Les réflexions philosophiques d’Augustin Cochin

Les réflexions philosophiques d’Augustin Cochin Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique

Les réflexions philosophiques d’Augustin Cochin procèdent de ses recherches historiques dans les archives révolutionnaires. Le découvreur du mécanisme des sociétés de pensée compare alors leurs fondements philosophiques à ceux de la pensée chrétienne. En effet, à rebrousse-poil de l’esprit du temps, Cochin revendique haut et fort sa foi catholique, car « foi et raison ne sont pas deux pôles opposés, mais deux fonctions de l’esprit qui s’épurent et grandissent ensemble, et n’atteignent leur plus haut point que l’une par l’autre ».  [La Rédaction]


Chapitres du livre Abstraction révolutionnaire et réalisme catholique réalisé d’après les dernières notes d’Augustin Cochin et disponibles sur viveleroy.net :
– Préface de Michel Boüard
Les réflexions philosophiques d’Augustin Cochin


Introduction de viveleroy

Augustin Cochin, Abstractions révolutionnaire et réalisme catholique, Desclée de Brouwer, Paris, 1935, p. 31-50.

AVERTISSEMENT de la Rédaction : Les titres secondaires ont été rajoutés par nos soins pour faciliter la lecture.


Foi et raison

Incomplétude de la raison sans la foi

Foi et raison ne sont pas deux pôles opposés, mais deux fonctions de l’esprit qui s’épurent et grandissent ensemble, et n’atteignent leur plus haut point que l’une par l’autre. Séparées, l’une est enfance mythique, l’autre décrépitude intellectualiste ; les peuples commencent par l’une et finissent par l’autre, mais l’âge viril des civilisations est marqué par leur accord, de plus en plus élevé, de plus en plus complet. Le Christianisme dépasse la mythologie grecque d’aussi haut que notre science celle d’Aristote.

Mais il n’y a qu’une raison ? Oui, en géométrie. En politique, et dans l’ordinaire de la vie, il y en a autant que de passions et que de circonstances : il y a la raison de la vertu et celle de l’intérêt — celle des passions, celle de l’indifférence ; celle de l’égoïsme et celle de la charité 1.

On pourrait même dire que pas une de ces raisons, même la plus respectable, n’est la bonne, quand on veut l’employer absolument ; et il semble que la raison ne doive jamais être employée que pour atteindre des fins secondaires ; le but principal doit être choisi en dehors d’elle. Il doit venir de l’instinct ou de la foi, de la nature ou de Dieu, et s’impose à nous impérieusement, sans raison parce que c’est ainsi.

Impossible, sans la Foi, de s’élever à un certain niveau intellectuel.
Pas de raison puissante sans la foi ; la foi est nécessaire à l’effort de l’intelligence, comme la grâce à celui de la volonté — seulement il y a des raisons qui ont leur foi derrière elles, matérialisée sous forme d’habitudes et de besoins moraux (Kant). Les vraies, les saines, l’ont devant elles, au-dessus d’elles, à sa place de droit.

Quant à la libre pensée, c’est la déchéance de l’être intellectuel, comme le libre sentiment et la libre volonté sont la déchéance et la chute de l’être moral.

Cette libre pensée qui rétrécit l’esprit

Au jeu de la libre pensée, s’usent l’intelligence, la pensée elle-même, il ne faut pas l’oublier. On a souvent remarqué qu’aucune école philosophique n’avait apporté moins d’idées originales que « les Philosophes ». Mais n’oublions pas que ceux-là même, qui nous paraissent si pauvres, ne sont que des précurseurs ; et dans l’ordre du progrès des lumières, ils ont des disciples qui ont été bien plus loin qu’eux ; il faut lire les discours de Saint-Just, de Robespierre, pour se faire une idée de cette indigence intellectuelle presque puérile ; psychologie enfantine : plus de milieu entre les « méchants », les « citoyens vertueux », les « traîtres » ; rengaines incroyables. Cf. le mot de Lebon à Arras :

Brûlez tout ce qui n’est pas les Droits de l’homme.

Vocabulaire rétréci ; idées racornies. La libre pensée moderne nous fournirait d’ailleurs des spécimens du même genre ; mais malheureusement, pour cette raison même, sans doute, on l’ignore. Qui a lu M. Belot ? Qui lit jamais une de ces homélies, de ces kilomètres de prose qui se déversent tous les jours dans les Sociétés de pensée ? Et pourtant, cela se dit, s’écrit ; mais pour les connaître il faut décidément sortir de la littérature et entrer dans l’histoire naturelle.

La pensée moderne affirme l’intelligible mais nie l’être

– La pensée moderne n’admet que les idées claires, d’après Descartes2. La pensée de tous les temps n’en a jamais usé autrement.
– Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de nouveau ? Si : la pensée moderne nie la valeur objective de toute idée confuse ; elle impose l’intellectualisme à la connaissance.
– Or, voici le diable : il n’y a d’idée claire, à proprement parler, que du néant : A=A ; c’est la seule qui soit tout à la fois satisfaisante pour l’esprit et vraie dans les choses. Toutes nos autres idées, même l’idée d’espace, même l’idée de nombre, même l’idée de genre, supposent des postulats, des données.
– Dire, par conséquent, qu’une idée est claire ou qu’elle n’est pas, c’est nier l’intelligence en même temps que l’être. Cette position extrême est insoutenable.

Il ne peut donc s’agir de réalisation immédiate et à la lettre, mais d’une tendance, d’une direction d’esprit. Comment se traduira-t-elle ? Le libre penseur sera mécaniste en physique, physicien en chimie, chimiste en biologie ; il sera déterministe. On demandera du logique en fait de mathématiques, du déterminé en fait de sciences naturelles… du représentable en fait de miracles.

Cette tendance se définit d’un mot : affirmer l’intelligible, c’est-à-dire nier l’être. Tel devait bien être, en effet, le travail de la pensée isolée des choses. Si l’être lui est imposé, c’est du dehors, de force. Les lois scientifiques sont des compromis entre la pensée et la réalité, accordant à l’une le donné, à l’autre le déterminé. Que l’effort permanent de la pensée soit de diminuer la part du donné dans nos connaissances, quoi de plus naturel et de plus légitime ? Modifions donc notre formule : l’être n’est connaissable intellectuellement (il y a d’autres manières de le connaître) que dans la mesure où il n’est pas.

La recherche de la Vérité

Y-a-t-il une vérité ?

Le dernier mot de la philosophie de Renan est que, des trois grands mobiles de l’activité humaine, Bien, Beauté, Vérité, la Vérité est le premier, le principal. La recherche de la Vérité.

Mais y a-t-il, je veux dire actuellement, et pour nous, une vérité ? — Le sens commun dirait oui ; aucune opinion ne peut prouver qu’elle la tient, mais toutes parlent comme si elles la tenaient, sous peine de n’être pas des opinions ; d’où cette illusion de croire que dans la masse il y a bien une opinion qui est la vraie, et non une autre, et que la vérité a la forme d’une de nos opinions. Qu’elle soit connue ou non, formulée ou non, il y a une vérité connaissable et exprimable, et cette vérité pourrait être connue et formulée ; elle est du même ordre que les opinions vraies ou fausses, connues et formulées.

Est-ce sûr ? Ne pourrait-on dire que pour nous, dans l’état où sont notre raison et notre esprit, il n’y a pas de vérité ? Que la vérité n’est pas, mais se fait ? Que notre être, ni le monde qui nous entoure ne reposent entièrement sur une vérité qu’on puisse connaître et formuler ?

L’homme religieux juge une âme non en elle-même, mais par son but

Un exemple : Dans notre propre pensée, aussi loin que nous pouvons voir en nous-mêmes, est-il vrai que nous connaissions parfaitement nos sentiments, même dans le rayon de la conscience ?
– La seule chose que je sache vraiment, c’est ce que je veux, pour quelle cause j’agis, quand je veux de par ma volonté, et que cette cause est une raison ;
– mais quand je me tâte, que je m’écoute, que je cherche à saisir les désirs et les aspirations de la partie passive ?

Je sais ce que je veux, mais pas ce que je sens ; je sais où je vais, mais pas où je suis. L’homme religieux juge une âme non en elle-même, mais par son but : c’est la manière sérieuse et vraie de juger. Une âme est une aspiration vers quelque chose, un élan vers quelque chose.

Le critique juge une âme en elle-même, abstraction faite de son but

Arrive le critique, qui prétend faire abstraction du but et du mouvement, de l’élan qui y tend, et étudier en lui-même, au seul point de vue de la vérité froide et détachée, de l’intelligence, l’être qui s’est donné ce but, qui a ce mouvement, qui suit cet élan.

Et s’il n’y avait plus rien ? Il se dit que puisqu’il y a mouvement, tendance, il doit y avoir quelque chose qui se meut et tend, et c’est ce quelque chose qu’il veut connaître, abstraction faite de son mouvement ; c’est une façon de raisonner assez grossière, dont l’origine est dans le plus vulgaire sens commun, et qui procède d’une illusion facile à comprendre laquelle nous vient du monde des sens et des phénomènes.

N’est-ce pas bien plus probable au fond, bien plus conforme à tout ce qu’on a dit de plus profond sur l’âme ? Elle est cet élan même vers Dieu, ou vers un but fini ; elle se définit par son objet, s’achève en lui, s’explique par lui, dans la mesure où elle est achevée et explicable, c’est-à-dire imparfaitement.

Mais dire qu’on veut la considérer en elle-même comme on peut considérer en elle-même et abstraction faite de son mouvement une pierre qui tombe, c’est raisonner grossièrement et naïvement. Et pourtant, à bien voir, il n’y a pas autre chose que cette grossière et matérielle image des choses de l’esprit, dans l’idée de ceux qui parlent de la recherche de la vérité à mettre avant tout, de la critique.

La recherche de la vérité n’est pas l’objet du seul intellect, mais celui de la volonté

La vérité n’est pas faite parce que le monde est fini, que le monde n’est pas Dieu 3.

On ne connaît pas parfaitement l’imparfait ; il n’y a pas de vérité absolue dans le relatif ; il n’y a qu’une seule vérité, et qui n’est pas de ce monde ; si nous voulons la posséder, il ne sert de rien de la chercher des yeux de notre place et de rester assis. Ce n’est pas à notre raison qu’il faut la demander : il faut nous lever et marcher ; il y a du chemin à parcourir, une œuvre à faire ; c’est notre volonté qui doit agir d’abord ; l’intelligence regardera après.

La vérité ne se voit pas d’où nous sommes, et les critiques sont des coupables, d’abord, mais aussi, en fin de compte, des sots ; c’est leur dernier châtiment que de s’en apercevoir. Évidemment ils se représentent la vérité absolue comme un très grand amas de je ne sais quelle matière dont les faits sont des morceaux : et l’on peut arriver à saisir ces morceaux et à les posséder entièrement, puis le tout, de proche en proche ; question de temps et question de conscience et de sincérité de l’observateur. En somme, le tout n’est pas d’une autre qualité que les parties ; et puisqu’on possède parfaitement certaines parties, il n’y a pas de raison pour qu’il n’en puisse être de même du tout.

Mais :

1° si la position, les rapports, etc. des parties du tout importent peu, sont l’effet du hasard, c’est-à-dire inconnaissables parce qu’elles ne sont pas objet de la connaissance ; si les êtres seuls, atomes, végétaux, animaux, dans leur unité essentielle, ont de l’intérêt, mettent sur la voie de la vérité dont ils sont des copies, sommaires, abrégées et obscures ;

2° si ces êtres dont l’unité et la multiplicité, l’harmonie et le rapport des qualités nous intéressent seuls, ne sont que de très pâles imitations de la vérité dont les grandes lignes sont maintenues, mais les grandes lignes seulement ; si le passage du moins parfait au plus parfait, ce progrès qualitatif de la réalité, est précisément hors de tout rapport avec le progrès quantitatif de notre connaissance, qui a plus ou moins d’idées, voit plus ou moins de choses, et les arrange de mille manières, mais en somme ne sort pas du niveau où une fois on l’a établie ;

Si tout cela est vrai, que devient la critique ? Fait-elle avancer d’un seul pas vers la vérité ? Si la réalité n’est pas homogène, s’il y a une progression, un enchaînement, un lien entre les êtres de divers degré, c’est ce progrès de l’abstrait au concret — du néant à l’être, qui est à la fois le bien dans l’ordre moral, et la recherche du vrai, la marche vers la vérité dans l’ordre intellectuel ; non que ce soit l’intelligence qui marche : c’est la volonté ; ce ne sont pas les yeux, mais les jambes de l’esprit.

L’intelligence, au reste, n’en profite pas moins : c’est là le vrai progrès, le vrai changement de point de vue ; car il ne s’agit pas seulement d’avoir une intelligence, il faut que cette intelligence s’applique à un objet intelligible, pour qu’il y ait science. Or les objets sont plus ou moins intelligibles, suivant qu’ils sont plus ou moins parfaits. Et, encore une fois, c’est la volonté, la valeur grandissante de notre propre être, qui nous permet de nous élever vers un monde plus intelligible parce qu’il est meilleur.

Le Christianisme fait agir avant de penser ; il sanctifie avant qu’on sache ce que c’est que la sainteté ; il se garde de montrer de loin une doctrine abstraite. Il ne nous mène pas par la logique et la raison. Croire, obéir et aimer, voilà ce qu’il nous demande. Il nous parle de devoirs et non de calculs ni d’intérêt. Sans doute, en dernière analyse, nous avons intérêt à accomplir les progrès qu’il nous demande : c’est notre bien qu’il nous fait faire ; mais nous ne le savons que lorsqu’il est fait.

Au contraire, la propagande révolutionnaire commence par faire penser, raisonner, par exaspérer la logique. Elle est l’œuvre d’« intellectuels », c’est-à-dire de gens qui ne songent qu’à mettre de l’accord entre leurs idées, et non au rapport de ces idées au réel. La théorie est prête, les déductions au net, tout l’édifice d’abstractions bâti et achevé avant qu’un seul effort soit fait. Puis, brusquement, on jette tout cela dans la réalité et, avant d’avoir essayé sur une seule âme la valeur, la possibilité, l’efficacité de ces idées, on veut les imposer d’un coup à toute une nation.

La force du christianisme est dans l’action, non dans la seule parole

Chose curieuse et qui prouve bien la divine supériorité du Christianisme : toutes les fois, depuis le Christ, que des hommes ont voulu imiter, non ses actes, mais sa prédication, prêcher comme lui l’action et la vie, l’action et la vie qu’ils prêchaient n’étant que la leur propre, a tourné en inertie et en mort, et abouti, comme le protestantisme par exemple, à l’intellectualisme plus sec et plus mort que l’ancien.

Quand on veut raisonner sa foi, il y a d’abord à agir ; il faut être un saint ; la voie vient avant la vérité.

L’homme n’est rien, abstraction faite de sa cause et de sa fin

Un être ne s’explique que par sa cause ou par sa fin ; jamais en lui-même, dans son existence actuelle, donc :
– pas de vérité actuelle du monde réel ;
– pas de liberté, qui supposerait son existence posée en elle-même, et libre de causalité et de finalité, de tradition comme de religion, diraient les libres penseurs ;
– pas de justice non plus, qui supposerait sa valeur actuelle aussi posée en elle-même.

On ne peut pas arrêter le flot, mais seulement savoir d’où il vient et où il va ; c’est par là qu’on le définit.

L’esprit humain ne peut, sans errer, embrasser un trop vaste objet

La perspective : rien de plus philosophique, qui prête mieux à des comparaisons utiles que cette idée-là ; rien ne fait mieux comprendre les forts et les faibles de la raison dans le monde réel, que la vue et la relation où elle nous met avec les objets, dans le monde sensible. Entre l’intelligence abstraite, qui embrasse l’infini, et la possession réelle, complète, utile, actuelle en un mot, d’un objet (toujours restreint, comme notre activité elle-même), il y a la même relation qu’entre l’horizon que nous embrassons du regard et le bâton que nous tenons dans la main.
– Le pur spéculatif, qui se sert de ses yeux et jamais de ses mains, juge les choses à lui quand il les voit, puisqu’il n’a pas d’autre manière de posséder.
– L’homme d’action, qui ne compte que le solide, ne voit que ce qu’il a dans les mains ;
le premier croit qu’il tient l’univers ; le second jure qu’il ne voit que son bâton, et que le reste n’est que chimères et fumée.

On s’entête à attaquer les grands systèmes abstraits politiques ou métaphysiques, Rousseau ou Hegel, du côté raison et vérité : c’est les prendre par leur fort. C’est dire à un cul de jatte assis sur le haut d’une montagne : il est faux que cette tache blanche, là-bas, à dix lieues, soit une grande ville, cette nappe sombre une forêt ; on peut discuter là-dessus, mais ce n’est pas le grand point. Ce qu’il faut lui dire, c’est :

Que pouvez-vous en dire de plus, que sa place, et à peine sa forme ?
Qu’en connaissez-vous ?
Vos yeux ne vous trompent pas, mais ils ne vous disent presque rien, et plus ils vous donnent d’objets, moins ils vous permettent d’en juger ;
vos connaissances s’appauvrissent exactement dans la mesure où elles s’étendent.
Mettez la main devant vos yeux, vous en verrez tout autant.

La folie de 89 est là ; jusqu’alors on avait marché effectivement, mais les yeux de la raison baissés sur la route, en obéissant à l’impulsion invisible de l’instinct, à l’appel invisible de la foi, l’un et l’autre au delà de la raison ; des progrès immenses s’étaient faits, mais pour ainsi dire réalisés avant d’être compris et appréciés. En 89, on s’assied, on regarde, avec ces yeux habitués à ne pas voir au delà de la portée de la main ; on embrasse un immense horizon, brumeux d’ailleurs, et séparé par des précipices — et puérilement, on tend la main pour l’atteindre, on saute dans le vide pour y courir.

Ainsi, ne pas parler de la fausseté du système de Rousseau ; il se trompe non sur la chose mais sur la distance ; c’est une faute de perspective, non une illusion de la vue ; ce que nous voyons de loin et ce que nous ne voyons pas, est pour le moment et pratiquement aussi peu à nous. Voilà ce que Rousseau n’a pas compris, parce que c’est un cul de jatte moral qui, n’ayant pas la force et le courage de saisir la motte de terre qui est à portée de sa main, ne voit pas en quoi le grand empire qui s’étend devant ses yeux est plus difficile à atteindre.

Il ne s’agit pas, en l’espèce, de sentir si un idéal est en lui-même beau, vrai, etc. : il devient infernal, s’il est au-dessus de notre portée lorsqu’on le veut prendre pour norme du gouvernement des hommes et de l’organisation de la société.

Le malheur est que dire à un homme : « Vos idées sont justes, mais inapplicables pour le moment ; votre système est vrai, mais abstrait », et lui dire : « Vous raisonnez mal, vous jugez faux » n’ont pas la même valeur.

Le second jugement a une portée absolue, le premier, relative ;
– pour faire le premier, il suffit de la logique vulgaire ;
– pour le second, la logique ne sert de rien ; il faut en appeler à la réalité, à l’expérience, aux hommes et aux choses elles-mêmes ; il faut agir et avoir agi, et non plus raisonner.

Voilà pourquoi les théoriciens politiques sont si forts ; ils combattent avec leur logique ; on ne peut leur opposer que la réalité des faits, l’expérience des impressions, toujours contestables quand la mauvaise foi s’en mêle. « C’est faux », et « c’est chimérique » ne sont pas des arguments de même force, aux yeux de la masse, des naïfs et des sots. Et pourtant, en pratique, la chimère est pire que l’erreur.

Morale vraie et morale rationaliste

La grande cause de l’impuissance du libéralisme de principes 4 est peut-être là :
– c’est la doctrine qui prétend que l’on peut défendre le Christianisme sans être chrétien ou en agissant et parlant comme si on ne l’était pas ;
– défendre la maison sans y entrer ;
– prendre la méthode démagogique pour défendre le contraire de la démagogie.
Or, défend-on le Christianisme ? C’est une question. On pourrait dire que non : on l’embrasse, on l’étend, on le rend plus actuel, plus présent en y conformant sa vie, on ne le défend qu’indirectement, en le faisant croître, comme un grand arbre se défend en s’étendant et se fortifiant. Et le défend-on sans le pratiquer ? Ici, la réponse est certaine : sûrement non ; car sans le pratiquer, on ne peut le connaître.

Pour l’idéal révolutionnaire, c’est tout à l’inverse : ce qui fait sa force, c’est qu’il est une morale à l’usage de ceux qui n’en ont pas. Voyez Rousseau : je ne crois pas qu’il y ait d’exemple aussi, parfait d’homme « se cherchant en toutes choses » comme disent l’Évangile et l’Imitation. Si quelqu’un a toujours cédé à ses penchants et pas même à des désirs ou à des ambitions un peu soutenues, mais à ses penchants immédiats, à l’appétit du moment, c’est lui — et pourtant, l’idéal qu’il propose à son citoyen est bien le plus lointain, le plus abstrait, le moins explicable par des penchants et des instincts naturels, que le plus rigide homme de devoir et la volonté la plus épurée aient jamais abordé.

En fait de plaisirs, Rousseau est de ces gens qui renoncent à dix demain pour avoir un aujourd’hui. Nous ne parlons pas des devoirs, et il demande à son citoyen de renoncer à ses enfants même, aux affections les plus nobles, les plus tenaces, les plus palpables, pour les plus lointains et les plus incertains avantages : protection de l’État, etc.

D’où vient la force d’une pareille doctrine ? Pas des sentiments naturels, cela est certain ; l’homme qui l’a conçue ne l’a pas essayée sur lui-même, n’a pas interrogé ses sentiments, consulté son cœur, mais seulement sa tête, son intelligence — et de ce côté, il faut avouer que l’on est satisfait et que le système donne un merveilleux échafaudage d’abstractions, un édifice logique d’une régularité qui fait plaisir à suivre dans ses dernières déductions.

C’est là, du côté de l’esprit, de la logique pure, qu’il faut chercher la force de ces systèmes, leur vitalité ; ils ne sont pas faits pour élever l’âme et le cœur des hommes mais pour satisfaire leur intelligence. Voilà pourquoi de bonnes têtes et des cœurs pourris le défendent avec tant de zèle et de succès. C’est la morale des gens qui n’ont plus que la tête saine et se font une morale avec la dialectique, une vie honnête avec des paroles, et une conscience avec la bonne opinion des autres. Ceux-là, plus ils se sentent mauvais au fond, plus ils mettent de rage à crier avec les mécontents au nom de la justice, de l’humanité, etc.

C’est leur manière de faire le bien, leur genre de vertu ; vertu commode, parce qu’elle est de plain pied, à la portée des plus vicieux, et n’interroge jamais ceux qui parlent pour elle. Un dérivatif pour la conscience plus qu’une satisfaction.

Guerre à la religion, loi des peuples en décadence

Guerre à la religion : absurdité sans nom. Consacrer sa vie, dépenser ses forces et son temps à empêcher que les gens aillent à la messe ! C’est donc le plus grand crime de tous ? Car souvent les mêmes sectaires n’ont pas un mot contre les escroqueries, concussions, abus de tous genres, ne remueraient pas le petit doigt pour empêcher la jeunesse de faire la noce.
Mais non, ce n’est pas absurde ; rien n’est plus logique, plus fatal que cette guerre à la religion ; c’est la loi de toutes les décadences, la grand’route du mal. Quand les êtres ou les races vieillissent et s’affaiblissent, ils sentent de plus en plus un besoin de réalisation immédiate, de jouissance sans lendemain ; se f… de l’avenir, c’est le propre des êtres vieux qui n’ont pas d’avenir, des natures usées ; et la religion suppose précisément un prolongement indéfini de l’être au delà de la mort, sacrifie le présent à l’avenir. L’intérêt consiste à sacrifier le présent à un avenir rapproché ; le devoir, à un avenir lointain ; la religion, à l’infini.

Le devoir

On dirait vraiment, à entendre Buisson, que ses arguments et sa critique ne valent que sur le terrain religieux, ne détruisent que les religions positives. Mais ne peut-on invoquer contre tous les devoirs même les plus élémentaires, les mêmes arguments et la même critique dont il se sert contre la foi ? Donnez à une canaille des boulevards la critique de Buisson : il pourra justifier toutes ses saletés avec tout autant d’éloquence : il aura seulement l’esprit un peu plus large.

La difficulté n’est pas de trouver des arguments de cet ordre-là : c’est de trouver ce qu’ils ne démolissent pas. Buisson est bien fier d’avoir miné quelques croyances : il ne voit pas que le joli serait d’en préserver quelques-unes.

Un devoir est, par définition même, un acte qui dépasse et notre intérêt, et notre désir, et notre raison — qui n’est qu’un intérêt à vues un peu plus longues — tels qu’ils sont, à un moment donné. Le devoir est inintelligible sans la grâce, sans un secours supérieur à nous-mêmes : c’est précisément à cause de cette étroite union que nous lui donnons le caractère de l’absolu, que ne saurait avoir un acte venant de nous seuls. Ainsi notre conscience et notre volonté ne suffiront jamais à nous faire faire notre devoir. Il y aura un effort, une velléité sans doute. Jamais d’œuvre pleine.

  1. On remarquera qu’ici A. Cochin passe insensiblement de l’ordre de la connaissance (raison) à celui de la morale et de l’action (conscience). (Note de l’éditeur.)
  2. Cf. E. Le Roy, Dogme et critique, Paris, 1907, in-8°, p. 7. (Note de l’éditeur.)
  3. Il va de soi que l’auteur parle ici des « vérités contingentes », de celles qui sont du domaine de la raison. Pour Augustin Cochin il n’est qu’une seule Vérité transcendante, fin unique de l’homme qui doit y tendre, non point seulement par son intellect, mais par toutes tes facultés, surtout par sa volonté. (Note de l’éditeur.)
  4. Il est important de ne pas faire d’erreur dans l’interprétation de ce terme de libéralisme. Augustin Cochin désigne par là l’état d’esprit de ceux qui ont vidé le christianisme de son contenu, qui ont adhéré au corps sans vouloir connaître l’âme, ou qui, adhérant à l’un et à l’autre, ont peu à peu oublié celle-ci.
    De la sorte, les libéraux de 89, par exemple, ont privé le corps social de la sève qui lui distribuait l’énergie vitale. (Cf. page 132.) Ici, A. Cochin dit nettement que le libéralisme de principes, c’est la « doctrine qui prétend que l’on peut défendre le christianisme sans être chrétien ».
    Et, ajoute-t-il, on ne peut défendre le christianisme sans le pratiquer, « car, sans le pratiquer, on ne peut le connaître ». Ailleurs, il montre que le libéralisme procède d’un relâchement des mœurs, qu’il détruit la notion chrétienne de la famille, etc. (Cf. page 109.) « Il y a un libéralisme qui vient plutôt du relâchement des mœurs que de la culture de l’intelligence… »
    Tel est donc le concept de libéralisme que rejette Augustin Cochin. (Note de l’éditeur.)
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