Un Maurras procatholique mais antichrétien, peint par Louis Dimier

Un Maurras procatholique mais antichrétien, peint par Louis Dimier Vingt ans d’Action Française (1926), Chapitre I

La situation en ce début du XXe siècle n’est pas sans rappeler la nôtre : ennemi de toute tradition, un gouvernement révolutionnaire libéral — fragilisé par une série de scandales — s’attaque à la société civile à coup de lois liberticides. À l’instar de beaucoup de catholiques aimant leur pays, l’universitaire Louis Dimier est tenté par l’idéologie nationaliste alors émergente. Fermant les yeux sur l’antichristianisme de ses compagnons, il participe à la fondation de l’Action Française, qu’il sert sans compter pendant vingt ans. Surtout, il s’investit dans son journal, dont il devient un des responsables. Renvoyé en 1925 par Maurras, pour un différend sur la gestion de l’organe de presse, il garde cependant de la tendresse pour ce mouvement auquel il a tant donné. Son témoignage (sur un Maurras procatholique mais antichrétien) présente d’autant plus d’intérêt que son éviction — ainsi d’ailleurs que la parution du texte ci-dessous — intervient juste avant la publication du décret de condamnation de l’Action Française par les papes saint Pie X et Pie XI. [La rédaction]

Avertissement de viveleroy

Le texte suivant est le premier chapitre du livre de Louis Dimier : Vingt ans d’Action Française et autres souvenirs, Nouvelle librairie nationale, Paris, 1926.

AVERTISSEMENT : Tous les titres ont été ajoutés par nous afin de faciliter la lecture en ligne.


Le contexte politique à l’aube du XXe siècle

L’Action Française commença de se former en 1899. L’occasion de ces commencements accusait remarquablement son caractère.

Les origines républicaines antidreyfusardes de l’Action Française

CLIQUER pour LIRE

Au sein d’une réunion que Vaugeois tenait avec M. de Mahy, ce respectable membre du vieux parti républicain engagé pour la France contre le parti de Dreyfus, dit que dans cette défense il n’admettait rien d’illégal. Communément, ces choses-là sont applaudies, principalement des conservateurs, qui y trouvent un air d’énergie et battent des mains en conséquence.
Ce bel effet fut manqué cette fois. Vaugeois répliqua qu’au contraire il se moquait de l’illégalité quand il s’agissait de sauver le pays. Quelques écoutants protestèrent ; tout ce qu’il y avait de sérieux dans la salle applaudit. L’Action Française était fondée.

Vaugeois la constitua avec quelques amis échappés comme lui de la ligue de la Patrie française, au nom de laquelle M. de Mahy avait tenu la réunion. De la dissidence marquée ce jour-là, toutes les autres devaient s’ensuivre, comme elle contenait toutes celles qu’on n’osait exprimer. Ceux qui prenaient à cœur les choses y reconnurent leurs sentiments, les démarches de la Patrie française ne les ayant pas satisfaits.

Émergence d’une opposition nationaliste œcuménique

Le parti Dreyfus tenait le gouvernement. L’opposition s’appelait nationalisme. De ce mot, emprunté aux nationalités qui combattent en Orient pour leur indépendance, Barrès avait depuis peu fait l’enseigne d’une revendication des traditions françaises, opprimées par l’esprit de système issu de la Révolution. Tout ce qu’il y avait d’hostile au régime s’y ralliait ; sans combattre le régime, tous ceux qu’exaspéraient les facilités qu’il offrait à conspirer contre la France faisaient de même.

C’était un nouveau boulangisme, mieux éclairé que l’ancien sur ses principes, diminué par malheur d’un concours important, celui du monde ouvrier, que les chefs socialistes eurent l’art d’enrôler dans le parti de Dreyfus. Privé des énergies que recelait l’extrême gauche, il avait embarqué les centres, libéraux en principe, incertains dans l’action, autre source de faiblesse, qui pesait sur ses actes, et tenait en échec la réaction violente qui l’avait engendré. Les premiers effets le firent voir.

Un parti se crée : la ligue de la Patrie Française

J’étais alors professeur en province. Tout cela me parvenait de fort loin, comme de l’extrémité d’une lunette étroite, dont le peu de champ rapetissait. l’objet. L’impuissance de la fameuse ligue n’en était pas moins claire pour moi.

Après le suicide du colonel Henry, quand fut démontré l’apocryphe par lequel il avait tenté d’abréger le scandale du second procès Dreyfus, une vaillante femme, Marie-Anne de Bovet, depuis Mme de Boishébert, avait lancé, en faveur de la veuve qu’il laissait, une souscription sur les listes de laquelle se comptaient tous les patriotes.

J’écrivis à Fonsegrive, professeur au lycée Buffon et directeur de la Quinzaine : « Est-ce que vous ne marchez pas ? » Il me répondit : « Attendez. »
Il ajoutait que quelque chose s’annonçait, qui serait tout à fait confortable. Le terrain était mal choisi, l’occasion n’était pas propice. Des gens préparaient un programme qui donnerait satisfaction. L’idée de patrie (c’est ainsi qu’ils parlaient) subissait un fléchissement ; on s’encouragerait à la redresser, on dirait pourquoi, et en route ! Derrière ces explications nous marcherions, me disait-il, « munis de tous nos titres, avec tous nos diplômes dehors ».

Le cortège ainsi formé fut la Patrie Française. Pour commencer, il imposa par le nombre ; bientôt il apparut que c’était une cohue. Au lieu de se grouper sur un fait qui eût servi de crible, qui battît le rappel des énergies, on aima mieux ramasser la foule derrière des formules, que chacun entend comme il lui plaît, en sorte qu’il n’y a rien de si divisé, de si mou de si inopérant, que ces manifestations.

La ligue parla, imprima, discuta, se disputa, mit à l’Hôtel de Ville quelques-uns de ses membres, qui ont ainsi fait fortune, et enfin aboutit au fiasco des élections de 1902, dont Jules Lemaître, président de la ligue, ne laissa pas de célébrer, après l’événement, l’heureux succès.

De l’échec de la ligue de la Patrie Française à l’Action Française

Dans cette opération suprême, le désordre fut extrême chez les nationalistes. Plus pratiques à cet exercice, les libéraux sauvèrent quelques sièges. Mais d’un côté ou de l’autre, encadré blanc ou rouge, ce fut le nationalisme qui vota. Du côté de l’électeur il n’y avait que cela de vivant. Dans la chambre nouvelle, seul fut vivant aussi ce qui portait son empreinte pure. Elle était entière chez Vaugeois ; elle inspira l’Action Française.

Gestation de l’Action Française

Union sur la défense du colonel Henry, faussaire dans l’affaire Dreyfus

L’apologie du colonel Henry fut le point de départ de celle-ci, son fondement, le signe auquel ses adhérents se reconnurent. Maurras l’avait menée avec une décision qui faisait l’étonnement, le scandale de l’adversaire. Pour tous ceux que des chimères morales ne privaient pas du sens commun, qu’y avait-il cependant de plus clair que l’innocence du papier forgé, supposé qu’on sût Dreyfus coupable ? Qu’ajoutait-il au fait ? On ne pouvait pas même feindre que ce papier eût pesé dans la condamnation, puisqu’il n’était né qu’après le procès. On ne l’avait destiné qu’à l’opinion publique, que l’affaire ne regardait pas, et à qui les juges avaient le droit de fermer n’importe comment la porte au nez.

En quête d’une doctrine pour pérenniser le mouvement

En même temps des idées générales se formaient. Dans des réunions qui se tinrent quelque temps au café de l’Univers sous le nom d’Appel au Soldat Barrès, avait remarqué que l’affaire Dreyfus passerait, que le fruit s’en perdrait, si, de l’ordre public, du salut national, on n’avait soin de faire une doctrine. C’est ce que nous faisions.

Un principe : Primauté de l’État contre l’individualisme des Droits de l’homme

Le premier trait de cette doctrine fut de subordonner la liberté, dont on nous faisait un principe.
En son nom, ne prétendait-on pas que tout citoyen tînt en échec l’État ? N’était-elle pas la source dont le gouvernement devait procéder pour être légitime ?
Mais, quoi ! Ne faudra-t-il pas quelle cède, si le premier devoir de l’État est de veiller au salut commun ? Ne faudra-t-il pas, le cas échéant, que le soin de ce salut l’emporte ?
Pour enseigne de ses destructions, le parti du traître avait pris les Droits de l’homme ; l’Action Française répondit par une critique de ces droits. Elle réfuta l’individualisme, la démocratie, qui s’en inspire, enfin et de proche en proche tout le corps de doctrine dépeint depuis cent ans comme la conquête de l’esprit moderne sur l’erreur du passé.

La Révolution en est issue ; cependant, au fort de son triomphe, qu’a pratiqué le jacobinisme, sinon l’empire de la raison d’État ? Tant ce principe du salut public faisait sentir sa force à ceux qui l’avaient négligé. De la Révolution, dont elle faisait le procès, l’Action Française excepta donc ce point-là, où la Révolution avait renié son principe.

Un seul royaliste dans cette Action Française : l’agnostique Charles Maurras

Il n’était pas encore question de retour à la monarchie. Vaugeois était républicain, radical d’opinion, petit-neveu d’un conventionnel, défendant la raison d’État d’accord avec ces origines. Républicains étaient pareillement tous ceux qui se joignirent à lui dans ces commencements, à l’exception de Maurras, royaliste déjà, en qui se réalisait le type de blanc du midi, sauf la foi religieuse qu’il avait renoncée, quoique gardant à l’Église catholique son attachement et son respect. Seul de son parti politique, il ne devait pas moins y attirer tous les autres. Aussi y étaient-ils entraînés, la guerre menée contre la Révolution n’ayant que dans le royalisme son terme. Des croyants catholiques ont pu le méconnaître, par un souci de défense immédiate de l’Église, qui, les tournant contre la Révolution, leur faisait souffrir la république ; mais ceux qui, à ce souci joignaient celui des principes ont toujours aperçu cette conséquence-là.

Les enrôlés de l’Action Française ne l’apercevaient pas encore : le préjugé républicain leur dépeignait la royauté comme une vieillerie passée de mode, définitivement enterrée.
Il n’y a que vous de royaliste en France, disait Vaugeois à Maurras, qui répliquait :
Mettez-vous avec moi, nous serons deux.
L’apologétique royaliste, qui dans les écrits de ce dernier a si vivement frappé l’esprit public, n’était pas encore constituée. De plus, les raisons qu’elle présente n’auraient pas suffi à l’action qu’il se proposait. Il fallait des faits.

Maurras convertit ses amis au royalisme d’Enquête sur la monarchie

Un premier fait, le triomphe de Dreyfus, opérait le détachement du régime ; l’affection pour la monarchie en réclamait un second, que Maurras sut faite naître, ayant sollicité du comte de Lur Saluces et de M. Buffet, représentants de Monsieur le duc d’Orléans, qui purgeaient à Bruxelles une peine de scandaleux exil infligée par la république, un entretien où se trouvaient exprimés les principes nécessaires au relèvement du pays sur tous les points auxquels l’opinion s’intéressait depuis trente ans. À cet entretien le retentissement fut donné au moyen d’une enquête conduite auprès de ceux dont la contradiction pouvait apporter des lumières. La déclaration servait de thème ; chacun était prié d’exprimer sa critique, à laquelle Maurras répondait.

Ainsi fut constitué le livre depuis répandu par l’Action Française sous le nom d’Enquête sur la monarchie, monument de hardiesse intellectuelle, d’ingéniosité dialectique et de judicieuse information.
Ce n’est pas que toutes les objections y fussent en effet résolues ; mais le plus grand nombre des arguments portaient, et il y avait partout un air de nouveauté brillante et conquérante, qui donnait une force surprenante à l’ouvrage. Enfin, grâce à cet artifice, se voyait amenée devant l’opinion une déclaration qui à elle seule ne pouvait manquer de faire beaucoup d’effet.

Une réflexion poursuivie dans le journal la Gazette de France

Le public fut informé que dans le domaine de l’esprit une force inconnue la veille se levait pour la monarchie ; chez les membres de l’Action Française, la persuasion se fit autrement. Tous avaient eu part à l’enquête. Ce ne fut pas, en général, les réponses qu’ils obtinrent qui changèrent leurs idées, mais les nuances qu’ils sentirent dans les conversations auxquelles les engageait Maurras, et le progrès de sa démonstration, que trois fois par semaine la Gazette de France imprimait.

Depuis longtemps ce journal comptait au nombre de ceux qu’on ne lit pas ; ses abonnés n’en levaient pas même la bande ; cela donnait la facilité d’y loger des articles d’une longueur prodigieuse, que cinquante personnes dans toute la France suivaient avec fidélité. L’auteur veillait, à ce que ces articles leur fussent servis exactement. Janicot, directeur du journal, qui m’en avait favorisé, me les ayant supprimés soudain, Maurras, à qui je m’en plaignis, exigea et obtint, non sans cris, que l’envoi fût rétabli.

J’étais de ceux que l’enquête avait interrogés. J’avais objecté l’éloge que, dans sa Grandeur des Romains, Montesquieu fait des magistratures annuelles comme ouvrières d’émulation, au contraire de Corneille dans Cinna, qui les dépeint comme cause de ruine. On m’avait répondu que cela dépendait du temps, et qu’ils avaient raison tous les deux. Cependant ni l’un ni l’autre ne limite à l’époque son jugement, et leurs raisons sont générales. De son côté, la thèse de l’enquête était absolue. C’était donc mal répondre, mais cette difficulté fut bientôt effacée sous le flot d’arguments versés par le journal, et par la richesse d’aperçus que les entretiens découvraient.

Maurras les tenait au café de Flore, qui fait le coin de la rue Saint-Benoît et de l’ancienne rue Taranne, rasée par la percée du boulevard Saint-Germain. Tous ceux qu’attirait sa parole se rendaient en cet endroit-là. Après que ma démission de l’université m’eut refait habitant de Paris, je l’y rencontrai régulièrement.

Les hommes de l’Action Française

Portrait de Charles Maurras

Peu de charme s’ajoutait en lui aux séductions de l’intelligence.

Il avait le corps fluet, le teint mat dans une barbe et des cheveux rares fort noirs ; le malheur qu’il avait d’entendre difficilement rendait son regard triste et méfiant.

Ses manières affichaient beaucoup de politesse, que démentait un soin des formes grammaticales étranger aux gens bien élevés.

En fait de caractère, il aimait à avouer de grandes exigences en amour, dont il reniait le propos gaillard, propre seulement, disait-il, à «ridiculiser des choses très agréables », au surplus mêlant cette ostentation du regret d’y porter une figure qui n’était pas (je l’ouïs citer Fantasio) celle de « ce monsieur qui passe ».

En fait de littérature, son discours était empreint de l’esprit de coterie des petites revues, qu’il avait beaucoup fréquentées, et auquel il joignait en fait de philosophie des grâces pillées de l’épicurisme, qui lui faisaient dire par exemple que ne pas savoir distinguer le vrai du faux était « ignorer un plaisir ».

Il n’avait pas d’esprit, et le blâmait en autrui ; ce qu’il pratiquait d’ironie rendait le triste accent d’une colère intérieure : au demeurant, doué de nerfs dont le surprenant ressort rompait soudain tous ces traits composés, tantôt l’emportant jusqu’à l’extravagance, tantôt le livrant à des fureurs qu’un garçon qui le servait à Flore accueillit un jour en lui jetant à la tête des assiettes que nous vîmes rouler autour de nous.

Dans ces moments se livrait son caractère ; mais la pensée avait son tour. Elle ne coulait de source qu’en politique ; mais alors elle se soumettait tout. La passion de convaincre, la plus forte chez lui et qui dominait sur toutes les autres, s’y exerçait au moyen d’une dialectique puissante, où l’esprit se donnait tout entier, s’offrant à la contradiction avec une bonne foi absolue, triomphant de l’objection au moyen d’arguments qui, faisant la lumière à mesure qu’ils avançaient, emportaient comme une palme la conclusion.

Les vues d’exécution n’étaient pas moins frappantes. Il y avait chez cet homme un sens de la manœuvre aussi délicat que ses principes étaient fermes et étendus : en sorte que, aux lumières de l’esprit, ses propos ajoutaient la confiance d’en voir réaliser l’objet. De là lui venaient un double empire, et une force d’ascendant à laquelle nous cédions tous.

Portrait de Henri Vaugeois

Vaugeois était bien différent. Les sympathies volaient à sa personne, répondant à l’avance généreuse du cœur le plus chaud qu’on vit jamais.

Le tour de son esprit était le moins dialectique du monde ; s’avançant par vues et par saillies, il ne laissait pas de mener notre entreprise avec une sûreté remarquable, l’engageant hardiment partout où se présentait une ouverture, ne manquant à cette initiative que là où manquaient nos moyens. C’est lui qui donna à l’Action Française son nom, auquel Maurras eût préféré celui d’intérêt commun, moins sonore et moins déclaré.

Au demeurant, le plus désheuré des hommes, absent des rendez-vous, courant après les papiers, prêtés, insaisissable comme la chimère, dont nous nous amusions à lui donner le nom, quoique sa pensée n’eût rien de chimérique, et qu’il portât, dans l’observation des hommes, un des sens les plus fins que j’aie vus.

L’ayant eu naguère en Sorbonne comme camarade d’agrégation, j’étais ravi de le retrouver.

Pour la première fois je fis la connaissance de Pujo, de Moreau, de Bainville, de Montesquiou, de Mazet, de Tauxier, de Robert Launay, aussi familiers du café de Flore, où Paul Souday d’autre part se trouvait quelquefois, ainsi que Bracke, l’un et l’autre éloignés de nos idées, attirés cependant par la discussion, en un temps où Maurras n’avait d’autre souci que de la rendre agréable au plus de gens qu’il pouvait.

Portrait de Jacques Bainville

Bainville était alors fort jeune. Il semblait sortir du collège. Son livre sur le roi de Bavière Louis II, déjà paru, lui donnait tournure d’enfant prodige. J’aimais dans son esprit le bon sens, tout en réaction ou méfiance de ce qui se risquait de paradoxe parmi nous. Hésitant sur ses aptitudes, dans une répartition de nos forces, Maurras un jour lui proposa de faire la politique étrangère, qu’il avait à peine abordée. Il haussa les épaules, Maurras dit d’un ton sec :
— J’avais votre grimace dans ma poche.
Il céda. C’est ainsi que commença la carrière qui l’a fait connaître partout.

Portrait de Lucien Moreau

Moreau, jeune également, avait connu Maurras comme associé de la librairie Larousse, dont la revue insérait la critique de ce dernier. Une amitié les unissait, dans laquelle Moreau apportait les lumières d’un extraordinaire sang-froid. Rien n’était si curieux, quand ils étaient aux prises, que de voir le plus jeune ramener le plus âgé, qui s’emportait, aux règles de la commune raison. Moreau venait à l’Action Française des extrêmes régions du radicalisme anticlérical.

Portrait de Léon de Montesquiou

Montesquiou, fils d’une des premières noblesses de France, venait du monde conservateur. Il avait une raison puissante, de l’indépendance dans la pensée, de l’équilibre dans le caractère, un extérieur simple et modeste, beaucoup d’indifférence pour ce qui n’était que vain dehors, simple opinion, banalité.

Portrait d’Octave Tauxier

Je mets ici le souvenir d’Octave Tauxier. Il était de ceux qu’allume et qu’aiguillonne le particularisme d’école. Venu au monde cinquante ans plus tôt, il eût suivi Fourier ou Cabet.
L’Action Française attirait ces esprits, que le souffle généreux de Vaugeois élevait jusqu’à la pensée générale, et auxquels Maurras servait de lien par un fond de secte intellectuelle, qu’il tenait de sa littérature. Dans les heures que lui laissait un travail d’employé, Tauxier menait une critique rigoureuse des idées, éclairée par l’histoire. La mort devait l’enlever bientôt. Un aspect chétif, un regard ardent dont le lorgnon attisait la flamme, formaient l’enveloppe de cet esprit, dont quelques articles dispersés composent seuls aujourd’hui la trace.

L’Action Française se revendique publiquement du royalisme

Une revue, laboratoire d’idées d’un groupe d’intellectuels

Avec plus ou moins de traits singuliers, tous nous nous rapprochions de ce type, étant de ceux qu’on s’était mis depuis peu à appeler les intellectuels, et chez qui le problème politique s’agitait en forme philosophique. Nous groupions nos écrits dans une petite revue de format in-12, de couleur grise, qui portait le titre de notre action et paraissait deux fois par mois, avec un débit restreint, des ressources précaires et si peu d’exactitude, qu’un jour ayant paru à l’heure, quelqu’un proposa de fêter désormais cet événement par un anniversaire. Nous l’appelions un laboratoire d’idées.

L’Action Française fait profession publique de royalisme

Il fallut quelque temps pour que, dans nos creusets, le devoir d’être royaliste apparût. Cela vint enfin. La revue le déclara sans tarder.

Maurras était d’avis d’en ajourner l’aveu. Il y voyait l’inconvénient de nous couper des nationalistes. Je crois qu’il avait surtout celui de nous ranger dans un parti. Jusque-là, nous n’avions paru céder qu’aux exigences des idées pures ; ceux que nous combattions même, en étaient frappés : cela nous donnait beaucoup de crédit, cela ouvrait à notre campagne du côté des gauches, d’où presque tous les membres de l’Action Française étaient issus, un champ indéfini.

Une profession publique de royalisme traversait ces facilités, comme associant à notre action les intérêts dont le prince était le centre, et le préjugé de ses adhérents.

Mais comment l’éviter ? Vaugeois n’était pas l’homme de ces sortes de précautions ; puis, l’inconvénient tenait aux choses, le silence n’y eût point aidé.

Un parti en quête de troupes

Une frange de vieux royalistes rejoint le parti

En un moment, notre conversion fit des vieux royalistes nos amis : non pas de tous, car le libéralisme qui ravageait depuis cent ans ce parti y faisait obstacle à nos idées, mais de tous, ceux que l’esprit net et le caractère ferme rendaient propres à les embrasser, des Chouans en un mot, et de leurs semblables1.
Quoiqu’ils fussent peu nombreux, comme nous l’étions moins encore, ils firent désormais le gros de notre parti. C’était de l’énergie, c’étaient des forces, c’étaient des lumières aussi.

Attirer la gauche grâce au positivisme d’Auguste Comte

Quant au détriment, quel remède ? Sans doute, on aurait pu le trouver dans une politique économique hardie, qui nous eût mis au premier rang des revendications ouvrières, donnant à notre monarchie une figure supérieure aux classes et aux partis, et refaisant autour de Philippe, héritier des rois de France, l’ancienne coalition boulangiste. Vaugeois le sentait ; Maurras non pas. Il était timide à cet égard, et il avait horreur de la science économique. Comme personne chez nous ne la savait, nous n’avions garde de contrarier un préjugé d’autant plus invincible en lui qu’il se figurait soutenir notre ascendant à gauche par une profession de positivisme, dont peu de gens en France se souciaient alors, et dont tout le monde se moque aujourd’hui.

Constituer un parti de l’ordre unissant positivistes et catholiques

Comte, fondateur de la doctrine, avait fait le projet d’associer à son action les catholiques, pour vaincre les forces d’anarchie développées par la Révolution. Deux de ses disciples, députés dans ce but au P. Berckx, général de jésuites résidant à Rome, n’avaient pas été reçus.

Maurras avait en tête de réaliser cette alliance, invitant, selon les principes du maître, tout ce qui croyait en Dieu à se faire catholique, tout ce qui n’y croyait pas à se faire positiviste : moyennant quoi, les protestants étant supprimés d’une part, de l’autre les panthéistes et les idéalistes, fauteurs de la Révolution, l’ordre monarchique traditionnel ne rencontrerait nul obstacle. L’une et l’autre France, unies, malgré les dissidences de foi, dans les maximes de l’ordre politique, opéreraient ensemble la restauration.

Cet avenir, aujourd’hui démenti, ne s’annonçait dès lors pas brillamment. Les positivistes n’étaient qu’un petit nombre, dont nous ne ralliâmes encore qu’une fort petite fraction. À part ce que la doctrine tirait d’autorité de l’adhésion de Maurras et quelques autres, sa place dans notre action fut des plus effacées.

La monarchie nationaliste de l’Action Française

« Une monarchie d’allure dictatoriale et jacobine »

La profession de royalisme ne changeait rien à nos principes. Au contraire : ils en prirent une vigueur nouvelle. À la restauration du trône Vaugeois associait la raison d’État. Il faisait de celle-ci l’essence de la fonction royale, il en tirait pour le prince en exil le droit de rentrer à toute force et par tous les moyens. Salus populi suprema lex esto. Le règne de la maison de France confondu dans l’intérêt public résumait tout le devoir politique des Français, qu’il s’agît de s’y soumettre ou de le rétablir. Cela composait une monarchie d’allure dictatoriale et jacobine, où le souvenir de Richelieu rejoignait celui de Cadoudal, bien différente de la monarchie débonnaire dont on avait promené auparavant les images.

Un prince « dictateur et roi »

Depuis trente ans, le parti royaliste n’entretenait l’opinion que de la poule au pot ; on se mit à lui parler du supplice de Cinq-Mars et de la cravache portée dans le parlement par le roi chassant au bois de Vincennes. Dans le modèle de prince qu’on proposait aux foules, le Henri IV des vaudevilles fit place à Louis XIV. Cette substitution devait plaire à tous ceux qui savent l’histoire. Elle n’était pas moins propre à charmer l’opinion, qui met fort au-dessus de tous les traits de compassion le bienfait d’un ordre public garanti par l’épée.

Le prince dont on demandait le retour fut représenté comme dictateur et roi. Sous un titre où ces mots se trouvaient associés, Maurras tint prêt, pour la Gazette de France, un article où se trouvait expliqué l’assemblage, et que Janicot ne voulut jamais laisser paraître.

Qu’est-ce, disait avec horreur ce royaliste de 1850, qu’un dictateur ? Un homme qui vous prend tout.

Et, de ses deux bras allongés, il faisait le geste de tout saisir autour de lui.
Ainsi se maintenait chez nous l’énergie de la réaction nationaliste.

Les déboires de la réaction nationaliste républicaine

Gabriel Syveton, l’âme du Parti nationaliste

Dans le parti de ce nom, elle [l’énergie de la réaction nationaliste] était affaiblie par l’influence des Chambres. Cependant elle durait tout entière, avec tout son ressort, dans Syveton.

Syveton sortait comme nous de l’université. Signalé contre le parti Dreyfus au temps qu’il était professeur, il avait encouru la révocation prononcée par le conseil supérieur, après une défense de sa part qui fut beaucoup remarquée. « Le discours de Syveton est très bien », me disait le provincial des jésuites de Paris. Ces extrémités du monde catholique, que l’Action Française eut tant de peine à gagner, étaient conquises par lui en un moment.

Sa fortune fut rapide. Deux ans n’avaient pas passé, que toute la réaction s’incarnait en lui. Lemaitre, Coppée, formaient le décor du parti ; lui en était l’âme et l’action. Un grand seigneur, le comte Boniface de Castellane, jeune, séduisant, remuant, lui fournissait l’argent. Avec l’Écho de Paris pour organe, ils menèrent l’aventure ensemble ; elle n’allait pas au delà des termes d’une dictature républicaine. Aucune orientation pareille à celle de l’Action Française n’y avait place, et nous étions sans influence de ce côté.

Le scandale de l’affaire des fiches du général Louis André

Un grand scandale public allait se produire. Le triomphe de Dreyfus avait eu pour effet de mettre au ministère de la guerre le général André, lequel entreprit de soumettre aux exigences de l’esprit républicain l’armée, auparavant réfractaire. Les sentiments que les officiers professaient en grand nombre, d’aversion pour le régime des partis, ou d’attachement envers l’Église, il fallait les faire disparaître ou se cacher ; les influences qui s’exerçaient chez eux venant du monde conservateur, il fallait les anéantir.

Pour cela, le ministre fit surveiller tout ce qui sous lui portait un grade. Du haut en bas du commandement, la délation fut instituée. Des fiches dressées au nom de chacun rendirent compte de ses sentiments. On y disait les gens qu’il fréquentait, les journaux qu’il lisait, s’il allait à la messe, seul ou avec sa femme, s’il y allait portant un livre.

Les loges de la Franc-Maçonnerie s’employaient à ce service secret. La trahison d’un franc-maçon le livra. Ce monument d’infamie fut porté à l’opposition nationaliste, qui le publia dans les journaux. Chaque fiche fut imprimée, étalant le détail de cette ignoble dénonciation.

À la lecture de ces écrits, l’opinion fut debout en un moment. Outrée de dégoût et de colère, elle rendit au gouvernement, en invectives et en menaces, l’équivalent de l’insulte que recevait le pays dans la personne de ses soldats. Les délateurs étaient nommés, on les souffleta dans les cafés. Des duels, des bagarres, des dénonciations, des démissions, des révocations, s’ensuivirent. Le ministère prit peur. Guyot de Villeneuve, qui détenait les fiches, fut supplié par Rouvier de cesser la publication. Il y consentit. C’était le frère du gendre de M. Piou. Dans la chambre, Syveton interpela.

Syveton gifle le général André lors une séance du Parlement

Ce fut une séance mémorable. L’évidence était que le régime y paraissait en accusé. Le général se défendit comme il put. Il allégua ses devoirs politiques, l’obéissance que les officiers devaient à la constitution. La chambre était complice ; quoique la cause fût mauvaise, elle tenait à garder le ministère. Les approbations du grand nombre saluèrent le général André quand il descendit de la tribune, Syveton prit parti dans cet instant. Il prévoyait l’ordre du jour de confiance. Mais sa résolution avait de quoi le rendre vain ; il s’approcha du général et le gifla.

Le fracas de ces claques courut par tout le pays, causant l’allégresse universelle. Les libéraux y trouvaient à redire ; cela n’était pas parlementaire, et le giflé était un vieillard. Mais l’opinion prenait aussi peu de souci de l’âge d’André que des règles du parlement. Elle vit là-dedans le vrai châtiment des fiches, la seule sanction que, dans l’état du pays, l’honnêteté impudemment violée pût recevoir. Syveton devint en un moment l’homme le plus populaire de France.

Les réactions dans l’Action Française

Nous suivions avec intérêt le mouvement croissant de sa fortune [celle Syveton]. Nous applaudîmes à ses claques sans réserve. Je n’ai jamais remarqué que Vaugeois eût pour suspecte l’action à laquelle il tendait. Elle aurait pu l’être à Maurras, prompt à redouter le rétablissement de l’empire au terme de tout mouvement de ce genre. Elle le fut certainement à un ami de Maurras, devenu le nôtre, Amouretti, qui vivait encore.

Amouretti devenu était royaliste avant tout ; ou, pour mieux dire, il n’était que cela. Régionaliste provençal, il avait un pied dans le nationalisme ; politiquement, cependant, ce parti n’était pas le sien. Il avait été boulangiste, comme on embrasse un expédient, sans en aimer l’essence profonde. Dans la renaissance de ce mouvement au sein de circonstances nouvelles, il sentait le vent des plébiscites et des tyrannies de l’opinion. Je le trouvai un jour chez Maurras, lisant un article qu’il allait faire paraître, où, sous l’allégorie de l’histoire romaine, il dénonçait Castellane et Syveton. Il était alors fort malade ; ses nerfs tendus donnaient à sa parole un accent douloureux et pathétique. À Maurras, qui le pressait de supprimer l’article, il répondit par deux ou trois fois : « Je suis sur la pente du dreyfusisme », tant lui était suspect le nationalisme tout court.

Maurras, au contraire. Son principe fut de le cultiver, de l’exalter, de l’étendre, et de le faire aboutir à la royauté que, le premier, il eut l’idée d’appeler un « nationalisme intégral ». Sans doute il projetait la conquête de Syveton, ou bien qu’on lui prendrait ses troupes. Il n’arriva ni l’un ni l’autre, car Syveton fut assassiné.

L’assassinat de Syveton

Entre les événements atroces dont la république nous aura donné le spectacle, peu dépassent celui-là en horreur. La nouvelle en tinta comme un glas sur le pays plongé dans l’abjection des fiches, dans les déchirements de la persécution religieuse, dans l’abrutissement de l’enseignement public, dans l’insolente revanche de la trahison. Le crime même était entouré d’un mystère qu’on n’a jamais percé.

Comme témoins dans le procès où allaient être jugées ses gifles, Syyeton avait convoqué tous les auteurs de l’affaire Dreyfus. Une agitation redoutable se préparait autour de lui.
On l’avait trouvé le matin étendu, la face contre terre, le nez sur un fourneau à gaz, au moyen duquel on assurait qu’il s’était asphyxié. Ce suicide prétendu ne devait tromper personne.

Afin de n’en pas moins faire face à l’opinion, des bruits de sales mœurs étaient répandus sur lui, faisant sentir la présence des communs organes de l’anticléricalisme ; l’habitude de ceux-ci est de salir leurs victimes. Le défunt, dans la circonstance, fut traité comme un frère des Écoles Chrétiennes. Avec de grandes démonstrations de pudeur, des journaux dont là quatrième page est consacrée aux rendez-vous se servaient de mots grecs pour conter ses méfaits. Quelques jours plus tard, un témoignage formel, celui du docteur Tholmer, mettait ces miasmes en fuite.

L’enterrement fut affreux. Le long des avenues de Neuilly, nous suivions dans ce corps le triomphe du parti, auteur de déshonneur et de ruine, que Syveton avait fait trembler ; nous accompagnions la victoire, brève comme le dernier souffle, péremptoire comme la mort, d’une secte immonde sur le pays. Drumont y était. Personne comme lui n’avait dépeint l’affreux mystère des crimes politiques républicains ; personne plus que lui n’avait fait espérer que nous en verrions la fin. Je le vis descendre de voiture. Son geste las, ses épaules lourdes, semblaient nous dire : C’est à jamais.

L’Action Française, seul mouvement nationaliste en course

Comment tout construire

Désormais, l’Action Française fut seule à détenir l’espoir du pays. Mais quoi ! nous étions inconnus. Les fréquentations d’un groupe borné, la curiosité de quelques lecteurs, c’était tout notre rayonnement. Comment ne perdions-nous pas courage ? Deux choses nous soutenaient dans cet état : le plaisir que nous prenions au commerce des idées, la confiance de brusquer par un chemin de traverse un succès dont les moyens légaux allongeaient sans fin la route aux autres.

Il était entendu que nous faisions l’éducation politique d’une élite ; que, dans un nombre choisi de têtes françaises, nous faisions entrer la doctrine du salut public par le roi, atteignant ainsi deux effets :
– d’abord de nous créer les concours nécessaires à l’opération décisive ;
– en second lieu, la restauration faite, de nous mettre à même, par ces organes, d’y convertir tous les Français.

La force sur laquelle nous comptions pour cela nous faisait mépriser l’action électorale et, en général, les moyens permis par la loi, lesquels représentaient à nos yeux l’impuissance, la lenteur, un hommage pratique aux principes de l’adversaire. Ceux qui, après je ne sais combien d’années d’efforts stériles, s’obstinaient à préparer les élections, nous faisaient rire. Beaucoup d’entre nous ne votaient pas, par dégoût, par indifférence. Ce n’est pas qu’on ne songeât quelquefois à faire entrer l’un de nous à la chambre, le propos en courut pour Montesquiou, pour moi ; nous refusâmes ; aussi n’en était-il question qu’afin de conquérir une tribune aperçue de tout le pays. Le mandat pris en soi faisait hausser les épaules.

Si le coup de force est possible

Quant au coup qui devait suppléer ces moyens, nous l’envisagions comme une surprise, ou comme le terme heureux d’une agitation de rue, ou comme l’effet d’une complicité civile ou militaire d’en haut.

Dans une brochure, Si le coup de force est possible, Maurras en détailla les plans, numérotés par un, deux, trois. Vingt ans passés sans résultat sur ce numérotage l’ont rendu ridicule ; ce qui le faisait admettre alors, était la vivacité avec laquelle l’auteur imaginait l’action, donnant, quand il en discourait, le sentiment de l’immédiat. Il disait :

Ce que nous voulons faire n’est pas un parti royaliste, nous voulons faire la monarchie.

Ou encore, supposant qu’une chambre eût été royaliste à l’unanimité :

Le premier devoir de ceux qui veulent sérieusement la monarchie serait de tremper les députés dans la Seine, et de ne les en tirer que quand la monarchie serait faite.

Ou encore, quand ses nerfs parlaient :

Nous ne reculerions pas devant l’assassinat.

Comme le rétablissement de l’empire était annoncé comme possible :

De ce jour, l’Action Française se transforme en laboratoire d’explosifs.

Le parti de Déroulède menaçant de retarder le progrès de la restauration :

Il faudra nous entendre avec son médecin.

Penser la guerre civile

Le lendemain du meurtre de Syveton, quand je le vis au café de Flore, il me dit avant toute autre parole, de sa voix sourde :

Ils sont sérieux.

Ils, c’était les républicains.
Sérieux, parce qu’ils passaient actes.

Ni lui ni nous ne prenions au mot tout cela ; mais nous en retirions l’impression d’une volonté absolue d’aboutir. À l’exemple de tant d’autres partis qui avaient combattu le régime, l’Action Française nous proposait la guerre civile ; cette fois, nous étions avertis que ce n’était pas une guerre pour rire, mais une guerre vraie.

Les idées de l’Action Française

S’accorder sur un corpus doctrinal

Avec les idées quelle occupation ! Nous n’étions pas un parti comme les autres ; on ne pouvait se joindre à nous sans s’enquérir d’abord de l’accord de la pensée. À cela pourvoyaient en partie les conversations du café de Flore, en partie les explications de la revue, menées avec le plus grand soin, nos amis sentant bien que, plus l’accord serait méticuleux dans ces commencements de leur effort, plus il aurait ensuite de souplesse et de force, plus il irait droit et longtemps.
Comme tout le monde, en ce qui me regardait, j’eus à connaître les termes de cet accord, jusqu’à quel point j’avais à épouser les idées qu’on professait là.

Le positivisme

Au positivisme, dont on y faisait cas, je me sentais peu enclin, le connaissant par trois sources, qui étaient Taine, Comte et Zola.

Dans le premier, quoique ennemi de la Révolution, je n’avais pu souffrir le reproche fait à celle-ci, d’avoir réformé sur des principes, ni la prétention de river le genre humain, sous prétexte de loi scientifique, à la répétition du passé.

Dans Zola, dont j’avais avalé toute la critique en neuf volumes, j’avais ressenti la pesante erreur des mots d’enquête, d’expérimentation, appliqués aux choses de l’esprit, le ridicule d’une mascarade qui transforme en faits de laboratoire l’observation délicate et fuyante des caractères et des passions.

La même chose me choquait dans Comte, lu au temps de mes études de Sorbonne sans l’ombre d’admiration, faute de le pénétrer peut-être. Un point, au surplus, est certain : c’est que parler comme il fait de relatif, en fait de pensée, ne se peut. Nous pensons dans l’absolu. Mettons qu’on en doute, il n’est pas défendu pour cela de se faire des règles, mais uniquement pratiques ; en fait de philosophie dans les mêmes conditions, il n’y a de parti que le scepticisme. La prétention de le surmonter en principe, au moyen du relatif fourni par l’expérience, ne supporte pas l’examen.

La tentation nietzschéenne

Surtout Nietzsche était à redouter. On en parlait beaucoup alors. La Revue des idées, que ce nom définit, en tira une métaphysique, qui me parvint au courrier du matin. Nous avions avec elle assez de points de contact, et le directeur était de nos amis. Je conçus l’inquiétude que la voix que j’entendais fût celle de l’Action Française. Le sort de toute chose au monde dépendait, disait-on, de la force pure, dont les jeux et contrastes, infiniment variés, pouvaient bien tromper l’information et simuler l’action de principes moraux ; tout bien examiné, pourtant, l’événement ne tenait qu’aux puissances matérielles, dont le calcul suffisait à tout expliquer.

Je n’aurais pas fait un pas de plus ; j’aurais planté tout là, bien résolu que j’étais de n’aller pas donner dans cette impasse, rien n’étant plus contraire à la variété de la vie, à tous les éléments de la prudence humaine, que le matérialisme des forces. « Il n’y a pas de force contre la force », disait l’article. Pas possible ! Et la ruse ? et le conseil ? et tout ce que notre résistance met en jeu, dans des plans divers, étrangers à la déduction du nombre, de moyens de fuir ce qui nous opprime.
Je courus à Flore comme au feu. Maurras y était. Je le trouvai prêt, quoiqu’il n’eût pas lu l’article, que je lui contai.

— Et la déesse Peitho ? lui dis-je.

C’était en grec la persuasion, force contre la force s’il en fut. Il me répondit :

— Cela n’a pas le sens commun. Je l’ai dit à la revue. Nietzsche est en train de les barbariser.

Visiblement, il détestait cet auteur.

Un Maurras positiviste, pro-catholique mais anti-chrétien

Assaisonner Comte pour le rendre habitable aux catholiques

Quant à Comte, j’admirais avec quelle adresse il [Maurras] savait le rendre habitable, rangeant en bel ordre tout ce qui chez lui devait tendre à une restauration, l’assaisonnant, dans les vues générales, de nuances auxquelles il n’a jamais songé.

Je dus bientôt m’apercevoir que, en ce qui concerne l’alliance des catholiques avec les disciples de Comte, il m’en regardait comme l’instrument. En conséquence, je fus de sa part l’objet d’avances particulières. On ne saurait mettre plus de soin à lever les scrupules, à résoudre les dissentiments, à se concilier les préjugés et les passions intellectuelles, que Maurras n’en mit à mon égard. En fait il accordait tout ce que l’Église réclame ; tous les droits qu’elle se reconnaît, il avait pour principe de n’en contester pas un. Et comment l’eût-il fait, quand ce qu’il poursuivait était le rétablissement de la monarchie traditionnelle et très chrétienne, à laquelle, en principe, rien ne serait changé ?

De l’irréligion professée à l’Action Française

Mais il y avait un point délicat, celui de l’irréligion, professée, enseignée au sein de l’Action Française, depuis ses commencements, par ses chefs les plus écoutés. Il a fait couler des flots d’encre, suscité vingt attaques, autant d’apologies ; Maurras lui-même en a écrit deux volumes sans l’épuiser, et véritablement sans l’éclaircir. L’injustice de l’adversaire d’une part, d’autre part les ménagements de paroles qu’on était obligé de garder pour faire admettre la défense, ont empêché qu’on y vit clair. Pour l’amour de la vérité comme pour l’honneur de notre action, j’en parlerai librement ici.

Une partie de nos amis, les premiers arrivés, n’étaient pas seulement incroyants, mais impies. Ils étaient hostiles au nom chrétien : quelques-uns en avaient la haine. Ils n’y détestaient pas seulement un tissu de fables, ils en réprouvaient l’enseignement, la morale, à cause de l’indépendance de la conscience chrétienne, soustraite (comme ils disaient) par la vie intérieure à l’empire du lien social, affranchie des puissances terrestres par l’unique engagement du commandement divin.

Double source d’anarchie, dont on vit les effets dans la ruine de l’empire romain d’abord, ensuite dans celles qu’accumulèrent la réforme protestante au nom de l’Évangile, puis la révolution française, qui en a été la conséquence.
Il n’était pas jusqu’à l’affaire Dreyfus qui ne mit sous nos yeux une image de ce désordre, le fanatisme excité par le traître étant de même nature que les sentiments formés autour de la personne du Sauveur, il y a vingt siècles, en Galilée. Ce spectacle donnait à entendre comment se formait une religion.
Telles étaient les idées entretenues par des hommes qui faisaient de la défense de l’Église catholique une partie de leur action publique. Comment était-ce possible ? Voici.

La haine du christianisme dont la nocivité serait atténuée par un catholicisme héritier du paganisme romain

C’est que l’Église mêlait à l’enseignement chrétien des influences venues d’ailleurs, qui en amendaient le méfait. L’altération que les protestants dénoncent de l’ancienne foi dans la communion romaine, effet du paganisme, disent-ils, cette apologie d’un nouveau genre l’admettait, mais pour en faire l’éloge. Le fort esprit social de la Rome des empereurs, introduit dans l’Église catholique, y refoulait l’anarchie versée par l’Évangile, et l’empêchait de s’y développer. Mais quoi, l’Église renie-t-elle l’Évangile ? N’enseigne-t-elle pas le primat de la vie intérieure et de l’obéissance à Dieu ? Oui, mais sous son contrôle, avec sa direction. De ces franchises divines, dans l’Église catholique, c’est une société qui décide, c’est une autorité extérieure et visible, et cela sauve l’inconvénient.
Ainsi, c’est en haine du christianisme, en précaution contre les maux qu’il cause, qu’on défendait le catholicisme.

Maurras joignait à cela les idées venues d’Allemagne sur l’hellénisme, école de la nature, dispensateur de volupté, antidote des renoncements et des chimères chrétiennes.
– La prudence dans les mœurs, l’ordre dans la cité, étaient l’apanage de la Grèce ;
la mutilation, le désordre, exprimés dans le christianisme, lui venaient d’une source plus profonde, essentiellement hostile au monde grec et romain et qui, dans cette espèce de manichéisme historique, représentait le mal éternel, c’est à savoir la nation juive, en qui s’incarnait la barbarie. L’inspiration des livres saints, la croyance au Dieu unique même, dressées contre tout ordre social, en étaient les traits détestés.

Des catholiques qui acceptent la fureur antichrétienne pour agir politiquement

Ces propos révoltaient le sentiment catholique. Ils n’offensaient pas moins le bon sens et l’histoire ; de plus, ils portaient le cachet de défi intellectuel qui signale les petites revues. À tout homme raisonnable, il fallait de bons nerfs ; à des catholiques engagés avec ceux qui les professaient, il en fallait de plus forts encore, robur et æs triplex, pour les supporter ; mais il ne fallait que cela. C’était révoltant, c’était inepte, mais cela ne touchait pas notre action, qui ne visait autre chose que la réforme de l’État, qui n’avait affaire de l’Église que dans ses rapports avec l’État, qui ne considérait dans les mœurs que ce que les lois de l’Église et de l’État doivent être d’accord pour régler. Toute vie intérieure, toute croyance, toute estimation de valeurs morales au sein de la discipline que l’Église impose, étaient à part de notre action commune. Rien n’empêchait donc de s’y rallier.

J’eus quelques prises avec Maurras sur le fond, mais en vain. Tous ses nerfs, toute sa passion, étaient engagés sur ce point-là.

Avec votre religion, me dit-il un jour, il faut que l’on vous dise que, depuis dix-huit cents ans, vous avez étrangement sali le monde.

Une telle fureur faisait pitié. Il a écrit un livre, Le Chemin de paradis, où sa philosophie en ce genre est rassemblée. Je ne l’ai pas lu, autrefois par amitié pour lui, et depuis par indifférence.

  1. Ici, Louis Dimier prend bien soin d’ignorer le royalisme légitimiste et anti-libéral, toujours très actif en ce début de siècle. (Note de VLR)
Translate »
Retour en haut