Durant les huit siècles de la monarchie capétienne, la France acquiert peu à peu sa forme presque définitive, et ne manquent plus que quelques enclaves comme la Savoie et le comté de Nice. La formule célèbre « les quarante rois qui, en mille ans, firent la France » n’est donc pas dépourvue de liens avec la réalité. [VLR]
Table des matières
Pas de grand dessein a priori
Dépasser une apparente absence de rationalité géopolitique
Tenter une interprétation en termes géopolitiques d’une si longue période revient à s’exposer au double reproche d’anachronisme et de déterminisme1. Louis VI essayant de réduire les châtellenies de Montlhéry ou de Chevreuse qui gênaient ses communications entre Paris et Orléans pouvait-il imaginer que la France deviendrait ce grand royaume « couvrant la Chrétienté de son ombre » ? Les rois de la Renaissance étaient-ils mus par une vision géopolitique quand ils allaient s’enliser dans des guerres stériles en Italie ? Pourquoi la frontière de l’est ne suit-elle pas la limite linguistique franco-germanique (elle se situe au-delà dans l’est puisqu’elle englobe l’Alsace et la Lorraine germanophone, en deçà en Wallonie) ? Autant d’interrogations qui suggèrent par avance l’absence de rationalité géopolitique de la naissance et du développement de la nation France.
Il y a là une vision mécaniste de l’approche géopolitique. Il faut poser dès le départ une règle simple : il n’y a pas de déterminisme (sauf peut-être providentiel, mais celui-ci échappe à l’humaine analyse) qui condamnait dès les origines la France à être ce qu’elle est. Alfred Fierro souligne que
ni la géographie, ni la race, ni la langue, ni la religion, ni l’économie n’ont fait la France. Englobant des éléments allogènes et laissant en dehors d’autres éléments qui lui sont apparentés, elle est l’aboutissement d’un long processus d’expansions et de régressions, avec des occasions saisies ou manquées, des volontés politiques plus ou moins conscientes et cohérentes, des phénomènes d’assimilation et de différenciation incessants2.
C’est dire que la rationalité de l’ensemble ne peut être constatée qu’a posteriori. Mais si l’on garde ces limites présentes à l’esprit, on peut mettre en évidence certaines lignes directrices de la construction de la France.
Une chance : l’identification de la France à la dynastie capétienne
La première chance de la France a été son identification avec la maison des Capétiens. Aucun pays d’Europe ne peut revendiquer une continuité comparable dont on devine tout de suite les effets positifs. Le fait que les Capétiens directs se soient succédé pendant près de trois siècles et demi a permis d’éviter les querelles de succession et joué un rôle décisif dans la consolidation du royaume. On pourrait dire que l’histoire de la formation de la France est celle d’une stratégie lignagère devenue nationale, et dans les deux sens. Le sentiment national a d’abord été une fidélité dynastique et il l’est resté longtemps.
L’attachement au roi sacré
Contre ceux qui voudraient voir dans la France une création récente, il faut affirmer qu’il y a eu très tôt un sentiment confus, mais très réel, d’attachement au roi. On a pu le vérifier à plusieurs reprises durant la guerre de Cent Ans, notamment lors de la folie de Charles VI ou après le couronnement de Charles VII. La cérémonie du sacre et le mystère qui entourait le roi thaumaturge avaient un impact qu’on ne retrouve dans aucun autre pays et qui d’ailleurs surprenait les étrangers.
Un souverain lié de manière irrévocable à la nation
En sens inverse, le souverain était lié de manière irrévocable à la nation : les biens de sa maison étaient réunis dès son avènement au domaine royal, et ceux des souverains qui renâclèrent devant cette loi fondamentale (Henri IV en particulier) furent pourtant bien obligés de s’y soumettre. Le roi ne pouvait avoir d’autre souci que son royaume. Il avait à l’égard de celui-ci le devoir de maintenir son intégrité, son indépendance, et son unité. Force est de constater qu’hormis l’intermède du règne du malheureux Charles VI ces buts ont toujours été poursuivis, avec plus ou moins de bonheur il est vrai.
Une indépendance du Pays jamais sérieusement menacée
L’indépendance de la France n’a jamais été sérieusement menacée (encore une fois, laissons à l’écart l’épisode de la folie de Charles VI et du traité de Troyes). Mais les rois de France se sont très vite employés à prévenir toute tentative d’immixtion d’une quelconque autorité dans leurs affaires.
— Les légistes ont développé la théorie du roi empereur (princeps) en son royaume.
— D’autre part, ils ont réussi, à l’issue d’une longue lutte, à limiter le pouvoir du pape sur l’Église de France aux questions purement spirituelles. Sous le règne d’Innocent III, qui marque l’apogée de la puissance de la papauté, le roi de France est, ainsi que le rappelle Marie-Bernadette Bruguière, le « seul souverain d’Europe à échapper totalement à la théocratie pontificale3 ».
La longue et difficile construction de l’unité française
L’unité de la France a été un problème beaucoup plus sensible. À l’avènement des Capétiens, le domaine royal était extrêmement réduit (6 800 km2). Il a d’abord fallu le consolider (cela a été l’œuvre des premiers Capétiens, de Henri Ier à Louis VI) avant de songer à l’étendre, à partir du règne de Philippe Auguste. Ensuite, la lutte contre les grands féodaux et les cadets apanages a été un souci constant de la monarchie jusqu’au XVIe siècle au moins. Les démêlés de Louis XI avec le duc de Bourgogne sont bien connus, mais ce combat a été gagné.
Le problème essentiel, dans la très longue durée, est évidemment celui de la forme de la France, de ses frontières. Défendre l’intégrité du royaume est inscrit dans les lois fondamentales. Le roi peut augmenter son territoire, il ne peut le diminuer. Une province acquise l’est définitivement, du moins au bout d’un certain délai (ce qui pose au passage le problème de la légalité de l’abandon par Louis XIV de Casais et Pignerol, de possession déjà ancienne). On sait comment Louis XI s’est servi de ce principe (et aussi du refus des provinces concernées) pour refuser d’honorer les engagements que lui avait arrachés Charles le Téméraire.
Les grands axes d’une géopolitique
Une France prise entre le Saint Empire et l’Angleterre
Il n’y a pas eu de grand dessein a priori, mais l’historien peut identifier les grands axes de l’expansion après la phase initiale de consolidation.
Dès le XIIe siècle, la France est prise entre deux « lions » — l’image est de Philippe Auguste — inégalement dangereux. Les griffes du « lion » impérial étant rognées par les querelles entre princes allemands puis par la politique d’Innocent III hésitant entre Guelfes et Staufen, Philippe Auguste, qui donne au royaume sa première grande extension, s’attaque donc au « lion » Plantagenêt, beaucoup plus redoutable avec ses immenses possessions anglo-normandes. Il oriente d’abord son action en direction du nord :
Philippe Auguste se souciait de ce qui était plus près et plus pressé. Son effort se porta sur la Manche ; l’Atlantique pouvait attendre4.
La maladresse de son adversaire Plantagenêt l’incita ensuite à étendre sa pression en direction de l’ouest, avec pour résultat final une énorme expansion : le roi d’Angleterre se voit enlever tout le nord-ouest de la France (où n’échappe plus au roi que la Bretagne), la Saintonge et une partie du Poitou. La France est ainsi solidement installée sur les rives de la Manche et de l’Atlantique.
L’expansion continue, multiséculaire
Dans les autres directions, l’effort est moindre : essentiellement défensif dans le nord où Philippe Auguste complète le contrôle des vallées conduisant vers Paris (Oise, Aisne, Somme) et très modeste vers l’est où le roi ne se dresse pas encore ouvertement contre l’Empereur.
Avec ses successeurs, l’axe d’expansion se déplace vers le sud, que les Capétiens, contrairement à une légende tenace, avaient toujours délaissé jusqu’alors.
- Louis VIII et la régente Blanche de Castille mettent la main sur les immenses domaines du comte de Toulouse. La France « touche » la Méditerranée.
- Avec Philippe IV le Bel, c’est le début de la poussée vers l’est : réunion à la Couronne du comté de Champagne et débordement des limites du royaume sur les terres d’Empire (annexion du Barrois et de Lyon).
- Philippe VI de Valois descend vers le sud-est : il compense la perte de Calais et de quelques territoires en Aquitaine par l’acquisition du Dauphiné. Après lui, l’expansion s’arrête.
- La guerre de Cent Ans entraîne des désastres qu’il faut réparer, ce qui est d’ailleurs assez rapide : les provinces perdues au traité de Brétigny sont récupérées par Charles V ; Charles VII rétablit une situation compromise par la folie de Charles VI.
- Louis XI reprend l’expansion vers le nord-est contre le duc de Bourgogne. Après la mort du Téméraire, il met la main sur la moitié de ses possessions.
La folle équipée italienne
Mais ses successeurs ne poursuivent pas dans cette direction. On a blâmé, avec raison, cette folle équipée d’Italie, alors que s’offrait une occasion de porter la frontière sur le Rhin. Mais il ne faut pas oublier l’équilibre de puissance qui s’est établi après le démembrement de la Bourgogne :
Les frontières de la France sont verrouillées au nord et à l’est par les possessions de Maximilien, au sud par une Espagne débarrassée des Maures et en plein essor. Il ne reste qu’une voie d’expansion possible, vers le sud-est5.
On le sait, cette tentative n’aboutira pas. Il est cependant important de noter au passage que lors de la restitution au roi d’Espagne de la Cerdagne et du Roussillon et à l’Empereur de la Franche-Comté et de l’Artois, Charles VIII prend soin de préciser que la France ne renonce aucunement à ses droits sur les provinces rétrocédées. S’il lâche « la proie pour l’ombre », il a au moins la sagesse de réserver l’avenir. Cette prudence sera bien utile lors des négociations qui devaient conduire au traité des Pyrénées, un siècle et demi plus tard.
Briser l’encerclement Habsbourg
L’époque des grandes extensions est provisoirement close. Par rapport aux époques antérieures, les gains paraissent modestes : les trois évêchés sous Henri II, la Bresse et le Bugey sous Henri IV. L’heure est à la défensive : il faut briser l’encerclement des Habsbourg et maintenir l’équilibre des puissances en Europe. Ce résultat est obtenu par les traités de Westphalie (1648) et le traité des Pyrénées (1659), qui consacrent la France comme garante de l’équilibre européen et améliorent les frontières des Pyrénées (récupération du Roussillon et du nord de la Cerdagne) et du nord (récupération de l’Artois). Surtout, ils préparent le parachèvement de la poussée vers l’est, avec l’héritage des droits de l’Empereur en Alsace.
Au cours de son règne personnel, Louis XIV « rectifie » la frontière du nord-est et acquiert la Franche-Comté. Ces conquêtes sont conservées face à l’Europe coalisée dans les guerres de la ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne.
Louis XV complétera l’œuvre en intégrant dans le royaume le duché de Lorraine encerclé de toutes parts. Il donnera aussi à la France la Corse… et Napoléon. Alfred Fierro note avec raison la difficulté avec laquelle les franges flamandes, lorraines et comtoises ont été intégrées au royaume : pour 60 000 km2 environ, il a fallu de très longues guerres contre les Habsbourg. L’enjeu les justifiait-il ?
Retour sur la politique de Louis XIV
On a beaucoup reproché à Louis XIV ses guerres, et lui-même s’en est accusé sur son lit de mort. Mais il faut bien voir que leur finalité était essentiellement défensive : il fallait à tout prix briser l’encerclement Habsbourg. Louis XIV, malgré quelques excès dans sa jeunesse, s’en est tenu à cet objectif. L’historienne britannique Ragnhild Hatton a réexaminé sa politique étrangère et montré que, dans l’ensemble, son comportement fut d’une relative modération, ou tout au moins qu’il n’était pas très différent de celui des autres monarques européens.
- Du côté de l’Italie, il renonça à toute visée offensive, ainsi qu’en témoigne son abandon de Casais et Pignerol.
- Quant à la frontière de l’est, s’il eut au début de son règne des vues excessives qui devaient le conduire à refuser à la Hollande une paix particulièrement avantageuse pour lui en 1673, il en revint vite à un souci défensif : le « pré carré » soigneusement fortifié par Vauban devait mettre Paris à l’abri de l’invasion pour un siècle6.
Un bilan largement positif
Lorsqu’on examine l’ensemble de la période, le bilan apparaît comme largement positif. Malgré les inévitables revers, les occasions perdues, l’expansion a été réussie. Les rois capétiens sont restés fidèles à cette loi fondamentale. Leur réussite tient sans doute à ce qu’ils ont su pratiquer de manière empirique la concentration des efforts et l’économie des forces. L’expansion a été menée tous azimuts, mais selon des axes successifs : d’abord le nord, l’ouest, puis le sud, l’est et enfin le nord-est, obsession presque exclusive des deux derniers siècles de la monarchie. Pour l’échec retentissant des guerres d’Italie (compensé partiellement par ce qu’elles ont apporté à la civilisation française), il y a les succès encore plus éclatants contre l’Anglais bouté hors de France, contre l’Espagnol dont les visées hégémoniques s’écroulent définitivement à Rocroi, contre l’Allemand enfin, patiemment refoulé.
Était-il possible de faire mieux ? À une certaine époque, la Catalogne fut française et la Flandre resta dans la mouvance capétienne jusqu’en 1526. On a déjà rappelé les reproches faits aux Valois qui n’essayèrent pas de pousser jusqu’au Rhin. Mais, à l’époque, la théorie des frontières naturelles n’avait pas cours. La frontière traditionnelle était celle des quatre fleuves (Escaut, Meuse, Saône et Rhône). Jusqu’à Voltaire, les conquêtes de Louis XIV se heurtèrent à une large hostilité (Fénelon). La Flandre aurait peut-être pu être gagnée, mais elle ne fut jamais vraiment intégrée dans le royaume. La souveraineté des rois de France y était toute théorique. C’était encore plus vrai pour la lointaine Catalogne : plutôt que de regretter qu’elle ait échappé à l’emprise française, on doit plutôt trouver merveilleux que le Languedoc soit entré dans le royaume alors que rien ne l’y prédisposait.
Note sur la politique maritime des rois de France
Sur un point crucial, on peut reprocher aux Capétiens leur négligence relative : ils n’ont pas su faire de la France une puissance maritime. De Philippe Auguste à Louis XV, nombreux sont les rois qui ont fait montre en ce domaine d’un trop réel désintérêt. On peut cependant leur opposer Charles V rénovant le Clos des Galées, Henri II encourageant les entreprises de colonisation, Louis XIII soutenant sans faille Richelieu, Louis XIV concurrençant la puissance maritime britannique, enfin Louis XVI passionné des choses de la marine, s’inquiétant jusqu’à ses derniers jours du sort de Bougainville et permettant à la marine d’atteindre un niveau d’efficacité qu’elle n’a plus jamais retrouvé par la suite.
L’historiographie récente tend d’ailleurs à se montrer moins sévère envers l’action des Capétiens dans ce domaine. Si Louis XIV a délaissé la flotte à l’extrême fin du XVIIe siècle, ce ne fut pas par impéritie ou sur un mouvement d’humeur après La Hougue, mais parce qu’il est arrivé un moment où, entre la terre et la mer, il fallait choisir : le budget ne pouvait plus entretenir l’armée et la marine. À l’heure où la frontière du nord craquait devant l’invasion, où les troupes françaises étaient bousculées en Italie et en Espagne, le choix s’imposait de lui-même.
L’abstention de Louis XV doit aussi être replacée dans son contexte. Choiseul avait formulé la première version de la théorie du risque : la marine française devait être suffisamment forte pour se faire respecter, mais en même temps rester à un niveau assez modéré pour que les Britanniques ne la prissent pas pour une menace7. On ne pouvait être à la fois la puissance dominante sur le continent, risquant constamment la coalition des autres, et susciter en plus l’hostilité déclarée de la maîtresse des mers.
Il faut d’ailleurs rectifier l’interprétation traditionnelle qui voit dans le traité de Paris de 1763 une honteuse capitulation. En fait, le traité sauvegardait les intérêts commerciaux et maritimes essentiels de la France. Le vieux Pitt ne s’y trompa pas, qui se fît porter à moitié mort à la Chambre des communes pour dénoncer l’inconscience des négociateurs britanniques. Choiseul voulait au moins dix ans de paix, pour exploiter l’occasion favorable quand elle se présenterait. Le succès de la guerre d’Indépendance américaine devait prouver, sous le règne suivant, la justesse de ce calcul.
Hervé Coutau-Bégarie.
- Hervé Coutau-Bégarie, Le miracle capétien 987-1789, direction Stéphane Rials, col. Passé simple, librairie académique Perrin, 1987, p.115-122.↩
- Alfred Fierro Le Pré carré. Géographie historique de la France, Paris,1986.↩
- Marie-Bernadette Bruguière, « Un mythe historique : l’impérialisme capétien dans le Midi aux XIIe et XIIIe siècles », Annales du Midi, 1985, p. 255. Cet article porte un coup décisif audit mythe. Il permet de mieux comprendre le divorce de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine.↩
- Michel Molla, « Philippe Auguste et la mer », in Colloque La France de Philippe Auguste, Paris, 1980, p. 613.↩
- Alfred Fierro, op. cit., p. 72.↩
- Ragnhild Hatto, « Louis XIV et l’Europe. Éléments d’une révision historiographique », in XVIIe siècle, n° 123, 1979.↩
- Sur la théorie du risque, voir Hervé Coutau-Bégarie, La puissance maritime, Paris, 1985.↩