorie des dvoranié (hommes de cour), organisée en 1722 par la Table des Rangs hiérarchisée en 14 classes (tchin) de serviteurs militaires et civils. La Table distribue les tchin et les prédicats (Votre Noblesse, Votre Excellence…). Les clercs administratifs ne sont pas compris dans cette Table, et la noblesse personnelle est acquise au 14e rang militaire et 9e rang civil  ; elle devient héréditaire à partir d’un rang qui varie tout au long des deux siècles, afin de limiter le nombre de nobles. En 1854, il est finalement fixé au 8e rang militaire et 6e rang civil. L’ensemble de cette réforme eut pour conséquence d’étatiser la noblesse.
Le cursus honorum des nobles est préparé dès l’adolescence par une éducation appropriée, souvent dans une école militaire. Commençait ensuite un service militaire débutant au 14e rang (au grade d’enseigne). Entre deux campagnes militaires, l’officier remplissait des missions de service civil qui pouvaient être diplomatiques ou d’inspection. Le service civil avait ensuite fonction de retraite militaire pour cause de vieillesse ou de maladie, dans un poste de gouverneur de province ou de voïévode de district qui gardait une mission militaire (recrues, intendance, commandement des garnisons). Les gouverneurs et voïévodes sont nommés à des postes en dehors de leur région d’origine. La loi de 1740 leur interdit d’acquérir des terres dans le gouvernement de leur nomination. Les hauts administrateurs sont donc étrangers à leur province.

Par ailleurs, Pierre tenta sans succès de transformer les terres des nobles en majorats inaliénables transmis à un fils unique, pour éviter l’émiettement des propriétés et obliger les autres fils à se consacrer au service. Cette réforme copiée sur l’Occident, fut la seule tentative de création d’une aristocratie auto-suffisante qui échoua à cause de l’esprit égalitaire des Russes qui veut que tous les enfants héritent.

L’idéal pétrovien  : le mérite et l’acculturation, sources de noblesse

La fameuse Table des Rangs (1722) fait du mérite un critère primordial pour toute promotion dans le service d’État et pour tout avancement dans le statut social qui en découle. L’individu est censé être l’architecte de son propre destin, ce qui, en cas de succès, a pour résultat son accession — et celle de ses descendants — à la noblesse. Le rang dans la hiérarchie officielle est aussi le critère du statut social, et indirectement de la situation économique du serviteur de l’État. Pierre n’a jamais manqué de souligner que c’est le rang — acquis purement individuel — qui a la préséance sur la fortune et la naissance. Il est vrai que la Table des Rangs ainsi que la législation concernant l’anoblissement font grand cas des qualités morales qui distinguent le noble du roturier. Ces qualités sont définies par le terme de bien né qui implique l’obligation de se conduire d’une façon civilisée ou polie (« avec bienséance » dans le langage français du XVIIe siècle). Bien qu’il puisse apparaître que les qualités requises d’un noble émanent de sa naissance, en fait, le contexte indique très clairement qu’elles sont un acquis personnel, grâce à l’éducation. Cette notion est très explicitement réitérée dans le décret de 1762 libérant la noblesse du service obligatoire. Les actes législatifs donnent bien l’impression que naître de parents nobles est tout au plus un avantage au départ, mais que ce sont l’éducation et le mérite personnel — attestés par le comportement et les actions en public, qui constituent la vraie source de noblesse.

L’éducation et la physionomie de la noblesse en sont profondément transformées, car celle-ci est tenue d’assimiler la culture européenne contemporaine et d’incorporer des valeurs éthiques et des règles de comportement d’une sémiosphère4 nouvelle, autrement dit d’une sphère culturelle s’exprimant à travers un langage qui lui était jusqu’alors demeuré étranger. S’habiller à l’occidentale, se raser, pratiquer la culture de salons, lire des journaux et livres profanes, aller au théâtre, cultiver la politesse, la bienséance et un esprit ouvert deviennent donc des vertus obligatoires. Les règles du comportement en société doivent être non seulement un ornement individuel, mais le fondement même de la nouvelle culture. Les belles lettres se feront un devoir d’encourager cette attitude. Ainsi les membres de la classe de service doivent-ils acquérir une éducation et une culture différentes de celles de leurs ancêtres moscovites.

Cela ne veut nullement dire que la tradition moscovite a été mise au rebut. Mais la plupart de ses pratiques et valeurs perdent leur fonction publique et sont reléguées au domaine intime et privé. Ainsi, la piété et la vie spirituelle cessent-elles de faire partie du rituel public, comme au XVIIe siècle. Un dualisme, qui n’existait pas en Moscovie, apparaît : valeurs et sentiments personnels dans le privé, conduite « européenne » en public. On voit donc l’Église perdre une partie de son rôle dans les actes officiels et publics, son domaine se limitant de plus en plus à la « police » du droit matrimonial et de la famille. Ici se creuse le fossé entre la culture des élites et celle du commun, notamment de la paysannerie servile. Ce fossé ira s’élargissant avec le temps et scindera la société en deux. Ainsi, l’élite de la nation se transforma-t-elle en corps étranger. Le peuple paysan ne participe virtuellement pas aux sémiosphères introduites sous Pierre ; ces innovations ne pénétreront dans les masses paysannes que très graduellement et partiellement.

Les suites de la réforme

L’évolution de la noblesse russe moderne

L’empereur qui avait le droit de désigner son successeur n’eut pas le temps de le faire. Cela eut pour conséquence d’introduire une grande instabilité gouvernementale dans la Russie du XVIIIe siècle, marquée par les coteries aristocratiques surtout allemandes (du fait que des héritières avaient épousé des princes allemands), par le règne d’impératrices et par les coups d’États. Il faudra attendre le couronnement de Paul Ier en 1797 pour que soit instituée la loi de succession par primogéniture mâle ouvrant le XIXe siècle à une stabilité dynastique.

Depuis Pierre Le Grand, la noblesse doit tout au souverain à travers le service, sans pour autant obtenir la sécurité de sa personne et de ses biens. Asseoir sur des bases légales solides la sécurité de sa personne et de ses biens passe au premier rang des desiderata et préoccupations de la noblesse au cours du XVIIIe siècle. Toutefois, malgré les instabilités dues aux changements de règne chaotiques, aux régences et aux coups d’État, la noblesse, sans conscience d’elle-même, ne se battit que pour l’ambition de quelques familles.
Les avantages de classe qu’elle obtint furent techniques. En 1736, l’obligation du service d’État de la noblesse qui était dû indéfiniment, fut limité à 25 ans de service et un des fils en est exempté afin de gérer le domaine familial. De plus, les nobles deviennent entièrement responsables de la justice et de l’impôt de leurs serfs qu’ils peuvent déplacer et exiler. Cette ordonnance fut complétée par celle de 1746 qui interdisait aux non nobles de posséder des serfs. Par la suite, de nombreux nobles abandonnèrent le service. Cela aboutit trente ans plus tard, en 1762, à l’abolition de l’obligation de service par le faible Pierre III, duc de Holstein-Gottorp. C’est la fin du système pétrovien où les serfs servaient les nobles qui servaient eux-même l’État  ; or ici, le servage n’est pas aboli, mais au contraire renforcé tout au long du siècle au fur et à mesure de l’influence des Lumières.
La pression nobiliaire sur l’État et l’influence des Lumières aboutit à l’époque de l’impératrice Catherine II la Grande, à la Charte de la Noblesse de 1785 qui reconnaît une existence juridique supérieure de la noblesse. Cette dernière a le droit de réunion et de pétition, mais, manquant d’esprit de corps, elle n’en fit pas usage. Le statut noble est caractérisé par la possession d’une terre et l’admission de son possesseur dans les rangs de la noblesse de son district. Les nobles sont exemptés de l’impôt et des châtiments corporels (exemption des châtiments dont bénéficièrent les marchands vingt ans plus tard et l’ensemble de la population quatre-vingts ans plus tard). L’exemption du service d’État est confirmée. Les propriétés foncières sont reconnues de plein droit, y compris l’exploitation minière. En cas de condamnation, les terres restent propriété de la famille. C’est l’introduction du libéralisme en Russie.

Finalement, au cours du XVIIIe siècle, la noblesse composée d’environ 54.000 hommes aboutit à la formation d’une classe dirigeante de l’Empire composée des 8.500 grands propriétaires qui monopolisent les 250 postes des trois premiers grades de la Table des Rangs. Les petits et moyens propriétaires, quant à eux, monopolisaient les grades allant du 8e au 4 ; grades qui correspondaient aux chefs exécutants. Ce huitième rang étant celui qui conférait la noblesse héréditaire, mais où il fallait déjà être noble pour pouvoir y accéder  ; toutefois, on pouvait le devenir en étant passé par les grades précédents (14e au 9e  ; le 13e et le 11e rang furent supprimés dans la première moitié du XIXe siècle). Apparaît une véritable césure entre deux noblesses. La nouvelle noblesse, souvent recrutée dans les milieux cléricaux, sans terre et sans ressource, est de culture nationale et plutôt progressiste. La haute noblesse, grande propriétaire, réactionnaire qui souvent ne fait qu’un bref passage dans le service, préférant les loisirs de la propriété ou des voyages à l’étranger, définit sa distinction par le cosmopolitisme ainsi que par l’usage d’une langue et d’une culture étrangères  : le français et l’allemand5. Cette noblesse scindée en deux était donc organisée en une hiérarchie de subordonnés chapeautée par l’empereur qui peut anoblir toute personne en l’intégrant dans un ordre. Hiérarchie de bureaucrates reposant sur la servilité et l’obséquiosité et non pas sur un examen des compétences, cette classe dirigeante était dépendante de l’autocratie à laquelle elle ne s’opposait pas depuis le contrat moral de 1649, où la nouvelle dynastie Romanov avait acquis sa légitimité en asseyant l’autorité de la noblesse sur leurs paysans. Ce fut le même phénomène qui advint en Prusse avec la dynastie des Hohenzollern en 16536.

Le tchinovik ou la course aux vanités

On est donc loin de la formation d’un corps de fonctionnaires au service de l’État, doté d’une autonomie, d’une sélection par examen et d’un idéal du service public. Au XIXe siècle, le tchinovik (le serviteur d’État ayant un rang) devient la caricature du bureaucrate dont la prétention à un statut privilégié l’a lancé dans la course au tchin aux dépens de sa fonction. C’est l’un des caractères saillants de la littérature satyrique russe. Cette hiérarchisation des douze rangs va imprimer sa classification à toute la société civile dont la fatuité cherchera toujours une équivalence de rang, chez les industriels, les commerçants, les professions libérales et les artistes. Même après la suppression des privilèges de la noblesse issue des réformes des années 1860, la vanité de la course au tchin ne s’interrompit pas.
Il faudra attendre les réformes des années 1860 pour voir l’émergence de la notion de service de l’État rempli par une nouvelle classe de bourgeois sortie des universités  : l’intelligentsia.

Finalement, au XIXe siècle, la noblesse russe est en déclin, incapable de s’adapter à une économie capitaliste, dont les petites et moyennes propriétés sont hypothéquées aux trois quarts au milieu du siècle, perdant sa raison d’être lors de l’abolition du servage en 1860, et concurrencée par la nouvelle intelligentsia, jusque dans les postes administratifs. Elle devient insignifiante à la fin du XIXe siècle au moment de l’explosion industrielle, du fait même qu’elle ne possédait pas un statut spécifique, perdant les quelques privilèges qu’elle avait obtenus au siècle précédent et n’offrait pas une plus-value culturelle russe, et ceci même si elle apparaît omniprésente dans tous les hauts postes de l’Empire. En Russie, la noblesse peut déroger sans perdre son statut juridique. Après les réformes, nombreux sont ceux qui embrassèrent des carrières médicales, juridiques ou entrepreneuriales, du fait de l’inefficacité économique de leurs petites propriétés foncières. L’individualisme et la réalisation de soi rongeaient aussi les piliers de ce qui pouvait passer pour l’éthique nobiliaire  : la lignée, la famille, le service de l’État, la religion. La crise économique de la noblesse touchait surtout les jeunes femmes dont les possibilités de faire un bon mariage diminuaient, alors que les portes des universités s’ouvraient à elles. En 1917, comptant près de deux millions de membres des deux sexes, soit approximativement 1 % de la population de l’empire (mais 7 % de celle de la capitale)7, la noblesse ne représenta pas une réelle défense de la monarchie.

Une culture noble russe  ?

On l’a précisé, la nouvelle noblesse impériale eut pour mission de transformer un État médiéval eurasiatique en un pays européen moderne. Pour cela, elle eut pour mission de s’acculturer afin d’intégrer les langues, la culture et les concepts de cette modernité européenne. Avec l’émergence d’une culture nationale russe au XIXe siècle, la culture étrangère des nobles ne semblait plus pertinente. Les producteurs de la culture nationale que furent les écrivains et les artistes, même s’ils furent souvent nobles, ne semblent pas exprimer d’idéal nobiliaire. En effet, que relève-t-on de noble dans la remarquable littérature russe  ? Une existence mondaine et de loisirs dans des domaines campagnards, cadre de nombreux romans. Et le duel. Sont morts en duel, les premiers grands poètes, Pouchkine en 1837 qui affronta 4 duels, lança 20 défis et fut défié 7 fois, qui avait décrit son propre duel dans Eugène Onéguine ; et Liermontov tué en 1841, ainsi que nombres de héros nobles des romans (Le Duel est une nouvelle d’Anton Tchekhov de 1891 et d’Alexandre Kouprine de 1904). On se bat pour son honneur, celui de sa femme et celui de son régiment. Voilà tout, semble-t-il. Dans le roman qui a marqué son époque  : Pères et fils d’Ivan Tourguénièv (1860), on voit un gentilhomme campagnard engoncé dans sa stature d’Occidental pleine de vacuité, provoquer en duel le fils d’un médecin apôtre du nihilisme (c’est dans ce roman que le terme fut inventé). Tout y est dit sur la noblesse russe remplacée par une nouvelle classe de fonctionnaires.
Qui sait que Vladimir Ilitch Oulianov, en 1898, fut « déporté » en Sibérie sur le bord de la Léna (d’où il prit son nom de Lénine) avec sa domestique, en wagon de 1re classe, car son père fonctionnaire de 5e rang, équivalant à celui de colonel-brigadier, était noble depuis 1870  ?

Pourtant, a étudier la Russie contemporaine, ont doit constater que les valeurs nobles, la dignitas aristocratique, semblent beaucoup plus répandues dans l’ensemble de la société russe que dans celles d’Europe occidentale, passée la Révolution française. En effet, la culture russe au XIXe siècle, plus que l’occidentale, reste marquée par un esprit « chevaleresque ». Partout, dans la littérature (Guerre et Paix de Tolstoï), dans la peinture (École des Ambulants) et musique nationale (Une vie pour le tsar de Glinka  ; 1812 de Tchaïkovsky…) dans les rapports sociaux et économique (emprunts financiers oraux dans les guildes commerçantes), dans l’armée et les guerres sont mis en valeurs et illustrés le respect de la parole donnée, l’héroïsme, le sens du devoir, du sacrifice et de l’honneur, jusque dans l’engagement de centaines de milliers d’hommes dans les Armées blanches contre révolutionnaires durant la guerre civile (1918-1920). Cette éthique marquée de la dignitas nobiliaire se trouve dans toutes les catégories sociales et chez les deux sexes. On peut trouver dans ce phénomène d’extension de la culture noble à l’ensemble de la société, plusieurs raisons. Il est vrai que la morale et la transcendance chrétienne n’ont pas été laminées par les attaques de la modernité occidentale, et on peut ainsi découvrir l’élévation chrétienne chez des âmes russes de toutes les catégories sociales. L’éducation d’État, à base de fides en Dieu et au tsar, préparait les nouvelles générations d’hommes à prêter le serment de fidélité qui était dû à l’empereur. Nicolas Ier (1825-1855) précisera dans une vision toute chrétienne :

Je considère la vie humaine tout entière comme un service et rien que comme un service, car chacun sert.

C’est dans cette perspective que, jusqu’au début du XXe siècle, les uniformes, symboles du service, seront omniprésents dans la société russe (cour, armée, bureaucrates, policiers, postiers, enseignants, étudiants …), y compris en dehors des heures de service. Finalement, on peut se demander si le système de la Table des Rangs avec les échanges sociaux entre la noblesse et le reste de la société dans les deux sens (et cela depuis la Renaissance), n’est pas aussi responsable de cette infusion, ou consolidation des valeurs aristocratiques dans la culture russe.

Conclusion

La particularité de la noblesse russe tient à la spécificité de la construction de l’État russe. Cité-État de la Renaissance qui s’est rapidement transformée en empire intégrant des populations déracinées par l’invasion tatare, cet État s’est construit comme une autocratie inspirée de l’Empire romain byzantin. Par conséquent, il n’y eut pas élaboration d’une société intégrant des corps constitués. La noblesse de cet État fut toujours perçue et traitée comme un réservoir de serviteurs dépendant du bon vouloir despotique du prince et elle ne put jamais réaliser l’unité et l’idéal d’un corps intermédiaire. La noblesse relevait de l’autocrate et non pas de sa naissance, de sa terre, de sa culture ou d’un statut stable, même pour les familles titrées de très vieille souche (IXe siècle).

Avec la réforme moderne de Pierre Ier, la noblesse fut uniformisée en un corps de fonctionnaires dont le service, subordonné à la volonté d’un supérieur, n’offrait en échange, non pas un véritable statut privilégié, ni un titre, mais un simple prédicat, et pour l’élite, une défense de classe. Cette noblesse n’eut de cesse au XVIIIe siècle de lutter pour plus de droits et moins de devoirs jusqu’à devenir insignifiante au siècle suivant, lorsqu’elle perdit sa mission culturelle d’assimiler la civilisation occidentale à la société russe dans le cadre de la modernisation voulue par l’État. Pourtant, durant tout le XIXe siècle, alors même qu’elle perd son utilité sociale, les conseillers gouvernementaux ne cessent de répéter que la défense de l’autocratie doit reposer sur sa noblesse, mais il n’a jamais été question d’instituer une Chambre des Pairs, réunie d’ailleurs sur quels critères  ?
Alors que la Table des Rangs et l’association d’un grade à un service d’État avait pour fonction d’encourager le dévouement, elles finirent par abaisser le niveau moral du service. Apparemment, c’est la hiérarchisation des grades même qui fut responsable de la mentalité de tchinovik.
À titre de comparaison, on peut dire que la République jacobine française a réalisé le même exploit en mieux que celui de Pierre Ier, en se dotant d’une classe de fonctionnaires serviles, protégés et sans culture spécifique autre que l’adhésion aux consignes gouvernementales assorties de l’obligation de s’acculturer, tout comme les nobles pétroviens, mais ici, aux valeurs libérales anglo-saxonnes mondialistes. Ces fonctionnaires deviennent bientôt obsolètes en France tout comme le furent ceux de Russie un siècle et demi après leur réformation idéale.
Ainsi, nous pouvons conclure que la constitution d’une élite de service dépendante du pouvoir, dont l’éthique noble serait reconnue par quelques privilèges et prédicats, n’aboutit pas à enrichir la société d’une conscience et d’une culture sociale du bien commun, si cette élite n’est pas constituée en corps intermédiaire indépendant, et peut-être titré. Toutefois, à la réforme pétrovienne on peut reconnaître deux qualités, celle d’ouvrir l’élite d’État à toutes les compétences et celle de lier le statut de noble à un service réel, sans quoi, on est face à une caste sans fonction sociale.

Melchior, Juillet 2021 pour l’Université Saint louis.

Bibliographie  :

Ouvrages généraux  :
– Nicolas Riasonovsky, Histoire de la Russie, 1994, collection Bouquin.
– Thierry Sarmant, Pierre le Grand, La Russie et l’Europe, 2020, Perrin.
– Nicolas Gogol, Le révizor, pièce de théâtre de 1836 critiquant les tchinoviks.

Études spécialisées accessibles sur internet :
– Anatole Leroy-Beaulieu, L’Empire des Tsars et les Russes, II- Les classes sociales, II- La noblesse et le tchine  ; Revue des Deux Mondes, 1er avril 1876, T. 15, pp 331-374.
– Simone Blanc, La pratique de l’administration russe dans la première moitié du XVIIIe siècle, Revue d’histoire moderne et contemporaine, T. 10, N°1, Janvier-mars 1963, pp. 45-64. On y trouve l’analyse, page 58 des Instructions de 1719 de Pierre le Grand aux administrateurs.
– François-Xavier Coquin. Un être méconnu : Le fonctionnaire tsariste. In : Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 9, n°2, Avril-Juin 1968. pp. 227-229.
– Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 34, n°1-2, Janvier-Juin 1993. Noblesse, État et société en Russie XVIe– début du XIXe siècle  ; dont les articles suivant  :
. Marc Ræff. La noblesse et le discours politique sous le règne de Pierre le Grand.
. Michaël Confino. À propos de la notion de service dans la noblesse russe aux XVIIIe et XIXe siècles.
. John P. Le Donne, The eighteenth-century Russian nobility. Bureaucracy or ruling class  ?

  1. Jacqueline Kaufmann-Rochard, Les origines d’une bourgeoisie russe, XVIe et XVIIe siècles, Flammarion, 1969.
  2. On retrouve les princes pauvres jusqu’à l’époque contemporaine. Voir le prince Mychkine, héros du roman de Dostoïevsky, l’Idiot, 1869.
  3. Cité par A. Rambaud, Histoire de la Russie, Hachette 1918, p. 378.
  4. Concept introduit en 1984 par le philologue soviétique Youri Lotman.
  5. Samarine dans Conservatisme révolutionnaire, 1875, p.49  : « Le bureaucrate n’est que le noble en uniforme, et le noble n’est que le bureaucrate en robe de chambre »  ; inspiré du tableau du gentilhomme campagnard qui reste en robe de chambre toute la journée chez lui. Voir aussi le roman caractéristique d’Ivan Gontcharov, Oblomov, 1859.
  6. Pour ce paragraphe, voir  : Confino Michaël, À propos de la notion de service dans la noblesse russe aux XVIIIe et XIXe siècles  ; et John P. Le Donne, The eighteenth-century Russian nobility. Bureaucracy or ruling class ? In : Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 34, n°1-2, Janvier-Juin 1993.
  7. Marina Gorboff, La Russie fantôme  : l’émigration russe de 1920 à 1950, 1995, p.33.
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