Portrait robot du bourgeois

Portrait robot du bourgeois, par Régine Pernoud De la bourgeoisie révolutionnaire qui renverse Charles X

La Révolution de juillet porte au pouvoir une bourgeoisie éprise de modernité qui ne connaît que deux dogmes : la loi du libre échange et la propriété privée rendue « inviolable et sacrée » par la Déclaration des droits de l’homme. Rien ne l’insupporte autant qu’une monarchie traditionnelle — soucieuse d’encadrer les activités commerciales et industrielles pour le bien commun. De même exècre-t-elle la papauté qui rappelle une morale naturelle et chrétienne obligeant les plus riches envers les plus pauvres. Anticléricale, elle tolérerait cependant une Église d’État chargée d’éduquer le peuple pour lui apprendre à accepter son sort et maintenir ainsi l’ordre nécessaire aux affaires. Dans ce même schéma napoléonien, elle est volontiers nationaliste et pousse aux conquêtes impérialistes susceptibles de lui ouvrir de nouveaux marchés. Le portrait robot du bourgeois présenté ici n’est donc pas celui du bourgeois traditionaliste — respectueux de la transcendance et soucieux du bien commun —, mais celui du bourgeois conservateur, le véritable bénéficiaire de la Révolution, et qui entend bien la fixer en cet état. [La Rédaction]

Introduction de Vive le Roy

Le texte qui suit est un extrait du livre de Régine Pernoud, La bourgeoisie, PUF, col. Que sais-je ?, Paris, 1985, p. 7-21.

AVERTISSEMENT : tous les titres ont été ajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.


Un prototype du bourgeois français : le bourgeois parisien sous la Monarchie de Juillet

C’est à Paris qu’il faut situer, aux alentours de 1840, le « bourgeois français ». Il a certes son homologue dans toutes les villes de province, mais il n’est pas un bourgeois de province qui, pour une raison ou une autre, n’ait affaire à Paris, ne regarde vers Paris, n’en attende les nouvelles et n’en copie les manières. Rien de plus naturel d’ailleurs, puisque Paris concentre alors la puissance économique ou, pour mieux dire, la puissance financière en toute activité économique ; sa prépondérance, son rôle de capitale remontent haut dans le temps et de plus, à dater de la Révolution française, c’est-à-dire un demi-siècle plus tôt, le pouvoir politique s’y est installé en même temps que le pouvoir administratif.

Et ne négligeons pas la vie artistique et littéraire avec les salons, les théâtres, les concerts où se rencontre la bonne société, sans parler des musées, des bibliothèques et aussi de l’université qui constitue, pour les professeurs les plus éminents, la consécration de leur carrière.

Nous compterons de préférence notre bourgeois parmi ceux qui se font bâtir à Paris ces « belles maisons à concierges » dont parle Balzac. Car on bâtit beaucoup dans le Paris de Louis-Philippe ; et le préfet Rambuteau, s’il n’a pas l’envergure de son successeur Haussmann, démolit et rebâtit toute une partie de la ville — ce Paris qui bientôt dépassera un million d’habitants. S’il n’habite lui-même dans les quartiers neufs, ceux de la plaine Monceau, de l’Europe, de la place Saint-Georges, notre bourgeois y sera en tout cas propriétaire d’un immeuble de rapport ; et il y applaudira, comme tous ses contemporains, les embellissements de la ville, l’achèvement de l’église de la Madeleine, l’érection de l’Obélisque sur la place de la Concorde, les nouveaux ponts jetés sur la Seine et aussi les « embarcadères » que l’on entreprend pour le futur chemin de fer. Et Paris devient la « Ville Lumière » grâce à son éclairage au gaz.

Une ambition sociale favorisée par le régime

Notre bourgeois occupe dans la société une situation proportionnée à l’importance de ses affaires : affaires de grand négoce ou de grande industrie, à moins que — et c’est d’ailleurs le sommet de la réussite — il ne soit banquier. Aussitôt après la Révolution de 1830 qui l’a installé sur le trône, Louis– Philippe a fait choix comme Premier Ministre d’un banquier, Jacques Laffitte ; et c’est un autre banquier, Casimir Périer, qui lui a succédé. Lorsque son contemporain, Adolphe Thiers, lui-même un bourgeois type, veut définir l’ascension type du bourgeois, il énonce :

Le père était paysan, ouvrier dans une manufacture, matelot sur un navire. Le fils, si le père a été laborieux et économe, sera fermier, manufacturier, capitaine de navire. Le petit-fils sera banquier… les générations s’élèvent ainsi les unes au-dessus des autres…

Même s’il n’appartient pas nommément à la haute banque, alors tout entière juive ou protestante, même s’il ne fait pas partie de ces dynasties de Brumairiens qui, une quarantaine d’années auparavant, ont installé Napoléon, lequel en retour a aussitôt installé la Banque de France, la fortune de notre bourgeois repose avant tout sur son activité financière : il peut être simple rentier (depuis le Directoire — 1797 — la rente d’État est exemptée d’impôt ; elle a été bientôt après déclarée insaisissable) ou encore spéculer sur actions et obligations en un temps où la Bourse installée depuis 1826 dans le Palais de la rue Vivienne, aligne deux cent soixante valeurs cotées — contre sept au début du siècle.

Et s’il est une réforme qui lui paraît indispensable et à la réalisation de laquelle il s’emploie, c’est de pouvoir bénéficier, pour cette activité financière, de l’anonymat qui lui garantira la sécurité. La société anonyme dont on parle de plus en plus, sans qu’elle soit encore expressément permise, représentera le fruit d’un effort tenace, celui de la bourgeoisie tout entière dont elle comblera les vœux.

La bourgeoisie des industriels

Industriel, notre bourgeois ne l’est encore qu’avec une certaine timidité. Saint-Simon, lorsqu’il est mort en 1825, était à peu près inconnu et ce n’est que plus tard que se répandront ses doctrines sous l’influence desquelles on pourra vraiment parler en France de révolution industrielle. On voit certes des progrès impressionnants se manifester dans l’industrie, presque tous inspirés du modèle anglais : machines à vapeur, emploi du coke dans les fonderies à la place du charbon de bois, apparition des chemins de fer (la première disposition législative qui les concerne ne sera prise qu’en 1842).

Mais s’il n’appartient à quelque grande famille, comme les Wendel pour la sidérurgie, les Kœchlin ou Dollfuss pour les filatures de coton, les Schneider ou les Say et leurs émules, s’il n’est sucrier comme Delessert ou drapier comme Cunin-Gridaine, notre bourgeois se contentera d’avoir des intérêts à la Compagnie d’Anzin ou, un peu peu plus tard, à la Compagnie du Nord. Dans l’ensemble, il se fera remarquer plutôt par sa prudence que par son audace.

Il se trouvera plus avisé en consacrant le maximum de ses affaires au négoce. Selon son estimation, la réussite du siècle est celle des bonnetiers de Troyes qui font fabriquer à domicile dans les campagnes ou les petites villes les produits dont ils ont fourni la matière première et qu’ils vendent ensuite une fois manufacturés. Ils évitent ainsi les risques de la grande industrie et, les fabricants à domicile étant leurs salariés, ils perçoivent à la revente d’appréciables bénéfices.

Une seule loi « naturelle » : la loi de l’offre et de la demande

Là est la source de cet enrichissement qui fait la prospérité de la classe bourgeoise.

J’ai vendu un million de sarraus avec un franc de bénéfice : voilà comment je suis devenu millionnaire.

Cette constatation, émanant d’un bourgeois du temps (Colombier– Batteur), résume toute une philosophie. Le bourgeois, celui sur qui repose l’activité économique de la nation, sait qu’il n’y a pas d’enrichissement sans bénéfice, pas de bénéfice sans commerce, pas de commerce en dehors de la loi de l’offre et de la demande.

S’il est pour lui une vérité claire, fondamentale, intangible, c’est celle-là ; en dehors de la loi de l’offre et de la demande, aucun commerce ne peut subsister, toute la vie économique est compromise. Ne fait-elle pas partie d’ailleurs de ces « lois naturelles » qui déterminent toute existence ? C’est dire que, s’il est un point de doctrine sur lequel chacun doive être d’accord et qu’on doive considérer comme inviolable et sacré, c’est bien ce qui touche à la liberté du commerçant. Lors des « funestes ordonnances » de juillet 1830, cette liberté était mise en péril.

Les ordonnances limitantes de Charles X

La troisième ordonnance limite le pouvoir politique de la bourgeoisie

Les commerçants se sentaient visés par la troisième de ces ordonnances qui rayait la patente des impôts comptant pour le cens, donc pour le droit de vote. Notre bourgeois qui aurait été exclu du nombre des électeurs, donc des éligibles, si cette ordonnance avait été maintenue, a pris une part active à ces journées de juillet à côté des polytechniciens et autres gens de sa classe, justement indignés de pareilles atteintes à sa liberté.

La première ordonnance limite la liberté de la presse

Si la troisième ordonnance attaquait la dignité du commerçant, la première suspendait la liberté de la presse. Or, cette presse a pris entre-temps un prodigieux essor. Aussi bien, à travers les diverses affaires qu’il traite, pour son négoce, pour gérer sa fortune et celle que lui a rapportée la dot de sa femme, pour percevoir les fermages de ses propriétés, les loyers de ses immeubles, les bénéfices de diverses sociétés auxquelles il participe et le rapport de ses rentes et actions, notre bourgeois tient-il à son siège au conseil d’administration du journal dont il est l’un des actionnaires considère comme essentiel cet instrument d’avenir qu’est la presse.

La presse comme instrument d’enrichissement et de pouvoir

Quatre ans plus tôt, en 1836, à Paris, à quelques jours d’intervalle, ont paru successivement deux journaux : Le Siècle, puis La Presse, qui inaugurent une ère nouvelle dans ce domaine ; par une manœuvre hardie, Émile de Girardin, qui ne percevait pas un centime lors du lancement de l’opération, a su monter son affaire et promouvoir une presse de type entièrement nouveau à très bon marché (l’abonnement coûte quarante francs alors que celui du Journal des Débats est de quatre-vingts francs par an) ; il capte le lecteur par ses feuilletons quotidiens et surtout en ouvrant ses colonnes aux annonces commerciales.
Une ère nouvelle s’annonce grâce à cette presse largement répandue, par laquelle l’opinion peut être habilement dirigée et qui secondera la diffusion des produits commerciaux.

La presse, notre bourgeois le discerne clairement, va être l’agent le plus efficace de la vie économique étant donné son pouvoir sur l’opinion ; il ne doute pas qu’elle tienne en respect, s’il le faut, la puissance politique adverse ; trente mille abonnés, trois cent mille lecteurs informés chaque matin : un négociant habile sachant utiliser ce canal pour faire vendre ses produits ne saurait négliger pareil moyen ; peu importe au demeurant l’option politique du jour : M. de Girardin a dû s’orienter vers les conservateurs, son prédécesseur, M. Dutacq, qui avant lui a fondé Le Siècle, ayant capté les élus de gauche. Mais notre bourgeois sait d’expérience que La Presse n’hésitera jamais à opter pour la liberté.

Impérialisme et patriotisme au service du commerce

La liberté ! sa défense sur le plan du commerce extérieur a été remarquablement illustrée par le gouvernement anglais qui, toujours en avance sur la France en ce domaine, n’a pas craint d’engager ses forces navales l’année précédente (1839) en Extrême-Orient. L’attaque victorieuse du fort de Bogue à l’entrée de la rivière de Canton, bloquant la ville et bientôt celle de Shang-Haï, a obligé la Chine à s’ouvrir au commerce de l’opium que l’Inde produit en grande quantité — ainsi qu’aux prédications des missionnaires. Il faudrait souhaiter aux dirigeants de la politique française une attitude aussi résolue dans la protection du commerce national. Cette guerre est la première qu’une nation d’Europe ait livrée sur les rivages de la Chine : sujet d’orgueil pour les forces britanniques. L’Extrême-Orient s’ouvre désormais aux exportateurs avec ses débouchés à peu près illimités.

Il est vrai qu’un élan patriotique se fait jour en France et qu’en Algérie il semble qu’on se décide enfin à prendre pied. Après l’héroïque assaut de Constantine (1837), nos troupes que mène le brave général Bugeaud, prévoient sans doute des opérations de plus grande envergure. Bugeaud, on le sait, envisage une colonisation à la romaine et songe à installer sur ce sol plein de promesses des vétérans, des soldats-laboureurs.

En fait l’Afrique du Nord offre surtout à nos portes un champ immense au commerce français : or, à quoi bon produire si l’on ne peut écouler ses produits dans de bonnes conditions ? Les filatures de Manchester ont pris leur considérable essor parce que dans les Indes des populations entières sont vêtues des cotonnades qui en proviennent. Nos industriels doivent le comprendre pour développer ces richesses qui font la prospérité d’une nation et dont finalement tous ses membres profitent ; il faut vendre.

Ainsi peut-on résumer, dans leurs structures essentielles, les préoccupations premières du bourgeois, aux environs des années 1840.

La propriété

Des propriétés foncières souvent issues de la vente des biens nationaux

En dehors du domaine des affaires, son principal souci concerne la propriété qu’il possède — de préférence aux proches environs de Paris, car les longs déplacements l’ennuient et lui feraient perdre un temps précieux pour la conduite de ses activités.

Lui-même ou sa femme, ou l’un et l’autre, ont hérité de leurs parents terres et châteaux acquis lors de la vente des biens nationaux pour quelques poignées d’assignats sous la Révolution. Et il s’agit de toute façon de propriétés de rapport sur lesquelles vivent des familles de laboureurs sous la conduite d’un régisseur. Il y fait bâtir une maison de maîtres que son architecte a trouvé bon d’agrémenter d’une tourelle dans le style moyenâgeux et qu’il a entourée d’un parc à l’anglaise avec un cyprès, une pièce d’eau, des bosquets et des tonnelles qui abritent un Cupidon de marbre — cadeau fait à sa femme. Ses fermages constituent une portion solide dans ses revenus et il ne lui déplaît pas. bien que lui-même ne soit qu’un fusil médiocre, d’inviter à l’automne quelque manufacturier ou grand commerçant, ses confrères, pour une partie de chasse dans les bois qui lui appartiennent.

La propriété : un droit inviolable et sacré

Pour lui, l’article important entre tous de la Déclaration des Droits de l’Homme est celui qui fait de la propriété « un droit inviolable et sacré ».
– Il est impitoyable lorsqu’il s’agit de réprimer les abus de ces paysans qui tentent, consciemment ou non, d’invoquer les anciens droits d’usage ; tout braconnage sur ses terres, toute coupe de bois illégale dans sa portion de forêt font l’objet de procès tenacement poursuivis.
– Les murs qu’il a fait élever pour clore ses propriétés une fois pour toutes sont pour lui le symbole de ce droit d’user et d’abuser que le Code civil a reconnu au propriétaire il n’y a pas cinquante ans. Achetée par son père à la même époque, cette terre sert d’assiette à l’impôt foncier qu’il verse, moyennant quoi il se sait chez lui.

Défendre le régime bourgeois

Le revenu de sa propriété lui a permis dans sa jeunesse d’échapper au service militaire dont la Révolution a étendu l’obligation à tous les citoyens. Notre bourgeois s’est donc acheté un remplaçant, mais il n’en exerce pas moins un certain service armé dans la Garde nationale que Louis-Philippe a instituée dès 1831 :

pour défendre la royauté constitutionnelle et la Charte, maintenir l’obéissance aux lois, conserver ou rétablir l’ordre et la paix publics.

Il s’y retrouve d’ailleurs en bonne compagnie : la garde se compose à peu près uniquement de bourgeois, commerçants, industriels, rentiers ou fonctionnaires ; on impose à chacun de fournir équipement et uniforme, ce qui suffit à en écarter les éléments indésirables. En souvenir de l’ancienne Rome, la garde se divise en légions qui élisent leurs officiers et sous-officiers. Notre bourgeois revêt donc certains jours l’habit bleu, le pantalon garance et se coiffe du shako au plumet tricolore.

Un impôt foncier (cens) qui donne accès au pouvoir politique

Mais ce qui importe surtout pour lui, c’est que l’impôt qu’il verse fait de lui un électeur. Notre bourgeois vote. Il fait partie de ceux qui, versant l’impôt foncier ou la patente, ont en mains les destinées de la nation.

Le régime censitaire a été institué par la Constituante en 1789 et maintenu par la Charte ; celle-ci imposait, pour être électeur, un cens d’au moins trois cents francs, pour être éligible au moins mille francs.

Avec Louis-Philippe le cens a été réduit de trois cents à deux cents francs pour l’électeur et à cinq cents francs au lieu de mille pour être éligible. Le bourgeois appartient à cette classe d’environ deux cent mille électeurs dont les votes déterminent la politique du pays : un pays qui comporte environ trente millions de Français sur lesquels dix millions payent un impôt. Il fait partie de ce que l’on appelle le « pays légal ». Des électeurs censitaires qui le composent, la moitié a plus de cinquante-cinq ans d’âge en 1840.
La grande question qui occupera le centre des débats sous le règne de Louis-Philippe sera de savoir si l’on doit, à ces électeurs payant un cens suffisant pour faire partie du pays légal, ajouter un certain nombre de personnalités dont le cens est moindre, mais qui représentent une valeur importante pour le pays : c’est le fameux débat sur l’adjonction des capacités, qui soulèvera des tempêtes à la Chambre, et d’ardentes discussions dans la presse. On considérera finalement que des généraux, des membres de l’institut pourront être électeurs eux aussi, même si leur cens ne dépasse pas cent francs. Car on aurait tort de voir en ce bourgeois que favorise le régime censitaire un adversaire des valeurs intellectuelles.

La vie sociale

Le bourgeois français est un homme cultivé

Le bourgeois français est un homme cultivé, très cultivé même. Il tient à la culture classique qui a fait la gloire des trois siècles précédents.

Lui-même a bénéficié d’une solide formation humaniste, peut-être même dans un de ces collèges de jésuites dont il apprécie la pédagogie bien que, comme tous les libéraux de son temps, il ait voté leur expulsion sous la Restauration.

Il tient même essentiellement à cette culture classique et au latin qui en constitue la base — autant qu’il tient au droit romain qui constitue la base du Code civil ; il applaudira de toutes ses forces à la représentation de la Lucrèce de François Ponsard à l’Odéon en 1843 et considérera le succès de cette pièce comme une revanche sur le scandale d’Hernani.

Très amateur de beaux-arts, il professe, comme tout le monde ou à peu près à l’époque, que « l’antique est la première base de l’art », et rappelle au besoin que Colbert, lorsqu’il envoyait des jeunes gens à Rome, leur recommandait de copier soigneusement la sculpture antique sans y rien ajouter. Si pour lui le grand maître reste David, il est ouvert aux peintres de son temps et voue une fervente admiration à Ingres comme à Prud’hon.

Face à ces œuvres solides dans lesquelles semble s’incarner la vision classique, rien ne l’irrite autant que les fantaisies désordonnées de Delacroix en peinture, de Victor Hugo ou de Lamartine dans les lettres.
Amateur averti, il suit le mouvement des salons et se plaît lui-même à collectionner des œuvres d’art d’une valeur éprouvée. Il fait confiance à ces critiques très écoutés que sont un Guizot ou un Thiers. a la suite de ce dernier il voudra avoir son portrait peint par Paul Delaroche et sera transporté d’admiration pour les statues qui décorent l’église de la Madeleine ou pour les bas-reliefs de l’Arc de Triomphe — ceux du moins de Cortot et d’Etex, plus classiques que celui qu’on a confié à Rude.

Il voyage peu mais s’il se permet quelque jour un voyage à l’étranger, ce sera pour visiter la Florence des Médicis. En attendant il achète d’excellentes copies, dues aux élèves des Beaux-arts, des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne, qui meublent son salon.

Du beau monde dans son salon

C’est dire que cet homme mène une vie rangée mais pas nécessairement austère. Avoir un salon signifie qu’il reçoit. Il reçoit même beaucoup ; ses dîners réunissent des hommes politiques, de hauts fonctionnaires, des manufacturiers — tous hommes vêtus de la tenue noire de rigueur ; leurs femmes, épaules découvertes, chignons hauts, bandeaux encadrant sagement le visage, sont des figurantes dans ces repas qui ressemblent d’aussi près que possible : manières, vêtements, conversations, à ceux que donne M. Thiers.

Portrait de la bourgeoise

Une activité cantonnée à la vie domestique

Il apprécie chez sa femme les qualités de maîtresse de maison.
– Elle appartient comme lui à une famille d’industriels, de commerçants ou de fonctionnaires.
– De toute façon, elle a reçu une éducation soignée dans une maison religieuse où bons principes, bonnes manières et bons sentiments ne lui ont pas été ménagés.
– Elle a durant toute sa jeunesse pratiqué les arts d’agrément, appris la danse, le piano, l’aquarelle.
– Elle a par ailleurs apporté à son époux une dot respectable qu’il gère sans avoir à lui en rendre compte puisque celle-ci fait désormais partie de la fortune personnelle du mari.

Son temps à elle s’écoule surtout au foyer : surveiller le personnel domestique, veiller à l’ordonnance des dîners avec un soin que facilite sa connaissance exacte du protocole, grâce aux ouvrages sur le savoir-vivre et les usages en société qui sont alors très répandus.

Ses distractions

La mode, les concerts, le théâtre, où elle accompagne son époux, font ses distractions, ainsi que l’exercice d’une « charité raisonnable » selon l’expression d’Eliza Guizot : comités de bienfaisance, ventes de charité ; et comme elle est sensible et bonne, il lui arrive même, lorsqu’elle apprend que quelqu’un est malade dans les familles d’ouvriers qui sont logées sous les combles de son immeuble, de lui faire porter par sa femme de chambre un bol de bouillon.

Un fils unique pour préserver l’héritage

Elle s’est occupée aussi de l’éducation de son fils, mais cette éducation lui échappe depuis que le jeune garçon, interne dans un lycée parisien, ne passe que quelques heures en famille le dimanche. Il lui est dur de savoir que ce fils qu’elle chérit est élevé dans un encadrement quasi militaire, éveillé chaque matin à cinq heures au son du tambour suivant la stricte discipline du lycée Descartes (aujourd’hui Louis-le-Grand), mais elle reconnaît la nécessité de cette éducation sévère pour le futur polytechnicien, et les plaintes du jeune garçon contre les punitions que distribue à tort et à travers le maître d’études chargé de la surveillance et du silence au dortoir et au réfectoire lui apparaissent comme un mal inévitable.
Du reste elle connaît trop son devoir pour s’élever contre l’autorité de son époux, en matière d’éducation comme dans la gestion de leur fortune.

Le ménage n’a que ce fils — les partages successoraux en seront évités — et si pour elle-même elle eût souhaité avoir aussi une fille, du moins se dit-elle que leur prudente abstention lui a évité de mettre au monde un être dont le destin eût été semblable au sien, voué à l’obéissance et à la résignation. Son fils aura la destinée qui sied au sexe masculin, plus favorisé par les lois naturelles.

La contrepartie : la maîtresse de l’époux

Elle n’ignore pas, certes, que — contrepartie aux restrictions qu’ils doivent l’un et l’autre s’imposer — son époux a une maîtresse, mais il a garde d’en faire étalage et se conduit envers son épouse légitime avec toute la délicatesse qu’elle peut souhaiter.

Elle sait qu’elle n’aura à craindre aucun de ces écarts qui peuvent jeter le discrédit sur une famille, et la blesser, elle, dans son honneur. Aussi ne manque-t-elle pas de s’apitoyer sur les femmes chargées d’enfants des familles ouvrières.

Il est vrai, les enfants travaillent et contribuent un peu par leur travail aux besoins de ces ménages sans cesse au bord de l’épuisement : c’est l’argument que compte faire valoir son époux lorsque la loi dont on parle, visant à interdire le travail des enfants de cinq à huit ans dans les usines insalubres, passera en discussion à la Chambre.

L’ambition politique du bourgeois

L’idéal du conservatisme

Pour en revenir au bourgeois lui-même, il serait faux de ne voir en lui qu’un homme aux ambitions limitées. Mais son ambition est autre que celle de son grand-père, qui eût tant souhaité épouser une fille de la noblesse, autre que celle de son père qui désirait être introduit à tout le moins dans la noblesse impériale : son ambition, il l’a mise au service de ses visées politiques et en ce sens il a réussi. Mais il en a une autre : après le siège à la Chambre des Députés, il vise le fauteuil à l’Académie des Sciences morales et politiques. Le bourgeois est un homme assis.

Ce sont là ambitions raisonnables et qui ne pourront mettre en péril la position de ses affaires : il se méfie de l’agitation quelque peu inquiète de ceux qui, par la spéculation, par l’accélération de leur industrie ou, plus grave encore, par la hardiesse de leurs conceptions politiques, menacent la sécurité à laquelle — après tant d’avatars ! — on se trouve parvenu sous le règne de Louis-Philippe. À tout ce qui menace cette sécurité il faut imposer un frein. C’est à quoi s’emploie un ministre parfaitement conscient des intérêts supérieurs du pays, Guizot, lequel sait à la fois stimuler une jeunesse turbulente (« Enrichissez-vous par le travail et la pratique des vertus morales ») et tempérer ou aplanir tout ce qui, à l’intérieur ou à l’extérieur, risquerait de provoquer une marche en avant désormais inutile.

À toute turbulence sociale, opposer l’inertie de l’administration

Au reste le bourgeois sait que la société possède un appareil d’institutions sur lesquelles on peut se reposer en toute confiance : cette administration dont l’a doté Napoléon, qui fut en réalité l’homme de la bourgeoisie ; on ne lui doit pas seulement la banque et l’université, mais cette précieuse mise au point d’une mécanique intérieure que lui-même résumait en trois mots : « mes gendarmes, mes préfets, mes prêtres ».

Dommage qu’à lui-même on n’ait pu en son temps appliquer ce système de freinage si précieux dont il a doté la France — en l’espèce son administration car, irresponsable et anonyme, capable par sa seule force d’inertie de paralyser toutes les turbulences, d’entraver toutes les initiatives irréfléchies, de couper court à toutes les inventions personnelles, l’administration française permet, avec une admirable continuité et dans un silence efficace, de mettre en œuvre, puis de poursuivre toutes les entreprises propres à assurer la stabilité des classes dirigeantes, celles qui ont fait la preuve de leur aptitude à détenir le pouvoir réel.
Tandis que les jeux de la politique amusent le public et fournissent des dérivations à des ardeurs combatives qu’il vaut mieux tolérer, du moins en apparence, pour n’avoir point à les combattre de front, l’administration, elle, demeure ; avec le Code civil, elle est le grand œuvre du grand homme.

L’idéal napoléonien : administration et Empire

Aussi notre bourgeois a-t-il été le partisan enthousiaste du retour des cendres de Napoléon, que le roi des Français a réclamées et qui, revenues de Sainte-Hélène, sont installées cette année même, en 1840, à la crypte des Invalides, en attendant le somptueux tombeau dont on a confié l’exécution au plus grand des sculpteurs, Pradier.

C’est à Napoléon qu’on doit d’avoir mis le point final à l’organisation même du pays grâce à cette armée de fonctionnaires, réglementée par un cadre supérieur, un cerveau qui se trouve à Paris.
Nulle part dans l’Histoire, on ne trouvera semblable réussite, sinon à Rome même, cette Rome sur laquelle s’est calquée la France bourgeoise. Car la France est à l’image de l’Empire romain. On ne peut la désigner que par le nom de sa capitale : Paris. Rome résumait l’immense Empire romain ; Paris résume la France, et bientôt son immense Empire.

Anticléricalisme, mais tolérance d’une Église d’État pour maintenir l’ordre social

Et c’est en ce sens que, bien qu’ayant hérité du solide anticléricalisme de toute la bourgeoisie, qui ne jure que par un Voltaire ou un Diderot, notre bourgeois approuve pleinement aussi le Concordat qui complète l’œuvre du grand homme et qui d’ailleurs ne fait que renouveler celui qu’avait conclu jadis le premier de nos monarques, François Ier.

Une Église d’État, pourvue de cadres qui sont autant de fonctionnaires : prêtres et évêques, est un garant de l’ordre social. Il faut bien promettre à ceux qu’écrase le libre jeu des lois naturelles un monde meilleur après celui-ci. Il faut une religion pour le peuple. Et Voltaire le premier en savait la nécessité.
Deux conditions toutefois : que cette Église, payée par l’État, soit soumise à L’État et n’aille pas chercher des consignes ailleurs que dans ce pays légal qui assure l’existence de ses membres ;
– il est intolérable que récemment (cela s’est passé en 1837) le pape ait renouvelé ses antiques prescriptions contre le prêt à intérêt dont chacun sait qu’elles sont définitivement périmées. Un pape réactionnaire ! Une Église qui se trompe de siècle ! Des prohibitions remontant à ces temps obscurs du Moyen Âge pendant lesquels le commerçant était brimé et la manipulation de l’argent interdite !
– L’autre condition, c’est que l’Église ne soit pas admise à diriger les cerveaux de la société éclairée. Qu’elle instruise le peuple, c’est fort bien, tant qu’il s’agit d’une bonne instruction élémentaire et technique formant des ouvriers honnêtes et capables ; mais qu’elle ne touche ni à l’université ni aux grandes écoles, réservoirs d’une jeunesse qui doit être formée à l’efficacité, au service de l’État, à la poursuite des légitimes ambitions de la société bourgeoise.

De même peut-on concéder à l’Église quelques avantages honorifiques et reconnaître son aptitude à bien élever les filles de la bourgeoisie, en leur inculquant une saine résignation à leur état et quelque crainte du péché —, ce péché de la chair qui, chez les filles, peut avoir des conséquences catastrophiques du point de vue social.

Car notre bourgeois serait volontiers manichéen à ses heures : une seule faute, celle de la chair — et elle est forcément moins grave pour l’homme que pour la femme, puisqu’elle n’entraîne pas les mêmes conséquences naturelles.

À la recherche d’une raison d’être

Ah certes ! cet univers de l’argent est par bien des côtés méprisable. Aussi le bourgeois ne cherche-t-il pas à se glorifier de sa richesse. Non, contrairement à ce que l’on croit, le bourgeois n’éprouve en réalité que mépris pour l’argent. Ce qu’il honore, c’est uniquement ce que l’argent lui a permis d’acquérir : les objets d’art qui peuplent son salon, les éditions précieuses qui commencent à meubler sa bibliothèque. Or il est bien certain que tout cela nécessite une élite.

Ce n’est pas le bourgeois certes, on le reconnaît volontiers, qui alimente les belles-lettres et les beaux-arts, mais c’est autour de lui et dans la société qu’il crée et qu’il maintient que peuvent vivre ceux qui se consacrent aux lettres et aux arts. Cette noblesse de l’esprit qui fait la grandeur d’un pays, elle ne peut subsister que grâce à ceux qui ont eux-mêmes acquis suffisamment d’opulence pour la faire vivre, et l’on peut en dire autant des découvertes scientifiques :

Ce n’est pas le riche qui fait souvent ces sublimes découvertes, bien que ce soit lui quelquefois, mais c’est lui qui les encourage, c’est lui qui contribue à former ce public instruit pour lequel travaille le savant modeste et pauvre. C’est lui qui a les vastes bibliothèques ; c’est lui qui lit Sophocle, Virgile, le Dante, Galilée, Descartes, Bossuet, Montesquieu, Voltaire. Si ce n’est lui, c’est chez lui, autour de lui qu’on les lit, les goûte, les apprécie et qu’on réunit cette société éclairée, polie, au goût exercé, pour laquelle les génies écrivent, chantent et couvrent la toile de couleurs.

Il n’y a rien à ajouter à cette constatation de Thiers énonçant tout ce qui justifie à ses propres yeux l’existence du bourgeois.

Conclusion sur le régime bourgeois

Le pouvoir politique d’une petite minorité

Soulignons tout de suite l’objection qu’on ne manquera pas de formuler à la lecture de ce portrait-robot du bourgeois : c’est celui d’un très grand bourgeois comme il y en eut assez peu en France ; vers 1840, nous l’avons vu, le nombre des électeurs ne dépasse pas cent quatre-vingt-dix mille pour environ trente millions de Français. Par cela seul qu’il fait partie du pays légal, le bourgeois décrit ne correspond en effet qu’à une très petite minorité.

Mais cette minorité est celle qui gouverne et par conséquent détient le pouvoir. Il ne s’agit pas seulement du pouvoir politique : l’administration est à son service ; ce n’est que plus tard, et surtout au XXe siècle, qu’elle se trouvera de plus en plus indépendante des personnalités politiques élues — avec encore bien des exceptions !

Une petite minorité, modèle de tout le Pays

D’autre part, l’influence de cette minorité s’exerce en profondeur et cela d’autant plus que, par ses intérêts, par ses préoccupations familières, une fraction importante de la population — celle qui compose à Paris la Garde nationale — est toute disposée à accueillir cette influence ; il n’est pas une boutique où l’on n’accorde au bilan annuel, à l’actif et au passif, le même intérêt que le grand banquier ; pas une petite entreprise qui ne se ressente de l’importance nouvelle de la grande industrie, pas un petit rentier qui ne surveille le cours des valeurs en Bourse avec un intérêt aussi actif que le grand financier. Enfin, pas un notaire de province qui ne se fût senti honoré, comblé d’aise, à l’idée de recevoir Cunin-Gridaine ou d’être reçu par lui.

Ce bourgeois est donc parfaitement représentatif d’une classe qui déborde largement le pays légal et dont la mentalité sinon les structures se calquent sur la sienne, cela jusque dans les provinces les plus lointaines, ou disons plutôt dans les plus lointaines petites villes de province, puisque le bourgeois demeure l’homme de la ville.

 

 

 

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