C’est le très républicain Prudhomme qui nous livre cette enquête sur Toulon sous la Terreur. Alors que la 1re République livre le Pays à la délation et aux pires atrocités, les Toulonnais en appellent aux Anglais pour les libérer. L’armée révolutionnaire — qui vient d’anéantir Lyon — marche alors sur Toulon et triomphe facilement. Ivres d’idéologie, les « Représentants du peuple » y appliquent consciencieusement le programme de dépopulation de la Convention. Pourquoi nous cache-t-on aujourd’hui ces massacres (plus de 14 000 victimes à Toulon) alors même que la République prêche le devoir de mémoire ? [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Louis-Marie Prudhomme, Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française à dater du 24 août 1787, tome VI, Paris, 1797, Convention nationale, p. 142-161.
Titre original du chapitre : « Crimes commis à Toulon, sous le proconsulat de Gasparin, Lester-Beauvais, Robespierre jeune, Albitte, Ricord, Barras, Fréron, Salicetti. »
Déjà paru sur viveleroy.net :
– Lyon, ville martyre de la 1re République, par Louis-Marie Prudhomme
– La ville de Toulon sous la Convention, par Louis-Marie Prudhomme
Image de l’article : Prisonniers contre-révolutionnaires mitraillés au canon (Toulon, ou plutôt Lyon ?), fin 1793. Frontispice pour la 18e livraison des Tafereelen van de Staatsomwenteling in Frankrijk (1794-1807). Révolution française. Musée Carnavalet.
AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par la rédaction de VLR pour faciliter la lecture en ligne.
Le fléau de la terreur s’empare de Toulon
La terreur, la famine organisée, la mort
Deux mobiles puissants déterminent toutes les actions humaines, la crainte et l’espoir ; ce sont eux qui déterminèrent la livraison de Toulon aux Anglais, et le crime n’en peut être justement attribué qu’à ceux qui réduisirent cette cité malheureuse à l’humiliante nécessité de demander aux ennemis de la patrie, protection contre le despotisme de ses propres tyrans, et assistance dans ses plus urgents besoins.
Le fléau de la terreur pesait sur la France ; la faction de la Montagne comptait ses triomphes par ses forfaits ; les cadavres des Lyonnais n’avaient point encore, suivant le mot de Ronsin, porté l’épouvante aux habitant de la Méditerranée ; mais le canon qui réduisait Lyon en cendres retentissait dans tout le Midi, les horribles menaces des bandes révolutionnaires qui assiégeaient Lyon, la férocité trop connue de leurs chefs assassins, ne permettaient aux Toulonnais consternés, que l’effroi de la destruction, que l’attente de la mort.
La mort ! elle dévorait déjà ces infortunés ; la famine, organisée avec un art perfide par les directeurs suprêmes d’extermination, déployait, surtout à Toulon, toutes ses horreurs et tous ses ravages.
Toulon se livre aux Anglais par désespoir
L’Anglais offrait à la fois l’abondance et la tranquillité ; et ses offres devenaient plus précieuses par le contraste des fureurs menaçantes des Maratistes qui semblaient accourus de toutes parts dans cette cité, tout exprès pour lui faire haïr, par leurs brigandages et leur despotisme tumultuaire, la liberté, pour contraindre, à force d’excès commis au nom de la République, à l’abjurer, à se jeter dans les bras d’une royauté nourricière et paisible.
Il est, dit le Cardinal de Retz, des positions si critiques, où quoiqu’on choisisse, on ne peut que faire une faute, et choisir un malheur.
Placé ainsi entre la crainte du terrorisme de la Montagne, et l’espoir d’un meilleur régime, Toulon ouvrit son port ; mais si ces alarmes sinistres n’ont été que trop bien justifiées depuis par les longs et exécrables attentats de la Montagne, les Anglais, à leur tour, ne tardèrent pas à prouver à cette cité malheureuse que les dons d’un ennemi sont toujours perfides.
Ils lui apportèrent du pain, mais ce n’était que comme l’appât jeté par ce voleur de la fable au gardien vigilant, pour l’endormir et l’enchaîner ; et quand les troupes républicaines se présentèrent pour reconquérir cette place importante, cette clef de la Méditerranée, les Anglais agirent comme des brigands entrés à main armée dans une maison, qui ne cherchent à s’y maintenir que pendant le temps nécessaire pour en exporter tout le butin qu’elle renferme.
L’armée révolutionnaire reprend Toulon
Une reconquête très (trop ? ) facile
À peine Lyon était rendu, que l’armée victorieuse se porte sur Toulon, et traverse sans obstacle les gorges qui bordent son territoire. Elle attaque, emporte successivement les redoutes les plus formidables, et défendues à la fois par la nature, par les travaux de l’art, et par des forces nombreuses et des corps d’élite.
Ce fut dans ces combats que le jeune Bonaparte, commandant l’artillerie française, donna les premiers témoignages de ses talents militaires, de son audace intrépide et calme, de son zèle infatigable ; ce fut à l’attaque de la redoute du fort Pharon qu’il se fit remarquer des Représentants par la hardiesse et l’habileté de ses dispositions, et qu’avec une fierté républicaine, il osa, dit-on, répondre à Barras, qui se permettait de condamner le placement d’une batterie,
tenez-vous à votre métier de représentant, et laissez-moi faire le mien, d’artilleur. Cette batterie restera là, et je réponds du succès sur ma tête.
La batterie ne fut pas déplacée, et le fort Pharon fut pris.
Les Étrangers ne résistaient qu’autant de temps qu’il leur en fallait pour ravager et détruire.
L’armée révolutionnaire instrument de l’armée anglaise
Ceux qui connaissaient la position de Toulon, environnée par la nature des remparts les plus insurmontables du côté du continent, qui se rappellent que les vaisseaux anglais rendaient imprenable du côté de la mer, concevront difficilement la promptitude avec laquelle les ennemis abandonnèrent cette conquête si précieuse ;
– mais c’est moins l’envahissement toujours dispendieux de nos contrées, que leur entier anéantissement qui convenait à la politique destructive du cabinet britannique ; et
– que pouvaient-ils faire de plus sûr pour la prompte destruction de Toulon, que de le livrer aux féroces Montagnards ?
– Quels agents plus actifs de démolition et de mort ?
L’Ennemi songea donc bientôt à la retraite, et ne s’occupa que des moyens de ne laisser aux assiégeants que des maisons vides, des arsenaux dégarnis, des ports sans vaisseaux.
L’Espagnol qui était accouru pour avoir une part à nos dépouilles, se livre au pillage, et transporte sur ses bâtiments ce qu’il trouve le plus précieux.
Fuite désespérée de 6000 familles toulonnaises
Mais ce qu’il y eu de plus malheureux, ce fut l’exil volontaire de six mille familles toulonnaises.
Après s’être chargé de leur or et de leur argenterie, ils se précipitent en désordre sur le port, à travers le feu des batteries et les bombes de l’armée républicaine qui les pressaient de tous côtés. Ils jettent à la mer ce qu’ils ne peuvent embarquer sur les felouques qui doivent les conduire à bord des vaisseaux.
Plusieurs hommes qui s’élancent avec précipitation vers les barques, et beaucoup de femmes surtout affaissées par le poids de l’or, de l’argent et des bijoux dont elles ont rempli leurs tabliers, tombent à la mer ; et la plupart des felouques surchargées de richesses et de fuyards, s’engloutissent.
On met le feu aux vaisseaux qu’on ne peut emmener, et aux magasins qu’on n’a pu vider ; et après avoir encloué et les canons qui n’ont pu être jetés dans la mer ; après avoir semé des mèches allumées dans les magasins de poudre et aux mines, l’Ennemi, qui n’attendait que la nuit pour partir, s’éloigne à la lueur des incendies.
La destruction de Toulon
Mise à sac de la ville par les 300 prisonniers du Thémistocle, par 800 galériens et par l’armée
Alors trois cents Toulonnais que l’on avait chargés de chaînes dans le vaisseau dit le Thémistocle, aidés par huit cents galériens qui avaient brisé leur fers, ouvrirent les portes aux assiégeants, après avoir attaqué l’arrière-garde anglaise, massacré tout ce qui tomba sous leurs mains, et forcé le reste à chercher son salut sur les vaisseaux.
La ville fut mise au pillage, et le désordre fut tel, que pendant vingt-quatre heures, les Représentants eux-mêmes eurent peine à trouver un abri, et restèrent logés dans la salle de la Maison Commune, tandis que les habitants restés dans Toulon, les galériens déchaînés et les soldats vainqueurs se partageaient les dépouilles et les logements.
Deux cents chevaux abandonnés par les Espagnols, furent saisis et vendus par les preneurs à ceux qui en manquaient.
On s’invente deux martyrs de la République
C’est au milieu de ce bouleversement que l’on rendit la liberté au Représentant Beauvais qui avait été traité avec beaucoup d’égards par les Anglais, et s’était lui-même condamné à une captivité volontaire pour n’être pas traité ensuite comme leur complice par les Républicains vainqueurs. Il mourut peu de jours après, et fut suivi presqu’aussitôt par son collègue Gasparin, qui périt d’une indigestion, quoiqu’on eût prétendu qu’il perdit la vie à la tête de l’armée ; on les représenta faussement comme des martyrs de la République, pour avoir un prétexte de leur immoler des victimes en sacrifice expiatoire ; et ce fut Tallien qui proposa de décerner à ces deux illustres victimes les honneurs du Panthéon.
On réalise le vœux des Anglais : raser Toulon
Aux brigandages qui signalèrent l’entrée des Représentants du peuple dans Toulon, succédèrent un bouleversement général et les plus horribles boucheries. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le rapport de Ricord et sur la correspondance de Fréron pour voir la funèbre nomenclature des victimes livrées à la mort ; il a soin d’apprendre lui-même dans ses lettres à Moyse Baile :
Que cela va bien, qu’il a requis douze mille maçons pour démolir et raser la ville ; que tous les jours il faisait tomber deux cents têtes, et que déjà huit cents Toulonnais étaient fusillés, et c.
Ainsi les Anglais sont au comble de leurs vœux. Lyon disparaît insensiblement sous les efforts de quarante mille individus, et vingt-quatre mille bras sont déjà levés pour détruire Toulon.
– Oh ! comme ces ennemis naturels de la République devaient sourire en voyant ces destructeurs révolutionnaires embrasser avec tant d’ardeur leur plan d’anéantissement de la splendeur et de la gloire de la France !
– Quelle ne fut pas leur joie, en apprenant qu’un de ces hommes avait proposé de combler le port de Marseille, sous prétexte de punir cette ville de la part qu’elle avait prise dans la résistance générale aux progrès affreux de la faction de la Montagne.
Le proconsul Fréron établit un Tribunal révolutionnaire
Mais revenons à Fréron. Dans une autre lettre datée de Marseille, il annonce
– que son tribunal révolutionnaire va un train épouvantable contre les conspirateurs ;
– que les négociants dansent la carmagnole ;
– que c’est sur eux principalement qu’il s’attache.
Ces derniers mots prouvent assez quelle espèce de motifs dirigeaient les fureurs des Proconsuls victorieux, et leur enlèvent l’excuse mensongère d’avoir voulu venger la République trahie.
Sur le crime de royalisme reproché à Toulon
La question de la responsabilité collective
Sans doute, il y eut à Toulon des royalistes coupables, des conspirateurs perfides qui tramèrent le démembrement du territoire français, et vendirent à l’Étranger la liberté de leurs concitoyens égarés ; mais là, comme par toutes la France, la masse des citoyens fut essentiellement attachée à la patrie, à la liberté.
– Qu’une nation, façonnée, par ses habitudes de 14 siècles, au régime et à l’amour de la monarchie ;
– que cette nation attachée par ses serments encore récents à une royauté constitutionnellement organisée, n’ait pu voir sans effroi s’écrouler cet édifice sous lequel la paix et l’ordre semblaient s’être réfugiés ;
– qu’au nom soudain et presque inintelligible alors de République, elle ait redouté les désastres d’une révolution nouvelle et sans fin ;
– qu’elle ne se soit pas prosternée de reconnaissance et d’amour devant ce soleil, s’offrant pour la première fois aux regards, tout couvert de taches ensanglantées ;
– qu’à Toulon, comme à Verdun, comme dans toutes les villes tombées au pouvoir de l’Ennemi, le Vainqueur ait obtenu de la peur universelle des hommages et des remerciements solennels,
qui osera de cet assentiment forcé conclure contre l’ensemble des habitants, lui reprocher une complicité impossible dans la conspiration ?
Des proconsuls bien mal placés pour donner des leçons de républicanisme
Le silence est toujours suspect à la tyrannie, et ce n’est que par des actes bien formels de dévouement, qu’on espère pouvoir rassurer sa méfiance ombrageuse.
– Lors des journées des 5 et 6 octobre, il convenait peut-être au républicanisme du jeune Barras, de garder au moins le silence ; mais on sait qu’il crut devoir au respect du gouvernement alors subsistant, de déposer juridiquement contre les auteurs et complices de cette insurrection, et déclara qu’il avait dit aux insurgés :
Cette insurrection est une horreur, le Roi n’est pas cause si ses Ministres ont prévariqué.
– Fréron aussi, sous la monarchie, avait fait preuve de dévouement à l’autorité établie ; et sa qualité de membre de la société des Amis de la Constitution de 1791, ne fut pas le seul gage de fidélité qu’il ait donné à ce pacte monarchique.
Cependant combien de citoyens fusillés par leurs ordres, sous les murs de Toulon, n’avaient à expier qu’un attachement semblable à cette même constitution, que le respect nécessairement accordé à la royauté, quand les lois ou la force le commandaient ?
Retour sur le gouvernement contre-révolutionnaire de Toulon
Des actes publics existent ; et des pièces authentiques prouvent que les machinateurs de la défection de Toulon n’ont agi qu’en haine de la révolution toute entière.
L’Assemblée constituante qui la commença, le Ministre populaire qui contribua le plus aux premiers succès de cette Assemblée, se trouvent condamnés aussi impitoyablement que les Jacobins et les Maratistes eux-mêmes dans une délibération émanée le 13 novembre 1793, du tribunal populaire-martial, établi provisoirement à Toulon sous les auspices du gouvernement Anglais.
Un jugement de ce tribunal contre Jean-Baptiste Gueit, natif de Toulon, exprime entre autres motifs de condamnation, le grief, d’avoir violé le palais de nos rois en y pénétrant à main armée, et faisant feu sur ses gardes, à l’affaire du 10 août.
Ce sont là, sans doute, des délits contre la République ; mais ces délits sont-ils ceux de la multitude ?
– qu’on examine au contraire la nature et la forme de ces actes répréhensibles ;
– qu’on prenne garde au titre de tribunal populaire-martial, à cette institution populaire d’un Comité général des sections permanentes, à ce respect du moins apparent pour les principes de la liberté du peuple, à ce refus formel de la part du gouvernement Anglais de prendre les rênes du gouvernement, que le Comité général, par une délibération du 8 septembre, voulut remettre entre ses mains, en le priant de daigner, par pitié pour le peuple de Toulon et pour l’intérêt même du royaume, les diriger lui-même ;
– qu’on lise ces termes de la déclaration de l’amiral Hood à qui Toulon fut livré :
Je déclare qu’il ne sera touché à aucune manière aux propriétés ; que bien au contraire, elles seront toutes très scrupuleusement protégées, n’ayant que le vœu de rétablir la paix chez une grande nation, sur un pied juste et raisonnable ; et lorsque la paix aura eu lieu, ce que j’espère bientôt, le port de Toulon, avec les vaisseaux qui s’y trouvent, ainsi que les forteresses et toutes les forces qui y sont réunies, seront rendues à la France, d’après l’inventaire qui en aura été fait textuellement.
Donné à bord du vaisseau la Victoire, le 2 octobre 1793.Signé Hood.
Ajoutez ces mots du gouverneur Anglais, en réponse au Comité général de Toulon, qui demandait la permission de faire des visites domiciliaires :
Une pareille démarche est toujours un acte de violence, et montre par conséquent que le gouvernement est faible ou arbitraire et despotique.
Les visites domiciliaires ne tendent qu’à aigrir les esprits ; et vous savez aussi bien que moi que ce n’est que par des moyens doux qu’on peut ramener le peuple égaré.
Les raisons profondes de l’attitude des Toulonnais
C’en est assez, sans doute pour prouver
– que ce peuple, en invoquant le secours et la protection des puissances étrangères contre les horreurs de la famine qui le pressait, les attentats de la Montagne qui le révoltaient, n’avait point aliéné tout sentiment de patrie et de liberté ;
– qu’il savait, au fort même de l’oppression, inspirer le besoin de le ménager lui-même en respectant ses droits,
– que la condition essentielle de sa défection momentanée était le rétablissement de la paix sur un pied juste et raisonnable, et la certitude de rester inviolablement attaché à l’Empire français.
La dépopulation de Toulon par la 1re République
Le triomphe des Barbares
La réception de la nouvelle de la prise de Toulon, fut pour le Comité suprême de Salut public une bien douce occasion d’exercer ses plans de dépopulation.
Un décret de mort, rendu par son organe, frappe d’abord cette malheureuse cité ; et, comme celui de Marseille, son nom est effacé de l’histoire, et remplacé par celui de Port de la Montagne.
On ordonne la démolition de la ville ; et l’airain [le canon ; (note de VLR)], fidèle écho de celui qui déchire les membres des Toulonnais, proclame par toute la France leur destruction.
Barbares Vainqueurs ! bien loin de se montrer les tuteurs de la République, et de déployer dans ces circonstances toutes les vertus paternelles et compatissantes, qui devaient être l’apanage de ses Représentants, ils se laissent entraîner par leurs passions, et ne s’occupent que de fureurs ! On dirait que les Anglais, après avoir emporté l’or et l’argent, ont confié le plus funeste article de leur politique meurtrière au zèle de ces assassins,
– qui conduisent à l’échafaud des femmes, des filles, des vieillards ;
– qui livrent à la mort tous ceux dont la probité, les lumières et le crédit pouvaient faire revivre le commerce et l’industrie dans Toulon.
Oh ! si à cette époque, le génie de la justice et de l’humanité eût pu planer, un instant sur ces malheureuses contrées, combien il lui eût été facile de faire revenir de l’erreur cette foule d’hommes qui gémissaient intérieurement des maux qui accablaient leur patrie !
Mais l’armée victorieuse ne s’est pas plutôt signalée par sa première victoire sur les Anglais, que la frayeur s’empare des Toulonnais : tous redoutent la présence de ces hommes de sang, que la Convention envoie dans leurs murs.
L’exil et la perte de leurs richesses leur paraissent préférables aux sanglants outrages qu’ils en attendent.
On va voir que cet affreux pressentiment ne se réalisa que trop.
Le carnage
Le pillage de Toulon avait été promis à l’armée ; mais, au moment de son entrée, on lui offrit une somme de quatre millions pour l’indemniser, somme qu’on parvint à se procurer par toutes sortes d’exactions.
On avait aussi promis de lui livrer tous ceux qui avaient porté les armes contre elle, afin qu’elle les sacrifiât aux mânes de ses compagnons morts sous les murs de cette ville.
Alors, par ordre de Fréron, tous les citoyens qui s’étaient armés pour soutenir la rébellion, ou qui avaient accepté quelques places au nom de Louis XVIII, sont avertis de se rendre au Champ-de-Mars, sous peine de mort.
– Cet ordre imprima la terreur dans tous les esprits.
– D’un autre côté, les Toulonnais furent rassurés par l’espoir d’échapper à cette peine, en obéissant ponctuellement.
On ne pouvait mettre en avant un piège plus abominable pour se procurer des victimes.
Huit mille citoyens se rendent au lieu désigné. Cette multitude de Toulonnais épouvante les ordonnateurs du massacre. Fréron lui-même, entouré d’une artillerie formidable, dénombre avec effroi ses victimes.
Ricord, Salicetti, Robespierre jeune et Barras : furent effrayés à la vue de cette multitude de citoyens ; ils prirent la résolution de livrer à l’armée un moindre nombre de victimes.
L’un d’eux proposa l’institution d’un jury pour choisir les plus coupables.
Un Citoyen digne de foi, et qui était à la suite des Représentants, nous a assuré que ce fut sur les observations de Barras qu’on adopta ce nouveau moyen :
On délégua aux prisonniers du Thémistocle cette fonction, qui suppose l’impartialité la plus rigoureuse et le calme de toutes les passions. Ces hommes, à qui la justice ne dénotait aucuns grands coupables, puisqu’ils avaient fui avec les Anglais ou péri ; trouvèrent dans leur rage et leur vengeance des motifs de proscription ; ils se précipitent dans la foule, et saisissent leurs victimes au gré de leurs caprices.
— Avance, disent-ils à un Citoyen.
— Mais, je n’ai pas pris les armes.
— Marche toujours.
Un autre invoque leur équité, en alléguant qu’il ne les a prises que par force : il est également entraîné.
Un vieillard de 76 ans leur dit :
Vous voyez par mon grand âge que je n’ai pu offrir mon faible bras à l’Anglais ; j’ai toujours fait des vœux pour le bonheur de mon pays.
Une défense si frappante n’obtient qu’un sourire dédaigneux ; on le pousse au nombre des victimes, qu’on range le long d’un mur Bientôt l’airain tonne et crible tous ces malheureux.
Une voix s’écrie :
Que tous ceux qui ne sont pas morts se relèvent !
Excités par l’espoir d’être secourus, les blessés obéissent ; ils sont de nouveau foudroyés, et le fer achève ce que la mitraille avait épargné. (Voy. la lettre B de la gr.du t.1.)
Parmi cette foule d’infortunés, on compte plusieurs habitants des campagnes voisines, accourus à Toulon dans l’intention d’assister à la fête qu’on devait célébrer pour le triomphe de la République.
Ils comptaient n’avoir qu’à se réjouir avec la patrie, qui retrouvait ses enfants. De nouveaux vont encore être perdus pour elle, et l’autel de la patrie est pour eux le tombeau.
Trois citoyens, échappés comme par prodige de cette sanglante expédition, méritent de trouver place dans cette narration.
Un vieillard et un homme s’en sortent miraculeusement
Un vieillard est arraché d’entre les bras de son fils ; on l’entraîne au milieu de deux mille victimes.
Après avoir échappé à la double canonnade et au feu meurtrier, en simulant l’immobilité du cadavre, la nuit étend son ombre.
Des brigands d’un autre genre viennent dépouiller les morts, ils les foulent aux pieds, et les sabrent pour arracher plutôt les étoffes et les bijoux.
Bientôt un profond silence règne. Ce vieillard ose soulever la tête ; il ne voit rien, il n’entend rien. Il parcourt en frémissant ce vaste champ de cadavres ; tout-à-coup il aperçoit un infortuné qui s’agite ; il l’appelle ; et appuyés l’un sur l’autre, ils s’éloignent de cet affreux spectacle.
Le soleil n’avait pas encore éclairé l’horizon, qu’ils avaient trouvé dans la campagne une maison hospitalière qui les mettait à l’abri de la rage de leurs bourreaux.
Le parcours tragique d’un jeune officier de marine
L’autre qui a eu le bonheur d’échapper à cette fusillade, est un jeune officier de marine marchande : il fut dépouillé et laissé pour mort.
Frappé d’une balle dans le bas-ventre, il était tombé dans un assoupissement mortel, dont la fraîcheur de la nuit le fait revenir.
Il se relève, et s’achemine au milieu des plus grandes souffrances de l’autre côté du Champ-de-Mars.
Ne pouvant résister aux douleurs aiguës qui le déchirent, il gémit de voir encore le ciel, il appelle, il cherche un être bienfaisant qui daigne lui donner la mort.
Un factionnaire l’arrête ; après l’avoir instruit de son malheur et des tourments qu’il endure, il le prie, au nom de l’humanité, il lui demande de l’achever.
Mets-toi à genoux, lui dit le militaire ; je vais décharger mon fusil, crainte de jeter l’alarme et de te manquer.
Aussitôt, il se dispose à l’assommer, en lui assénant un coup de crosse. Le coup fut si violent que le crâne en fut fracassé dans plusieurs endroits ; mais malheureusement le fusil se brisant en deux par ce choc, en atténua la force et ce malheureux, seulement étourdi, tomba évanoui.
Il resta dans cet état jusqu’au lendemain au soir. La fraîcheur de la nuit le rappela une seconde fois à la vie ; et disputant de nouveau contre la mort, il se traîna vers une chaumière, où des mains hospitalières pansèrent ses plaies, et parvinrent au bout de quinze jours, à le rétablir.
Ce jeune homme était connu à Toulon pour bon patriote.
Chroniques de l’horreur
Fusillades et guillotinades
Les fusillades furent répétées nombre de fois. Suivons Fréron dans sa correspondance.
Le 6 nivôse, (26 décembre 1793), il écrit à ses amis Nouet et Lambert, à Marseille :
Les fusillades sont ici à l’ordre du jour ; en voilà plus de 600 qui ne porteront plus les armes contre la République. La mortalité est parmi les sujets de Louis XVIII…
Sans la crainte de faire périr d’innocentes victimes telles que, les enfants, les femmes infirmes et les patriotes détenus, tout était passé au fil de l’épée ; comme sans crainte d’incendier l’arsenal et les magasins du port, échappés à la rage des anglais, la ville eût été livrée aux flammes ; mais elle n’en disparaîtra pas moins du sol de la liberté, cette cité pourrie de Royalisme ! Demain et jours suivants, nous allons procéder au rasement… Fusillades, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de traîtres.
La guillotine de son côté, frappait nombre de victimes, des femmes et des vieillards.
Le citoyen Baussur âgé de 94 ans, fut porté dans une chaise à bras jusques sur l’échafaud.
Les bourreaux ne respectèrent pas une femme qui sortait de l’accouchement.
Parmi ceux qui furent fusillés, on regrette le cit. Clerin, âgé de 70 ans et maître mâteur de vaisseaux. Savant dans son art, son existence était précieuse pour les services sans nombre qu’il rendait, à l’arsenal.
On cite encore le citoyen Delon, officier retiré qui avait perdu un bras au service. Il se trouvait par hasard à Toulon lors du siège. Appelé, comme les autres, au champ de Mars, son fils voulut en vain l’enlever de la foule, il s’y refusa. Ce digne fils ; voyant la résistance de son père, ne put se décider à l’abandonner : tous deux furent fusillés.
L’heure du bilan
Le général Lapoype, cet ex-marquis, beau-frère de Fréron y qui commandait le siège, n’avait pas pu parvenir à obtenir du Général anglais qu’on rendît la liberté à son épouse alors à Toulon.
Pour colorer ses motifs de vengeance envers les Toulonnais, il fit courir le bruit qu’elle avait été assassinée, mais elle a démenti par la suite ces faux bruits, en rendant justice aux égards que le Général anglais n’avait cessé d’avoir pour elle pendant la durée du siège, qui a coûté la vie à plus de dix mille hommes en y ajoutant les fusillades, guillotinades, les femmes et les enfants tombés à la mer en se sauvant au nombre de 4 323, ce qui fait un total d’environ 14 325 individus sacrifiés par la trahison des Anglais, et dévorés par ces anthropophages de Montagnards.