À l’issue de l’épopée napoléonienne, Louis XVIII trouve une France ruinée, profondément divisée, avec des usages très différents de ceux d’avant 1789. Il s’agit pour le Roi de pacifier, de réparer les injustices commises tout en proclamant l’amnistie. Sur le plan des institutions, d’autres défits l’attendent : Comment renouer avec la monarchie traditionnelle tout en considérant les aspirations nouvelles ? Comment absorber en douceur les changements organisationnels hérités de la Révolution ? Le Professeur Franck Bouscau revient sur la Restauration de 1814, son effort de réconciliation et le souci de prendre en compte la transformation de la France de l’Ancien Régime. [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Nous remercions le Professeur Franck Bouscau pour cet article dont le titre original est : « La prise en compte de la transformation de la France de l’Ancien Régime lors de la restauration de 1814. »
AVERTISSEMENT : Les titres notés [VLR] ont été ajoutés par la Rédaction pour faciliter la lecture en ligne.
Introduction
La France à l’issue de l’épopée napoléonienne [VLR]
De 1789, fin de l’Ancien Régime, à 1814, année de la Charte constitutionnelle, s’est écoulé un quart de siècle qui a bouleversé la France parfois en profondeur, et parfois seulement en apparence. À l’issue de ce quart de siècle agité, l’on a pu dire que Louis XVIII était le Roi de deux peuples dont l’un célébrait comme des victoires ce que l’autre considérait comme des défaites.
Au début de 1814, la France est lasse de la guerre et du despotisme impérial. À l’adhésion résignée des notables font pendant les réticences populaires à l’égard de la conscription et des droits réunis. Mais c’est la défaite militaire de Napoléon qui va entraîner la chute de l’Empire.
Après les aventures guerrières au cours desquelles l’armée française a conquis la plupart des capitales européennes, la France subit à son tour l’invasion étrangère. Paris est pris le 31 mars. Replié à Fontainebleau Napoléon, qui ne dispose plus que de forces militaires insuffisantes, envisage d’abdiquer en faveur de son fils. L’Impératrice Marie-Louise, en qualité de régente, est à Blois.
Les coalisés européens vainqueurs veulent écarter Napoléon du trône, mais, divisés, ils essaient plus d’influencer que d’imposer le choix d’un nouveau régime à la France. S’ils souhaitent tous un régime monarchique, le tsar Alexandre de Russie, installé à Paris où il prend des contacts politiques, désire un prince désigné par lui ; alors que l’Empereur d’Autriche serait favorable au maintien de l’Empire avec une régence de sa fille, Marie-Louise, au nom de l’Aiglon.
Talleyrand sonne le ralliement à la royauté [VLR]
Cependant dès le 1er avril, protégé par les baïonnettes russes, Talleyrand, usant de son statut de grand dignitaire de l’Empire, convoque le Sénat et fait désigner un gouvernement provisoire dont il est nommé président. Le 2 avril, le Sénat vote la déchéance de Napoléon et de sa dynastie, et le 3 le corps législatif y adhère. Les maréchaux font pression sur Napoléon, qui abdique sans plus poser de conditions concernant le sort de son fils et la régence le 6 avril, et se retire à l’île d’Elbe, dont il est reconnu comme souverain. De son côté Marie-Louise cesse d’exercer la régence et, peu désireuse de retrouver son époux, rejoint l’Autriche avec son fils.
De leur côté, les royalistes vont tenter de faire apparaître la royauté comme une solution possible à la crise de régime1.
Le chef de la famille royale était alors « Monsieur », Louis-Stanislas-Xavier, frère de Louis XVI, qui avait émigré depuis 1791 et qui s’était proclamé Roi depuis 1795, date officielle de la mort de son neveu Louis XVII, sous le nom de Louis XVIII. Corpulent et podagre, ce prince avait un physique peu fait pour séduire les foules. Amateur d’étiquette, très imbu de son rang, ambitieux et favorable à l’absolutisme dans sa jeunesse, mais aussi intelligent et capable d’apprendre, il avait su, au long de son long exil (1791-1814) réfléchir, faire la part des choses et, en particulier observer le régime anglais.
En 1814, les Bourbons étaient oubliés des masses, sauf dans certaines régions comme dans l’Ouest2. Chez les notables, ils avaient de fortes sympathies, mais soulevaient aussi des inimitiés et des craintes chez les anciens serviteurs de la Révolution et de l’Empire. Néanmoins les dignitaires et les hommes politiques de l’Empire songent avant tout à sauver leur situation et sont prêts à accepter un compromis en ce sens.
Les royalistes vont alors essayer d’imposer le retour des Bourbons, notamment en provoquant l’adhésion de corps constitués. Ainsi à Bordeaux, où se trouve le duc d’Angoulême, neveu de Louis XVIII, la ville s’est déjà déclarée favorable au retour de la royauté avant même la chute du régime impérial. Les royalistes vont faire une recrue de choix en ralliant Talleyrand au retour de la royauté.
Le Sénat rédige une nouvelle constitution [VLR]
Sous l’impulsion de Talleyrand, le Sénat — que le sénatus-consulte organique de l’An X avait chargé de compléter la constitution — rédige un projet en vingt-neuf articles qu’il adopte et publie le 6 avril3, jour de l’abdication de Napoléon.
Tout en se prononçant en faveur de la royauté (article 1), la « constitution sénatoriale » affirme la souveraineté nationale. Ainsi est-il dit que :
Le peuple français appelle librement au trône Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier Roi (article 2)
C’est une façon implicite de nier la continuité royale, alors que Louis XVIII prétend avoir succédé, en 1795 ; non à son frère Louis XVI, mais à son neveu, Louis XVII, le petit Roi prisonnier du Temple.
La souveraineté nationale est encore soulignée par l’article 29 qui prévoit que la constitution sera soumise à « l’acceptation du peuple français, » et que « Louis-Stanislas-Xavier » ne sera proclamé Roi qu’après avoir juré de l’observer.
Dans le sillage de 1789, le texte mentionne aussi les libertés d’opinion, de conscience, des cultes et de la presse, l’égalité devant l’impôt et la justice, l’égale admissibilité de tous aux emplois, le droit de pétition individuel. Il rappelle l’irrévocabilité de la vente des biens nationaux.
Par ailleurs, la « constitution sénatoriale » prévoit deux chambres : un corps législatif élu et un Sénat, concourant avec le Roi à la formation des lois. Le Roi partage l’initiative des lois avec ces chambres, et doit les sanctionner.
– Le corps législatif peut être dissous par le Roi, sous réserve d’en faire réélire un sous trois mois par les collèges électoraux.
– Le Sénat, constitué de membres inamovibles et héréditaires, doit comprendre les sénateurs en fonction en avril 1814, lesquels conserveront les dotations que Napoléon leur a accordées, et cela sans les partager avec les nouveaux sénateurs. Ces dispositions vaudront au texte d’être brocardé sous le nom de « constitution de rente. »
Le retour du Roi et la recherche d’un régime qui réconcilie les deux France [VLR]
Mais les évènements qui s’enchaînent modifient les rapports de force politiques. La proclamation du Sénat a mis le retour du Roi, quelles qu’en soient les modalités, au premier rang des préoccupations. Dans toute la France, des villes se déclarent en sa faveur, dont Lyon le 2 avril et Toulouse le 12… Mais Louis XVIII, est obligé par la goutte qui le retient en Angleterre, d’envoyer son frère Charles, comte d’Artois, comme lieutenant général du royaume, pour le représenter. Ce n’est que le 24 avril que le Roi peut débarquer à Calais et gagner Paris par étapes. Au cours de sa traversée de la France de l’Ouest, les corps constitués qui se rallient de plus en plus nombreux à la royauté viennent le saluer, dont les députés et le Sénat.
Le Roi ne veut pas tenir la couronne du Sénat, ni d’ailleurs d’un pacte, ni du peuple. Arrivé à Saint-Ouen, il fait une Déclaration (2 mai 1814) dans laquelle il rappelle sa légitimité, et, tout en repoussant la constitution sénatoriale, élaborée trop vite, il en ratifie nombre de principes en promettant un acte constitutionnel dont il indique les bases (principes libéraux, bicaméralisme, responsabilité des ministres). Quelques jours plus tard est constituée une commission, sous la direction du chancelier nommé par le roi, en vue de préparer ce document. La Restauration ne se traduira donc pas par un simple retour à la situation prérévolutionnaire.
À ce stade, bien des questions restent en suspens : quel trône le Roi va-t-il occuper ? Est-ce celui de Louis XVI, Roi absolu avant 1789 ? Ou bien celui de Louis XVI, Roi constitutionnel ? Ou bien celui de l’Aigle ? Les anciennes institutions politiques et administratives n’existant plus et de nouvelles ayant pris la place, il faut faire des choix. Outre les institutions, va se poser la question des hommes : le nouveau régime va être tiraillé entre d’une part les désirs des agents en place, dont certains, qui ont un lourd passé républicain ou bonapartiste, souhaitent des garanties, et, d’autre part, les fidèles de la royauté qui demandent qu’il soit tenu compte de leur attachement et de leurs services. La Restauration est donc condamnée à se voir taxer de favoritisme par les uns et d’ingratitude par les autres, et elle n’y manquera pas.
Quoi qu’il en soit, les Bourbons, remontés sur le trône, vont établir un nouveau système constitutionnel et tenter la réconciliation des deux France (laquelle sera cependant perturbée par un bref retour de Napoléon en 1815). La présente étude cherchera à comparer la situation de la France que découvre et que réorganise Louis XVIII en 1814 par rapport à celle de Louis XVI en 1789, afin d’évaluer les continuités, les ruptures et les transactions. Pour ce faire, l’on envisagera d’abord les institutions politiques et administratives, puis l’état de la société et des normes juridiques de la royauté restaurée.
Situation politique et administrative
Les divers régimes révolutionnaires ont fait table rase des institutions de l’Ancien Régime. Par la suite Napoléon Bonaparte, sans renoncer à l’esprit nouveau issu de la Révolution, a reconstitué des institutions solides en faisant souvent appel à des techniques juridiques d’Ancien Régime. Louis XVIII va conserver un grand nombre de nouveautés, tout en essayant de les imprégner d’esprit monarchique tant au plan politique qu’administratif.
Les institutions politiques.
LES POUVOIRS EXÉCUTIF, LÉGISLATIF ET JUDICIAIRE, SOUS L’ANCIEN RÉGIME, PUIS SOUS LA RÉVOLUTION [VLR]
Sous l’Ancien Régime, il y avait un seul véritable organe constitutionnel, à savoir le roi. Celui-ci détenait tous les pouvoirs4. – Il gouvernait « à grand conseil » avec l’aide de ses ministres et de ses conseillers.
– Il avait également le pouvoir législatif, sous réserve de l’enregistrement de ses édits et ordonnances par les grands tribunaux, Parlements et autre cours souveraines. Cet enregistrement, qui pouvait être différé au moyen de remontrances adressées au roi, a constitué au XVIIIe siècle un moyen de blocage des réformes royales. En particulier, Louis XVI n’a pas pu, après le déficit causé par la guerre d’Amérique, imposer des édits fiscaux nécessaires, et il a dû se résigner en conséquence à faire appel aux États Généraux, lesquels en ont profité pour mettre fin à la monarchie absolue en s’autoproclamant Assemblée constituante.
– Enfin toute justice émanait du Roi. Dans certains cas les décisions étaient rendues en son nom, par des juridictions déléguées à cet effet ; dans d’autre cas les litiges étaient tranchés par le Roi lui-même, ou par des organes qu’il contrôlait, comme son Conseil, ou réglés par des lettres royales.
La Révolution a proclamé la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire dès 1789. En principe le législatif, confié à une ou plusieurs assemblées, est prépondérant, maisen fait, après 1792 et la chute de la royauté, les nécessités de la guerre et les luttes politiques ont transformé le régime d’assemblée en un gouvernement de comités, comme le célèbre et redouté Comité de Salut Public, puis à la renaissance d’un exécutif. L’exécutif réapparaît timidement sous le Directoire, et ouvertement sous le Consulat — dictature républicaine de Napoléon Bonaparte — puis sous l’Empire despotique de Napoléon.
UN ESSAI DE CONCILIATION : LA CHARTE CONSTITUTIONNELLE [VLR]
À son retour en France, Louis XVIII, pour tenir compte de l’évolution des esprits et des institutions politiques depuis 1789, promulgue la Charte constitutionnelle. Ce document, daté du 4 juin 1814, est précédé d’un préambule où le Roi dit qu’il a été rappelé par la Providence5, et déclare vouloir…
… renouer la chaîne des temps que de funestes écarts avaient interrompus.
La Charte vient donc faire le lien entre la monarchie d’Ancien Régime et la nouvelle monarchie. Son nom même est une illustration de la continuité recherchée : peu usuel à l’époque6, il est emprunté au vocabulaire des libertés urbaines du Moyen-Âge.
STATUT DU ROI DANS LA CHARTE [VLR]
La Charte se présente comme un acte de Roi absolu. Le Roi, agissant comme seul détenteur de la puissance souveraine, l’octroie sans qu’il y ait négociation ni approbation par quiconque. Le préambule affirme d’ailleurs qu’en France, l’autorité réside tout entière dans la personne du Roi7, et qu’il s’agit seulement d’en modifier l’exercice. Cela permet une lecture royaliste de la Charte, considérée comme une simple ordonnance de réformation du royaume qui s’insère dans le cadre monarchique préexistant. De ce fait, les institutions qui ne sont pas touchées par la Charte sont maintenues, comme la loi de succession royale qui n’est pas consignée dans le texte et qui, régie par les lois fondamentales traditionnelles, reste « ès cœur des Français »8.
LA CHARTE PUISE FORMELLEMENT DANS L’ANCIEN RÉGIME ET DANS LES PRINCIPES DE 1789 [VLR]
Dans les formes, la Charte de Louis XVIII assure la transition avec l’Ancien Régime.
– Louis XVIII — dont le nom de règne prouve déjà qu’il est fidèle à la dévolution traditionnelle — date la Charte de la dix-neuvième année de son règne. Ce mode de datation des actes royaux est traditionnel, mais il a, dans ce cas précis, pour effet de dénier toute existence légale aux régimes qui se sont succédé sous la Révolution et l’Empire. Cette fiction maintenait intellectuellement la continuité royale, mais au détriment de l’histoire vécue par les Français9.
– Ceci dit, le contenu de la Charte tente de réconcilier les deux France, l’ancienne et la nouvelle, d’une part en tentant une conciliation avec les principes de 1789, notamment en matière de libertés publiques, d’autre part en garantissant les situations personnelles issues de la Révolution et de l’Empire, et enfin en établissant un régime constitutionnel.
LES LIBERTÉS PUBLIQUES [VLR]
Le premier titre de la Charte, intitulé « Droit public des Français », reconnaît divers principes proclamés depuis 1789. Mais, à la différence de la Déclaration des Droits de l’Homme, dont il reprend largement le contenu, ce titre n’a pas de prétentions universalistes ou philosophiques ; il règle seulement les libertés publiques reconnues aux seuls Français. Au demeurant, celles-ci sont loin d’être négligeables. L’on y trouve :
– l’égalité des personnes sous réserve des titres et rangs (art. 1),
– l’égalité fiscale (art. 2),
– l’égale accessibilité de tous aux emplois (art. 3),
– la liberté individuelle et la légalité des poursuites (art. 4),
– la liberté de religion (art. 5), étant toutefois précisé que le catholicisme est religion d’État (art. 6), et que les ministres chrétiens — c’est-à-dire catholiques et protestants — reçoivent un traitement de l’État (art. 7),
– la liberté d’opinion (art. 8),
– l’inviolabilité des propriétés, qui inclut même les biens nationaux (art. 9).
– La conscription est en principe abolie et le recrutement militaire devra être réglé par une loi ultérieure (art. 12).
GARANTIES JUDICIAIRES ET AMNISTIE [VLR]
À ces règles s’ajoutent des garanties judiciaires :
– compétence des « juges naturels » (art. 62),
– prohibition des tribunaux extraordinaires (art. 63), sauf éventuellement cours prévôtales si nécessaire10,
– jury de jugement (art. 65),
– inamovibilité des juges nommés par le Roi (art. 58), ce qui laisse la possibilité d’épurer la magistrature de juges indésirables choisis sous les régimes précédents.
– Enfin l’article 11 de la Charte prévoit une large amnistie11 :
Toute recherche des opinions et votes émis jusqu’à la Restauration est interdite. Le même oubli est recommandé aux tribunaux et aux citoyens12.
L’amnistie précitée s’étend même aux régicides mansuétude a pu paraître choquante à certains partisans de la royauté13. De fait, Louis XVIII garde une grande partie du personnel des régimes antérieurs en 1814, et l’épuration est très limitée14.
LE MAINTIEN DES SITUATIONS SOCIALES ET DES TITRES [VLR]
La Charte garantit aussi le maintien des situations acquises sous la Révolution et l’Empire, questions dont il sera reparlé. Ainsi les lois existantes et le Code civil (art. 68), la dette publique (art. 70), les grades, honneurs et pensions des militaires (art. 69), la Légion d’Honneur (art. 72), les tribunaux existants (art. 63), et la vente des biens nationaux sont-ils maintenus. La noblesse, ancienne ou nouvelle, est reconnue (art. 71).
UN RÉGIME CONSTITUTIONNEL [VLR]
Enfin la Charte établit un régime constitutionnel et ainsi, différence essentielle avec l’Ancien Régime, elle fait désormais du Roi un organe politique parmi les autres, même si ses prérogatives sont très étendues15.
De fait, le Roi détient seul « la puissance exécutive » (art. 13). Et l’article 14 détaille :
Le Roi est le chef suprême de l’État, il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, fait les traités…, nomme à tous les emplois d’administration publique et fait les ordonnances pour l’exécution des lois et la sûreté de l’État.
La fin de l’article est susceptible, dans des circonstances particulières, de ressusciter le pouvoir absolu, et c’est comme cela que Charles X le comprendra en 1830.
Comme Louis XVI pendant la période constitutionnelle, ou Napoléon, le Roi reçoit une liste civile (art. 23). Et, même si, de fait, il existe un Conseil des ministres et un Président du Conseil, le Roi, qui se décharge sur eux de la conduite quotidienne des affaires, reste le maître de la politique. Il décide seul de les nommer et de les révoquer, et ils ne sont donc responsables que devant lui. Vis à vis des chambres, ils n’ont qu’une responsabilité pénale limitée aux cas de trahison et de concussion (art. 56).
Par ailleurs, le Roi exerce la puissance législative concurremment avec les chambres (art. 15). Il a l’initiative des lois (art. 16), alors que les chambres n’ont que la possibilité de suggérer (art. 18-21), et il sanctionne et promulgue les lois (art. 22)16.
DEUX CHAMBRES PARTAGENT LE POUVOIR LÉGISLATIF AVEC LE ROI [VLR]
À côté du souverain, la Charte établit d’autres organes politiques, et notamment deux chambres, comme en Grande-Bretagne17.
La chambre haute est la Chambre des pairs, lesquels sont nommés par le Roi en nombre illimité (ce qui permet de modifier la majorité par des « fournées »), à vie ou héréditairement. Le noyau de départ en est constitué d’une part par les pairs d’Ancien régime subsistants, — pairs ecclésiastiques et représentants de familles nobles — et d’autre part par les sénateurs de Napoléon (moins les régicides). Outre sa participation à la législation, cette chambre connaît des crimes de haute trahison et des attentats contre la sûreté de l’État (art. 33).
La chambre basse est la Chambre des députés des départements. Ils sont élus suivant un système emprunté à la Révolution, le suffrage censitaire18. L’on pourrait même dire « hyper-censitaire » : les députés sont pris parmi les contribuables qui payent mille francs d’impôts, et les électeurs, parmi ceux qui payent trois cents francs. Le nombre d’électeurs et d’éligibles est donc très restreint et cet emprunt aux institutions révolutionnaires n’est pas des plus heureux19.
Le mode de renouvellement de la chambre des députés a varié. Initialement la Charte prévoit une élection pour cinq ans avec renouvellement d’un cinquième chaque année. Par la suite, en 1824, sera votée la loi de septennalité, qui prévoira un renouvellement complet tous les sept ans. Cette chambre peut être dissoute par le Roi, (art. 50) mais, innovation par rapport à l’ancien système des États Généraux dont la convocation était facultative, le monarque doit en convoquer une nouvelle sous trois mois. Quoi qu’il en soit, ces chambres ont plus de réalité que celles de l’Empire : elles votent les lois et peuvent les refuser, et elles contrôlent réellement le budget20.
LA CHARTE INAUGURE UNE NOUVELLE PÉRIODE DU DROIT CONSTITUTIONNEL [VLR]
Malgré ses emprunts aux expériences des régimes précédents, la Charte de 1814 ouvre une nouvelle période du droit constitutionnel : La Charte sera imitée par Napoléon lors des Cent-Jours, avec l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire, et amendée lors de l’avènement de Louis-Philippe en 1830.
En revanche, au plan administratif, la Restauration s’inscrit dans la continuité par rapport au régime précédent.
Les structures des administrations.
L’HÉRITAGE DE L’ANCIEN RÉGIME ET DE LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE [VLR]
Des administrations territoriales ou spécialisées avaient été mises en place sous l’Ancien Régime, dès le Moyen-Âge. Par exemple :
– Richelieu avait créé des intendants pour gouverner les provinces ;
– Louis XIV avait réduit les pouvoirs des gouverneurs ;
– Louis XV avait, tardivement, avec l’aide du chancelier Maupeou, réformé la justice…
La Révolution avait fait table rase des administrations et juridictions d’Ancien Régime qui avaient toutes été abolies ou transformées. De nouveaux cadres géographiques avaient été créés. Puis Napoléon avait refondu toute l’administration en reprenant de larges pans de l’expérience du passé.
L’ORGANISATION ADMINISTRATIVE ET JUDICIAIRE [VLR]
La Restauration a hérité des divers corps administratifs et judiciaires légués par l’Empire. Louis XVIII va conserver les grandes administrations napoléoniennes, qui, sous un certain aspect, sont un héritage monarchique. Ainsi maintiendra-t-on
– le Conseil d’État (malgré une certaine méfiance — le Conseil n’est même pas cité dans la Charte — due à son rôle très important pendant le régime napoléonien),
– la Cour des Comptes,
– l’organisation judiciaire (avec les cours d’appel — ex cours impériales devenues cours royales — qui rappellent, jusque dans les costumes, les anciens parlements, sans pour autant être autorisées à les imiter en sortant de leur rôle judiciaire),
– la Cour de Cassation qui reprend une des fonctions de l’ancien Conseil du Roi et ses règles de procédure…
L’ORGANISATION FINANCIÈRE [VLR]
L’organisation financière impériale est également maintenue.
Pour les impôts, les « quatre vieilles », impôts directs hérités de la Révolution et maintenus par Napoléon, et les impôts indirects, imités de l’Ancien Régime, perçus par la régie des droits réunis sont conservés21.
Du côté du personnel chargé de tâches publiques, et à côté des agents publics hérités de l’époque napoléonienne, la Restauration renouera, pour des raisons fiscales, par la loi du 28 avril 1816 avec une pratique d’Ancien Régime, en reconnaissant un droit de présentation du successeur, c’est-à-dire en reconstituant des charges vénales pour certaines fonctions liées à la pratique du droit (notaires, avoués, huissiers, commissaires-priseurs. …)22
L’ORGANISATION TERRITORIALE [VLR]
En ce temps de remaniements territoriaux, le territoire français, hypertrophié sous l’Empire, retrouve en 1814 les dimensions qu’il avait en 1790, si l’on néglige l’annexion de quelques enclaves (Mulhouse, Montbéliard, Avignon et le Comtat…)
Le découpage administratif date de l’Assemblée constituante. Celle-ci a mis fin aux multiples circonscriptions entremêlées de l’Ancien régime : généralités, gouvernements, diocèses, détroits de coutume, circonscriptions fiscales diverses… Dans un esprit de lutte contre les particularismes, précédemment confortés par les privilèges, la Constituante a voulu créer une circonscription unique, le département.
Le découpage a été, ensemble, assez bien réalisé, mais il a abouti à sectionner les provinces historiques, qui étaient souvent des réalités vivantes. Tout au moins l’Assemblée souhaitait-elle décentraliser. Mais, dès 1792, le département est au contraire devenu un objet de centralisation, et il l’est resté jusqu’à la Ve République.
Pour administrer les départements conservés, Napoléon a instauré des préfets qui rappellent les anciens intendants, mais qui s’en différencient par le fait qu’ils n’ont plus en face d’eux la résistance de corps intermédiaires organisés.
La Restauration conserve départements et préfets et n’a guère de velléités de rétablissement des anciennes provinces ou de décentraliser. Au début de la Révolution, le comte d’Artois avait assuré le marquis de La Rouërie, royaliste breton, de son souhait du rétablissement des franchises de la province. Mais en 1814, la centralisation est maintenue23. Le duc d’Angoulême déçoit les notables toulousains en leur disant que la royauté préfère les départements aux provinces. La centralisation, incarnée par l’institution préfectorale, qui gère les départements en liaison avec le pouvoir central et exerce une tutelle étroite sur les communes, dont les maires et conseillers municipaux sont nommés, demeure donc. Ce n’est qu’à la fin du régime et sous la monarchie de Juillet que commencera à poindre la reconnaissance d’une certaine personnalité juridique au profit des communes et des départements, par le biais de la reconnaissance d’un patrimoine propre à ces circonscriptions.
L’ORGANISATION MILITAIRE [VLR]
En ce qui concerne les forces armées, l’instrument militaire légué par Louis XVI était très puissant tant sur terre que sur mer.
Cependant la Révolution, qui a provoqué rapidement une guerre générale, a désorganisé cet instrument.
– Beaucoup d’officiers ont émigré.
– Pour faire face aux besoins en hommes, la conscription a été instaurée et l’on sait que cette contrainte a été l’une des causes des soulèvements de l’Ouest. Compte tenu de ces circonstances, l’importance des militaires n’a fait que croître, et, lors de son exécution, Danton a dit que tout ceci se terminerait par « un sabre. »
– De fait, sous le Directoire, alors que le pays souhaite la paix et l’apaisement, les militaires souhaitent continuer la guerre qui favorise le déroulement de leur carrière. C’est pourquoi ils n’hésitent pas, en fructidor an V (septembre 1797) à chasser du pouvoir les députés et directeurs modérés qui espéraient mettre un terme à la Révolution et à la guerre.
– De même l’avènement de Napoléon Bonaparte en l’an VIII prend-il la forme d’un coup d’État militaire. Sous l’Empire la guerre est toujours présente et la gloire de la Grande Armée cache le nombre, pourtant préoccupant, des déserteurs et des réfractaires.
Une fois la royauté rétablie, les armées étrangères, qui avaient envahi la France en mars 1814, quittent immédiatement le pays. Cependant, tant du fait de la fin des hostilités que pour des raisons financières, Louis XVIII va être obligé de diminuer les dimensions de l’armée, trop importantes pour le temps de paix, et la transition va être difficile.
– La Charte garantit les grades les honneurs et les pensions (art. 69). Par ailleurs la conscription est abolie (article 12). Néanmoins la royauté est obligée de réduire les effectifs. Et, en conséquence elle va mettre beaucoup de militaires en demi-solde.
– Simultanément d’anciens émigrés réclament une reconstitution de leur carrière qui a été compromise par la Révolution et l’Empire et, en outre, l’on reconstitue l’ancienne maison militaire du roi.
– Il y a donc simultanément des frustrations liées à l’éviction, sans doute inéluctable d’un grand nombre de militaires, mais aussi à l’intégration d’autres.
– Il faut ajouter à cela l’état d’esprit de l’ancienne armée napoléonienne, peu favorable à la royauté24.
La Restauration a pareillement tenu compte des évolutions qui s’étaient produites depuis 1789 en matière de structures sociales et de normes juridiques.
Le nouveau cadre social et normatif.
Les normes juridiques qui encadraient la société française et cette société elle-même ont été bouleversées par les destructions révolutionnaires et par les constructions napoléoniennes. Louis XVIII va prendre la mesure de ces transformations et tenter une adaptation de la monarchie aux nouvelles institutions et des institutions à la monarchie.
Une société transformée
DES TROIS ORDRES DE L’ANCIEN RÉGIME À L’ASSEMBLÉE NATIONALE [VLR]
Sous l’Ancien Régime, l’organisation sociale était dominée par la distinction des trois ordres : clergé, noblesse et tiers état. Tous étaient composites, et il y avait beaucoup de distance entre le membre opulent du haut-clergé et le modeste desservant de paroisse rurale, entre le grand seigneur de la cour et le petit hobereau de campagne, entre le grand bourgeois des villes et le simple compagnon…
En 1789, le tiers voudrait avant tout obtenir l’égalité juridique et fiscale. Il obtiendra d’ailleurs satisfaction dès la même année. Les députés aux États Généraux ont été élus dans le cadre juridique des trois ordres mais ils se sont ensuite réunis en une seule chambre qui s’est proclamée Assemblée nationale.
L’ASSEMBLÉE NATIONALE INITIE UNE MÉCANIQUE ÉGALITAIRE [VLR]
Et la nuit du quatre août 1789 a été votée, dans une atmosphère d’excitation anormale, l’abolition des privilèges : les trois ordres renoncent à leurs particularismes juridiques (le tiers n’est pas en reste puisqu’il renonce aux privilèges provinciaux tels les immunités fiscales de la Bretagne) pour se fondre dans un statut unique.
De même, la Déclaration des droits de l’homme proclame la liberté et l’égalité.
Par la suite, une loi supprimera même la noblesse avec interdiction de rétablir25.
Néanmoins la rage égalitaire provoque, pendant la Révolution, outre la mort de nombreuses personnes, de multiples destructions de titres, de symboles et d’armoiries26.
NAPOLÉON INSTAURE DES MAJORATS ET UNE NOUVELLE NOBLESSE [VLR]
Napoléon a supprimé la liberté mais conservé l’égalité à quelques exceptions près. Chateaubriand a d’ailleurs observé que l’égalité et le despotisme font bon ménage.
En ce qui concerne les exceptions à l’égalité, Napoléon a créé des majorats27 et a instauré une nouvelle noblesse, dans laquelle il réunit d’anciens nobles et des notables distingués par la fortune ou les fonctions depuis 178928. Marquée par l’esprit militaire de l’Empereur, l’institution est strictement hiérarchisée à partir des fonctions exercées.
LA CHARTE RECONNAÎT LA NOBLESSE TRADITIONNELLE ET LA NOBLESSE D’EMPIRE [VLR]
La Charte décide que, à côté de l’ancienne noblesse, qui reprend ses titres, la nouvelle, créée par Napoléon, conserve les siens. Mais, pour respecter l’égalité civile, cette noblesse n’est qu’un rang honorifique et ne comporte pas de privilèges.
Enfin, alors que la Révolution avait supprimé les anciens ordres de chevalerie et récompensé les soldats valeureux par des armes d’honneur, Napoléon a fusionné les deux institutions en instaurant la Légion d’honneur, ordre accordé en récompense de mérites divers, civils ou militaires.
Louis XVIII conserve l’institution des majorats et la Légion d’honneur29, à côté de laquelle figurent désormais les ordres royaux restaurés.
LA RELIGION CATHOLIQUE, RELIGION D’ÉTAT [VLR]
De son côté le clergé catholique, attaché à la monarchie, et déjà remis en selle par la restauration concordataire, retrouve son rang dans le cadre de la religion d’État qui est honorée et pourvue d’avantages par le pouvoir.
LA QUESTION DES BIENS NATIONAUX [VLR]
L’un des aspects les plus marquants de la Révolution, et qui allait longtemps troubler la société, résultait des confiscations de biens qui avaient eu lieu. Un auteur a pu écrire que la Révolution était avant tout un transfert de propriété.
– De fait, les biens de l’Église avaient été transformés en biens nationaux dès 1790, afin d’être vendus au profit de l’État.
– Par la suite y avaient été ajoutés les biens confisqués au détriment des émigrés et des condamnés.
En conséquence, en 1814, il y avait parfois deux propriétaires pour un même champ. Napoléon avait opéré un début de remise en ordre.
– D’une part il avait obtenu du Pape, lors de la conclusion du concordat, la renonciation à réclamer les biens d’Église30.
– Quant aux émigrés autorisés à rentrer, leur situation était très variable : si leurs biens n’avaient pas été vendus, ils les récupéraient ; dans le cas contraire, la confiscation subsistait sans indemnité.
Louis XVIII était donc tiraillé entre, d’un côté, les anciens propriétaires, qui voulaient récupérer leurs biens et qui faisaient valoir qu’ils étaient des victimes de la Révolution, et même parfois qu’ils avaient subi la confiscation en raison de leur fidélité royaliste, et, de l’autre, les nouveaux propriétaires, soucieux d’obtenir l’oubli de l’origine révolutionnaire de leurs acquisitions et la garantie de conserver des biens qu’ils avaient achetés conformément à la légalité antérieure.
L’article 9 de la Charte tranche nettement en faveur des nouveaux propriétaires en garantissant toutes les propriétés, y compris expressément « celles que l’on nomme nationales. » Cette concession, sans doute inéluctable — l’état du trésor ne permettait pas, en 1814, d’indemniser les anciens propriétaires31 — a valu à Louis XVIII un reproche d’ingratitude.
Au surplus les biens nationaux pâtissaient d’une image défavorable dans l’opinion, et subissaient de ce fait une certaine défaveur, voire une dépréciation. Cette irritante question ne sera réglée que sous Charles X lorsque l’état des finances permettra au gouvernement de faire adopter la loi surnommée le « milliard des émigrés. »32
Les droits féodaux, supprimés sans indemnité par la Révolution, n’ont quant à eux jamais fait l’objet d’une indemnisation.
LA POLITIQUE ÉCONOMIQUE [VLR]
Au plan économique, la Restauration maintient les principes libéraux qui, même mal appliqués du fait des guerres, résultaient des transformations révolutionnaires.
– Ainsi, en ce qui concerne l’organisation professionnelle, les corps de métiers supprimés en 1791 n’ont-ils pas été rétablis.
– De même, le prêt à intérêt, condamné par l’Église avant la Révolution, mais autorisé par l’État depuis 1789, et maintenu par le Code civil, est-il demeuré licite.
– En outre, à la différence de l’Ancien Régime qui se caractérisait par un interventionnisme actif de l’État dans l’économie, la royauté restaurée s’abstient d’intervenir dans l’économie.
UNE VOLONTÉ DE PACIFICATION SOCIALE [VLR]
La Restauration a donc stabilisé la nouvelle société issue des transformations révolutionnaires et impériales. Elle a eu un effet pacificateur en rendant dans une certaine mesure leur place aux anciennes élites et en indemnisant les victimes de confiscations.
Ce désir de tirer le meilleur de la situation existante est également illustrée par un autre aspect, à savoir la stabilisation des normes juridiques régissant la société.
La stabilisation des normes juridiques.
Le droit a été bouleversé par la Révolution. Il a ensuite été refondu par la synthèse napoléonienne, empruntant tant aux idées nouvelles qu’aux techniques de l’Ancien Régime.
Deux aspects particulièrement importants ont été assumés par la Restauration, à savoir :
– la législation, symbolisée notamment par le Code civil,
– et la réglementation des relations Église-État, illustrée en particulier par le concordat conclu en 1801 avec l’Église catholique.
LA CHARTE MAINTIENT LA LÉGISLATION NAPOLÉONIENNE [VLR]
La Charte maintient expressément en vigueur l’ensemble de la législation napoléonienne et notamment le Code civil (article 68).
Avant la Révolution, l’on changeait de loi en changeant de chaise de poste. Le droit privé était régi par une multitude de coutumes ainsi que par les droits romain et canonique.
Le Code civil, réalisé rapidement et promulgué en 1804, a été l’une des grandes réussites de Napoléon Bonaparte, et son style comme son contenu ont été souvent admirés et imités.
– À l’Ancien Régime, il emprunte les traits de la famille légitime.
– Au droit romain il reprend les règles régissant la propriété, débarrassée des entraves féodales, et les contrats.
– Il impose une vision pessimiste de l’homme qui fait contraste avec l’optimisme prétendu des lumières33.
– Enfin à la Révolution il emprunte des côtés individualistes et l’on a pu écrire qu’il était fait pour un homme né orphelin et mort célibataire. Ainsi consacre-t-il la suppression de la féodalité (un article prévoit qu’il est interdit de se louer à vie, empêchant une reconstitution de la féodalité sur une base contractuelle). De même la laïcisation du mariage, décidée sous la Révolution, n’est-elle pas remise en cause.
Louis XVIII impose peu de changements à cette législation.
– Ceux-ci ci touchent surtout les mots : le « Code Napoléon » devient « Code civil », et les articles sur la promulgation des lois remplacent « empereur » et « empire » par « Roi » et « royaume. »
– Un changement plus important est introduit, d’ailleurs au moyen d’une loi votée par les assemblées, en 1816, avec la suppression du divorce, qui met le droit en cohérence avec la proclamation du catholicisme comme religion d’État. Néanmoins la laïcisation de l’état civil et du mariage demeure : les époux catholiques doivent, comme les autres, passer à la mairie et non seulement à l’église. Une réforme sur ce point aurait pourtant été un moyen simple de renouer le fil des temps34…
LA RÉGLEMENTATION DES RELATIONS ÉGLISE-ÉTAT [VLR]
La continuité est aussi nette sur la question des institutions religieuses.
Sous l’Ancien Régime, le catholicisme avait le statut de religion d’État. Il va donc être spécialement visé par les bouleversements révolutionnaires.
– Dès l’Assemblée Constituante, qui rompt le concordat de Bologne (1516) par ses initiatives, les vœux religieux sont supprimés, les biens de l’Église sont confisqués, la constitution civile du clergé prétend réglementer unilatéralement l’Église et notamment faire élire les évêques par les électeurs censitaires, ce qui, en raison de l’opposition pontificale, provoque un schisme entre les « jureurs », qui acceptent la nouvelle législation, et les « réfractaires » qui la repoussent…
– Par ailleurs la Déclaration de Droits de l’Homme proclame la liberté des opinions « même religieuses » ce qui se traduit par la liberté pour les cultes protestant (déjà toléré depuis 1787), et juif.
– Par la suite, après l’abolition de la royauté, la persécution du clergé et des fidèles catholiques va s’intensifier.
– Enfin, après thermidor et la chute de Robespierre, la Convention, désireuse de cesser de verser les traitements des prêtres jureurs mis à la charge de l’État, proclame pour la première fois dans l’histoire de France la séparation de l’Église et de l’État en 1795.
Napoléon Bonaparte a, ici encore, procuré une remise en ordre décisive.
– Soucieux de pacification, il s’adresse directement au Pape avec qui il conclut en 1801 un nouveau concordat qui permet l’exercice du culte catholique, assure des traitements aux ecclésiastiques (puisque la confiscation des biens du clergé n’est pas remise en cause) et décide la fin du schisme en obligeant réfractaires et jureurs à se fondre dans un clergé unique.
– Cependant, usant du pouvoir de police qui est reconnu à l’État, Bonaparte modifie unilatéralement la situation en promulguant des articles organiques qui restreignent la liberté de l’Église.
– En outre, le catholicisme n’est plus religion d’État, mais seulement religion de la majorité des Français, ce qui confirme la présence légale d’autres cultes35.
– Certains aspects déjà évoqués, comme la laïcisation de l’état civil, et notamment du mariage, et le divorce ne sont pas remis en cause.
– Dans son désir de réglementation, Napoléon donne d’ailleurs aussi un statut aux protestants (il gratifie même les calvinistes d’une hiérarchie dont ils se débarrasseront sous le Second Empire) et aux Juifs (le grand rabbin est une création napoléonienne).
La situation est donc délicate pour Louis XVIII, héritier des rois très chrétiens. La Charte reconnaît le catholicisme comme religion d’État (article 6) mais, dans l’article 5, elle accorde une égale protection à tous les cultes. Elle prévoit en outre que le Roi sera sacré (art. 74).
Le Roi n’a nullement envie de remettre en cause l’équilibre issu du concordat napoléonien, qui est conservé36. D’ailleurs, les « petites Églises » qui se sont constituées en opposition à cette transaction entre le Saint-Siège et l’État, ainsi que les cultes dissidents, subsistent.
– Les biens du clergé ne sont pas restitués.
– Les réguliers, qui n’étaient pas visés par le concordat, commencent seulement leur renaissance avec de nombreuses congrégations de femmes et il faudra attendre la Monarchie de Juillet pour la renaissance des grands ordres masculins.
La période se caractérise aussi par la lutte entre les tendances gallicanes, notamment contre les Jésuites, rétablis par Rome en 1814, et les tendances ultramontaines qui sont en pleine expansion. Le fait que l’Église catholique ait perdu ses biens et son organisation d’Ancien Régime et n’ait été reconstruite qu’avec l’aide de la papauté explique largement cette évolution.
Conclusion.
En 1814 le comte d’Artois, futur Roi Charles X, avait déclaré qu’il y avait qu’un Français de plus. Cette remarque reflétait sans doute le plaisir du prince à retrouver la France qu’il avait quittée un quart de siècle plus tôt. Elle ne tenait pas compte de la complexité de la situation héritée de la Révolution et de Napoléon. L’on pourrait dire avec un peu d’ironie que, quoique l’Empereur ait été tenu par les royalistes pour un usurpateur, c’était en fait le Roi qui allait s’asseoir sur son trône et, par nécessité, allait reprendre ses principes de gouvernement en bien des domaines.
La monarchie restaurée a parfois rétabli l’ordre ancien dans les mots. Elle l’a moins fait dans les choses, mais il faut aussi tenir compte de la complexité des institutions léguées par Napoléon, institutions qui étaient déjà le résultat de transactions antérieures. Les innovations concernent notamment les libertés publiques — affirmées mais peu appliquées sous la Révolution et l’Empire — et les institutions représentatives. Par ailleurs le Roi a pu tirer bénéfice du fait que les violentes abolitions révolutionnaires et les constructions impériales avaient abouti à réaliser, suivant des modalités discutables, la réforme administrative que les administrateurs royaux poursuivaient depuis Louis XIV37. Ainsi la royauté a-t-elle profité de la disparition de certaines entraves à son action (puissance de la noblesse, contestation des parlements d’Ancien Régime…) Elle a su aussi adapter certaines institutions anciennes (noblesse, pairie…)
Louis XVIII a parfois été critiqué pour avoir couronné la Révolution. Cependant l’on peut répliquer que « la politique est l’art du possible » (Maurras). Les possibilités offertes par la Charte ne sont pas négligeables et le Roi garde l’essentiel du pouvoir, tout en ménageant les aspirations de ses sujets. Il n’est pas question à l’époque de monarchie parlementaire — le modèle n’est même pas au point en Grande-Bretagne.
La Restauration a tenté de réconcilier la France avec la royauté, l’ancienne France avec la nouvelle. Elle a été un régime réparateur auquel il a manqué du temps. Sa chute, en 1830, a été un événement accidentel et malheureux pour la continuité française. Comme l’écrivait l’historien Pierre de La Gorce, Louis XVIII voyait dans la Charte non un expédient provisoire, mais un pacte définitif entre le Roi et ses sujets, un rocher contre lequel viendrait se heurter la Révolution.
Franck Bouscau, Professeur Agrégé des Facultés de Droit.
Sources et bibliographie sommaire
Outre la Charte, maintes fois publiée, les mémoires des contemporains (notamment les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand), les biographies de Louis XVIII (La Gorce, Mansel) et les histoires générales de la Restauration (notamment Marie de Roux, Bertier de Sauvigny et Emmanuel de Waresquiel), l’on pourra se reporter à divers ouvrages d’Histoire du Droit et de Droit constitutionnel. L’on citera ici, sans prétendre à l’exhaustivité, quelques une des plus usuels :
– Antonetti, Histoire contemporaine politique et sociale, PUF (Droit fondamental) ;
– Burdeau (F.), Histoire de l’Administration française, Paris, Montchrestien ;
– Ellul (Jacques), Histoire des institutions, tome. 5, PUF (Thémis) ;
– Morabito et Bourmaud, Histoire constitutionnelle et politique de la France (1789-1958), Montchrestien ;
– Ponteil (Félix), Les institutions de la France au XIXe siècle, P.U.F. ;
– Sautel (G) et Harouel (J.L), Histoire des institutions publiques depuis la Révolution française, Paris, Dalloz (précis) ;
– Szramkiewicz (R) et Bouineau (J), Histoire des institutions (1750-1914), P.U.F ;
– Timbal (Pierre-Clément) et Castaldo (André), Histoire des institutions et des faits sociaux, Dalloz(précis) ;
– Villard (Pierre), Histoire des institutions publiques de la France de 1789 à nos jours, Dalloz, (Mémento).
- En faveur de la royauté, il faut aussi mentionner l’action de groupements décidés comme les Chevaliers de la foi, société secrète catholique et royaliste qui a fait connaître l’excommunication de Napoléon et noyauté divers pouvoirs publics impériaux, et l’influence d’Aimée de Coigny, « Mademoiselle Monk » comme la surnommera Maurras, une jeune personne de l’entourage de Talleyrand qui, gagnée à la solution royale par son ami de cœur, contribua à son tour à y amener le « diable boiteux. »↩
- L’idée d’une restauration est loin d’être évidente à l’époque. Beaucoup d’hommes restaient attachés à la Révolution et à l’Empire. La propagande impériale a su habilement éviter de parler de la famille royale, que ce soit en bien ou en mal, et a tâché de la faire oublier. Il existe un royalisme populaire dans certaines régions : à l’Ouest surtout en Vendée, mais aussi dans le Midi et à Bordeaux. En revanche en Champagne et en Lorraine le tsar a rencontré des paysans bonapartistes. Par ailleurs, au-delà de l’idéologie, la restauration de la royauté a soulevé des craintes notamment chez les acquéreurs de biens nationaux (biens du clergé ou des émigrés confisqués et vendus par l’État pendant la Révolution).Certains même vont jusqu’à prétendre redouter le retour éventuel du servage et des droits féodaux…↩
- Il est surprenant de voir le Sénat, composé d’hommes désignés par Napoléon, et jusque-là fidèles à l’Empire, se présenter comme représentant le peuple français…↩
- Les trois fonctions de l’État — législative, exécutive et judiciaire — n’étaient pas séparées. C’est Montesquieu, magistrat et penseur du XVIIIe siècle, qui a préconisé de confier chaque fonction à un organe distinct.↩
- Ce qui permet de prétendre qu’il ne doit pas son trône au sénat ou à tel ou tel homme politique.↩
- Curieusement le mot est redevenu d’usage fréquent depuis le XXe siècle pour désigner les règles fondamentales d’une organisation, voire les engagements d’une personne ou d’un groupe envers ses membres ou clients…↩
- La Charte se fondant sur la souveraineté royale traditionnelle, nie implicitement toute idée de souveraineté nationale. Ainsi n’est-il évidemment pas question d’acceptation populaire ni de pacte entre le Roi et la Nation, comme dans la constitution sénatoriale. Il n’y a aucune négociation, aucun contrat, aucune ratification du peuple ou d’un organe quelconque.↩
- Ce n’est que plus tard, en 1830, que les libéraux imposeront une autre lecture de la Charte, en observant que celle-ci impose un concours obligatoire entre le Roi et la chambre élue, via l’approbation de la loi et du budget.↩
- Un auteur flatteur refera l’histoire en racontant l’entrée triomphale du marquis de Bonaparte à Vienne à la tête des armées du roi, tandis qu’un caricaturiste représentera Louis XVIII sur son trône recevant l’hommage d’un écrivain famélique qui lui offre un livre aux pages blanches relatant les dix-neuf glorieuses premières années de son règne…↩
- Juridictions militaires d’exception destinées à combattre le banditisme en province.↩
- Exception notable (non mentionnée dans la Charte), la famille Bonaparte, y compris Madame Mère et le cardinal Fesch, archevêque de Lyon, est exilée.↩
- Le terme « citoyens », d’origine révolutionnaire, est surprenant dans le contexte de la Restauration. « Sujets » eût été plus approprié.↩
- En 1815, après les Cent-Jours, et contre l’avis du Gouvernement, la chambre obligera les régicides à quitter le royaume.↩
- À l’époque parut un Dictionnaire des girouettes (il en sera de même aux 1944) dans lequel un auteur s’amusa à reproduire ensemble les discours d’hommes publics affirmant leur adhésion aux régimes successifs.↩
- En 1789, l’Assemblée Constituante avait fait de la royauté une institution représentative et sans pouvoir. La souveraineté nationale était affirmée, comme l’illustrait la nouvelle appellation de « Roi des Français » substituée à celle, traditionnelle, de « Roi de France et de Navarre » que reprennent Louis XVIII et Charles X.↩
- Aucune procédure de révision n’est expressément prévue par la Charte, mais rien n’empêche le Roi, organe constituant, de compléter son œuvre. Louis XVIII a d’ailleurs modifié le nombre des députés et abaissé le cens d’éligibilité par une ordonnance du 13 Juillet 1815, mais en prenant soin de préciser que ces modifications ne seraient définitives qu’après l’accord des deux chambres. N’est-il pas excessif de déduire de ce cas isolé que la révision nécessitait toujours cet accord ?↩
- Louis XVIII a pu, dans son exil anglais, observer le fonctionnement des institutions britanniques, où des chambres, dont l’une est élue, participent à l’exercice du pouvoir. Cependant, à cette époque, le véritable régime parlementaire n’existe pas encore en Grande-Bretagne, ni a fortiori en France.↩
- En 1789, tous les Français avaient pu participer à l’élection des députés aux États Généraux. C’est l’Assemblée Constituante qui a établi un système censitaire en décidant de réserver le droit de vote aux citoyens qui disposant d’un certain niveau de fortune. Ce système s’est plus ou moins perpétué pendant la Révolution, à l’exception de quelques tentatives de suffrage universel, d’ailleurs faussé par l’ambiance révolutionnaire. Le régime napoléonien a oscillé entre une présentation de plusieurs candidats par les électeurs à l’autorité qui choisit, et des comités électoraux permanents à base censitaire.↩
- En 1817, il y a cent mille électeurs. Compte tenu de l’étroitesse du pays légal, un petit déplacement de voix peut provoquer un grand changement de tendance politique Et il n’y a pas de correspondance évidente entre les partisans de la monarchie et cette oligarchie étroite, qui compte de riches libéraux. alors que la royauté restait très populaire dans des couches sociales plus modestes, au moins dans certaines régions. Illustration de ce paradoxe, le système censitaire amène par exemple la très royaliste Vendée à désigner un député libéral, Manuel.↩
- Les techniques de contrôle budgétaire seront d’ailleurs mises au point sous la Restauration à l’époque du ministère Villèle.↩
- Une rumeur sans fondement avait couru en 1814 que Louis XVIII supprimerait les droits réunis, mais, de toute manière, l’état des finances du royaume ne permettait pas une telle réforme.↩
- Sous l’Ancien Régime il existait plusieurs sortes d’agents : les officiers, qui achetaient et revendaient des charges vénales, les commissaires, nommés et révoqués par le Roi, des ingénieurs et des commis. La Révolution avait des agents nommés, mais confiait aussi nombre de tâches administratives aux élus locaux ; C’est avec Napoléon que le prototype du fonctionnaire moderne apparaît.↩
- Et plus tard, elle ne sera pas remise en cause par Artois, devenu Charles X.↩
- En 1815, lorsque la royauté essaiera de s’opposer au « vol de l’Aigle, elle enverra des troupes de ligne, au lieu de faire confiance aux volontaires royaux, et ces troupes passeront dans le camp de Napoléon.↩
- L’on sait que ces mesures, par lesquels les législateurs prétendent lier les mains de leurs successeurs, sont vaines. En effet, dès l’époque de Napoléon, la noblesse réapparaîtra et sera maintenue par les régimes suivants (sauf une brève éclipse sous la Deuxième République). Curieusement, alors qu’elle a été la première à les abolir, la France reconnaît encore les titres de noblesse.↩
- L’on raconte une anecdote, sans doute inventée, au sujet d’un comte de Saint-Janvier demandant un passeport à un fonctionnaire républicain, et qui se fait répondre qu’il y a plus de « comte », plus de « de », plus de « saint » et plus de « janvier » et se voit gratifié du nom de « citoyen Nivôse » !)↩
- Biens qui se transmettent à l’héritier d’un titre sans tenir compte des règles de partage successoral, sorte de succédané de l’ancien droit d’aînesse.↩
- Paradoxalement, beaucoup d’anoblis de l’Empire sont des personnes qui ont joué un rôle dans la Révolution et parfois renforcé leur fortune par l’acquisition de biens nationaux (cf. Les responsabilités des dynasties bourgeoises, tome I, par Emmanuel Beau de Loménie).↩
- Napoléon, créateur de l’ordre, et les membres de sa famille en sont exclus. Par ailleurs le portrait d’Henri IV remplace celui de l’Empereur sur la décoration, qui se voit ajouter des fleurs de lys.↩
- Le Pape avait agi comme chef de l’Église, mais ces biens étaient la propriété des Églises particulières de France.↩
- Louis XVIII fit d’ailleurs lui-même vendre des bois qui avaient appartenu au clergé.↩
- Même si l’annonce de cette mesure et la question de son financement ont réveillé des controverses et soulevé des oppositions, il s’est agi au fond d’une loi très pacificatrice. En effet, elle met fin à toute controverse : lorsque l’ancien propriétaire a été indemnisé, il ne peut plus contester sa dépossession.↩
- Cf. sur ce sujet les analyses pénétrantes de Xavier Martin, Nature humaine et Révolution française (2002) et Mythologie du Code Napoléon (2003).↩
- Encore actuellement, dans certains pays comme l’Italie ou l’Espagne, il est permis aux catholiques de se marier en la forme religieuse à l’église et l’État confère à ces mariages les effets civils. Il ne semble pas que la Restauration ait songé à adopter une telle législation pour la France.↩
- En revanche les essais de cultes civiques (déesse raison, Être suprême, culte décadaire, théophilanthropie) lancés pendant la Révolution échouent et sont abandonnés à l’époque napoléonienne.↩
- Une tentative de nouveau concordat, revenant aux règles de l’Ancien Régime, échouera en 1817.↩
- Par exemple, la monarchie administrative des XVIIe et XVIIIe siècles avait tenté d’encadrer et d’unifier l’administration locale, d’étendre l’impôt au détriment des privilèges, d’unifier la législation, de cantonner l’action des juges au seul domaine judiciaire… L’intérêt de la royauté restaurée n’était évidemment pas de rétablir les obstacles dont elle se trouvait débarrassée par les régimes qui s’étaient succédé depuis 1789.↩