Par ce titre « Démocratie, bourgeoisie et haine de soi », il ne s’agit pas de stigmatiser la bourgeoisie en tant que classe sociale à la manière anarchiste ou socialiste. En effet, quand elle est ordonnée au bien commun, cette classe a sa place et son utilité comme n’importe quelle autre classe de la société. Nous parlerons ici du régime bourgeois mis en place en France à la Révolution de 1789. Cette organisation politique, inédite dans l’histoire. Fondée sur les droits de l’homme et sur la philosophie de Hobbes, elle instaure la démocratie comme instrument de domination. Nous parlerons aussi des acteurs de ce régime : les bourgeois révolutionnaires ou libertaires, bref ce qu’on appelle aujourd’hui couramment les « bobos ». Enfin nous soulignerons la responsabilité du régime bourgeois — destructeur des autorités traditionnelles — dans l’avènement du fascisme, et plus généralement des régimes totalitaires. [La Rédaction]
Table des matières
Un document révélateur : Entrevue avec Léo Ferré (1971)
Brève note sur un artiste bourgeois professant l’anarchie
Léo Ferré (1916-1993) est un chanteur français puis monégasque. Il est auteur-compositeur-interprète, pianiste et poète. Léo Ferré se revendique révolutionnaire anarchiste, options politiques récurrentes tout au long de son œuvre.
Le document vidéo
— LF : Quand on voit en France par exemple les gens qui se disent de gauche. C’est une salle d’attente pour…
— Un disciple : Une certaine gauche quoi…
— LF : La gauche c’est une salle d’attente pour le fascisme. Hé oui ! Les exemples sont là, partout.
— Un disciple : Lesquels ?
— LF : Ben tous les gens, tous les hommes politiques, les personnages qui se disent de gauche qui arrivent un jour au pouvoir. Il y a trop de cons.
— LF : Vous connaissez un artiste de gauche ? Dans ce qu’il fait ?
— Un disciple : Vous.
— LF : Non, non ! Dans ce qu’il fait, dans la technique. Dans son papier, dans sa plume, c’est ça que je veux dire.
— LF : Il y a un jour un député, avec qui j’ai été dîné chez des amis — le député s’appelle « … » —, qui m’a dit sans rire à un moment « la loi, c’est l’autorité de la loi». J’ai vraiment eu envie de lui cracher dans la gueule, ce type. Je voyais enfin devant moi… Ce qui était curieux c’est que je voyais un élu du peuple. Il mangeait du foie gras, le truc, l’élu du peuple, tranquille, dans sa chaise, parfait, la cravate, machin… La bourgeoisie jusqu’aux bords des yeux vous comprenez : ces gens qui se disent de gauche. C’est ce qui tue ce pays.
— LF : Il n’y pas de journaliste ici ? Parfait ! Ben je ne vois plus de journaliste. C’est finit, je ne vois plus de journaliste de ma vie.
— Un disciple : T’en vois plus ?
— LF : Je n’en vois plus. c’est fini ! Ils font trop de mal. C’est vrai. En général quoi. Ils disent… qu’on trouve tout (sic) Ils racontent des conneries… Méchants !
Une bourgeoisie haïe par Ferré
De la haine du bourgeois — fût-il de gauche — à la haine de soi
Quand on voit en France par exemple les gens qui se disent de gauche…
— Un disciple : Une certaine gauche quoi…
— LF : Ben tous les gens, tous les hommes politiques, les personnages qui se disent de gauche qui arrivent un jour au pouvoir. Il y a trop de cons… La bourgeoisie jusqu’aux bords des yeux vous comprenez : ces gens qui se disent de gauche. C’est ce qui tue ce pays.
Le dégoût qui transpire de ces propos relève du paradoxe. En effet :
D’un coté, Léo Ferré fustige la bourgeoisie de gauche, cette « gauche caviar » qu’on appelle aujourd’hui les « bobos », les « bien-pensants », ceux qui se trouvent du bon côté de « l’autorité de la loi », de ces lois qu’ils ont votées.
D’un autre côté pourtant, le libertaire de la vidéo, l’artiste révolté, le maître que l’on voit pontifier devant des disciples remplis de dévotion, le porte-voix auto-proclamé des prolétaires et des petites-gens, ce personnage appartient lui aussi à cette classe sociale qu’il abhorre :
– Ne mange-t-il pas le foie gras et les truffes chez ses amis en compagnie du député de gauche ?
– N’est-il pas lui-même le bourgeois propriétaire d’une splendide demeure construite sur l’ancien château médiéval de l’île du Guesclin sur la Côte d’Émeraude ?
– N’est-il pas, le fils du directeur du personnel du casino de Monte-Carlo ?
– Ne choisit-il pas quand l’occasion se présente la nationalité monégasque, celle d’un paradis fiscal ?
On se demande alors en quoi le député bourgeois de gauche peut susciter tant de dégoût chez l’artiste bourgeois de gauche. Est-ce le port de la cravate, dont la simple évocation provoque un rictus de nausée chez Ferré ? Ou bien, ces propos pleins d’amertume ne trahissent-ils pas une fracture plus intime, plus désespérante, plus fondamentale encore ?
Qu’est ce que donc cette bourgeoisie dont parle Ferré ?
« La bourgeoisie est l’autre nom de la société moderne »
François Furet (1927-1997) est un historien français de réputation internationale. Ancien communiste, académicien, ce professeur spécialiste de la Révolution française enseigne à l’université de Chicago et à Harvard. Dans Le passé d’une illusion il n’hésite pas à déclarer :
La bourgeoisie est l’autre nom de la société moderne1.
Le philosophe Louis de Bonald précise ce qu’il faut entendre par le qualificatif « moderne » :
La philosophie des modernes, sérieusement approfondie et réduite à sa plus simple expression, est l’art de se passer de l’être souverainement intelligent, de la Divinité, dans la formation et la conservation de l’univers, dans le gouvernement de la société, dans la direction même de l’homme. […] Je le répète : la philosophie moderne n’est autre chose que l’art de tout expliquer, de tout régler sans le concours de la Divinité2.
François Furet confirme et brosse le portrait du bourgeois, authentique révolutionnaire, parfait prototype de l’homme moderne « libéré » de la tutelle divine ainsi que de toute tradition :
Ainsi le bourgeois se pense-t-il comme libéré de la tradition, religieuse ou politique, et indéterminé comme peut l’être un homme en libre et égal en droit à tous les autres. C’est par rapport à l’avenir qu’il règle sa conduite, puisqu’il doit s’inventer lui-même, en même temps que la communauté dont il est membre3.
Abandonnant toute référence à la loi naturelle — ou loi de la nature humaine —, cet éclaireur de la modernité revendique la pleine autonomie de l’homme prônée par le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) :
L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi4.
Et Furet de montrer que l’objet de la société et de la loi bourgeoises se réduit à garantir aux citoyens le droit très matérialiste de jouir de leur propriété :
Or l’existence sociale de ce personnage historique inédit est problématique. Le voici brandissant sur le théâtre du monde de la liberté, l’égalité, les droits de l’homme, bref l’autonomie de l’individu, contre toutes les sociétés de la dépendance qui ont paru avant lui.
Et quelle est l’association nouvelle qu’il propose ? Une société qui ne met en commun que le minimum vital, puisque son principal devoir est de garantir à ses membres le libre exercice de leur activité privée et la jouissance assurée de ce qu’ils ont acquis.
Quant au reste, c’est leur affaire : les associés peuvent avoir la religion de leur choix, leurs propres idées du bien et du mal, ils sont libres de poursuivre leur plaisir et les fins particulières qu’ils assignent à leur existence, pourvu qu’ils respectent les termes du contrat minimal qui les lie à leurs concitoyens. La société bourgeoise est ainsi détachée par définition de l’idée du bien commun3.
On comprend qu’un tel idéal suscite le dégoût, et le libéral-nationaliste Ernest Renan (1823-1892) s’insurge :
Un pays qui a joué un rôle de premier ordre n’a pas le droit de se réduire au matérialisme bourgeois qui ne demande qu’à jouir tranquillement de ses richesses acquises5
La société bourgeoise, ainsi fondée sur la jouissance égoïste qui ignore le bien commun, développe inévitablement l’individualisme et la jalousie. François Furet continue :
Le bourgeois est un individu séparé de ses semblables, enfermé dans ses intérêts et ses biens. Séparé, enfermé, il est d’autant plus que son obsession constante est d’accroître cette distance qui l’éloigne des autres hommes : qu’est-ce que devenir riche, sinon devenir plus riche que le voisin ?
Dans un monde où aucune place n’est plus marquée d’avance, ni acquise pour toujours, la passion inquiète de l’avenir agite tous les cœurs, et ne trouve nulle part d’apaisement durable.
L’unique repos de l’imagination est dans la comparaison de soi avec autrui, dans l’évaluation de soi-même à travers l’admiration, l’envie ou la jalousie des autres : Rousseau et Tocqueville sont les plus profonds analystes de cette passion démocratique, qui forment le grand sujet de la littérature moderne6.
La contradiction intime d’une société bourgeoise, libertaire mais inégalitaire et égoïste
Dans la même entrevue de 1971, Léo Ferré continue :
— Un disciple : Vous considérez-vous comme un intellectuel ?
— LF : Moi je me considère comme un intellectuel de gauche. Mais c’est difficile de se dire gauche maintenant étant donné que la gauche …???… Quand on voit en France par exemple les gens qui se disent de gauche. C’est une salle d’attente pour…
— Un disciple : Une certaine gauche quoi…
— LF : La gauche c’est une salle d’attente pour le fascisme.
— Un disciple : Oui mais je veux dire que … vous êtes conscient quand même que vous chantez pour une certaine partie, une certaine classe, une certaine couche…
— LF : Hélas ! Faut chanter pour convaincre les les…
— Un disciple : … les milieux ouvriers…
— LF : Ah oui ! Ben ceux-là ! On me connaît peu parce qu’ils ne vont pas au spectacle, parce qu’ils n’ont pas le temps, et puis c’est toujours cher. Ils gagnent pas d’argent les ouvriers, c’est bien connu. Et …
— Un disciple : … vous ne pouvez pas…?
— LF : … Je voudrais, je voudrais bien, mais on se heurte à… comment dirais-je ? À l’organisation même. Je ne peux pas chanter dans le rue, je n’ai pas le droit.
— Un disciple : Parce que ça ne rapporte pas, non ?
— LF : Hein ?
— Un disciple : Question de rapport.
— LF : Rapport ? Alors si vous voulez me dire ça, moi je m’en vais tout de suite. On est là amical, moi je ne chante pas pour gagner de l’argent.
L’argent que je gagne, ce sont les gens qui me le donnent parce qu’ils payent un billet. Alors qu’ils donnent, qu’ils viennent me voir, comment j’suis fait, tout ça, j’suis une putain. Eh bien les putains, ça se paye. Alors je prends l’argent, et puis je fais ce que je veux.
Je peux pas le donner aux ouvriers, moi je ne suis pas assez riche. Alors merde ! Alors que les États ne s’occupent pas des ouvriers, ce n’est pas moi qui vais m’occuper des ouvriers.
Vous comprenez, on me dit « le rapport », mais on est tous là après le rapport, vous comprenez ? Le rapport : l’argent c’est la liberté, c’est le sourire du désespoir l’argent. Alors les gens qui ont la chance d’en avoir, ils donnent quand ils peuvent, ils donnent à leurs copains, vous comprenez ?
Moi je ne vais pas donnez l’argent à des gens que je ne connais pas. Je m’en fous ! Ça m’est arrivé, après ils vous crachent dessus. Alors parlons d’autre chose, je vous en prie.
Ainsi Léo Ferré, intellectuel de gauche, à la fois bourgeois et anarchiste, avoue que les ouvriers n’ont pas de quoi s’offrir ses spectacles, ou n’ont pas le temps de s’y rendre. Il existe cependant une dernière option que l’artiste se garde bien d’envisager : peut-être les humbles se sentent-ils étrangers à ses chansons, à ses combats ?
Les ouvriers absents, il faut conclure que son public est finalement constitué de bourgeois : Ferré casse du bourgeois pour le bourgeois, pour les fils de bourgeois.
Quant-à faire des concerts gratuits pour les ouvriers ou leur donner de l’argent : pas question ! Être révolutionnaire n’est pas une question d’argent « l’argent c’est la liberté, c’est le sourire du désespoir. Les gens qui ont la chance d’avoir de l’argent, ils donnent quand ils peuvent, ils donnent à leurs copains… »
Le plus étonnant est cette déclaration caractéristique de l’égoïsme bourgeois : « L’argent je ne peux pas le donner aux ouvriers, je ne suis pas assez riche. Les États ne s’occupent pas des ouvriers, ce n’est pas moi qui vais m’occuper des ouvriers. » La philosophe politique Hannah Arendt (1906-1975) explique :
Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès ne sourient jamais sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société [bourgeoise]. La bonne fortune s’identifie à l’honneur, la mauvaise à la honte.
En déléguant ses droits politiques à l’État, l’individu lui abandonne également ses responsabilités sociales : il demande à l’État de le soulager du fardeau que représentent les pauvres, exactement comme il demande à être protégé contre les criminels.
La différence entre indigent et criminel disparaît — tous deux se tenant en dehors de la société. Ceux qui n’ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n’ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne7.
Tous les propos du libertaire Ferré — et sa vie même — se trouvent aussi en porte-à-faux avec les préceptes du père de l’anarchisme, Pierre Joseph Proudhon (1809-1865), qui dans Qu’est-ce que la propriété ? condamne le bourgeois dans ce qui le caractérise, dans l’objet même de son culte :
Propriété et vol sont termes synonymes8.
Et François Furet de souligner cette contradiction :
La société [société bourgeoise ou moderne (Note de VLR).] est animée par une agitation corpusculaire qui ne cesse de la jeter en avant. Mais cette agitation approfondit les contradictions inscrites dans son existence elle-même.
Ce n’est pas assez qu’elle soit formée d’associés peu enclins à s’intéresser à l’intérêt public. Il faut que l’idée d’égalité-universalité des hommes, qu’elle affiche comme son fondement, et qui est sa nouveauté, soit constamment niée par l’inégalité des propriétés et des richesses, produite par la compétition entre ses membres9.
De la contradiction intime à la haine de soi
Ferré a donc beau se revendiquer de gauche, prêcher l’égalité et l’anarchisme, cela n’efface pas le péché originel de sa bourgeoisie. Impuissant à changer ce qu’il est, il ne lui reste qu’à proclamer avec violence le dégoût de sa propre classe. Une schizophrénie expliquée par François Furet :
Ainsi l’idée d’égalité fonctionne-t-elle comme horizon imaginaire de la société bourgeoise, jamais atteint par définition, mais constamment invoquée comme dénonciation de ladite société ; de plus en plus lointain d’ailleurs au fur et à mesure que l’égalité progresse, ce qui lui assure un interminable usage.
Le malheur du bourgeois n’est pas seulement d’être divisé à l’intérieur de lui-même. C’est d’offrir une moitié de lui-même à la critique de l’autre moitié10.
L’impossible démocratie bourgeoise
De l’illégitimité du régime démocratique, ou régime bourgeois
— LF : Il y a un jour un député, avec qui j’ai été dîné chez des amis — le député s’appelle « … » —, qui m’a dit sans rire à un moment « la loi, c’est l’autorité de la loi ». J’ai vraiment eu envie de lui cracher dans la gueule, ce type.
Ainsi formulée, cette définition moderne et auto-référente de la loi assénée sentencieusement par le député de gauche, non seulement ne la légitime en rien, mais la rend même odieuse. En effet, vide, affranchie de la raison, elle n’apparaît alors que pour ce qu’elle est : une incantation servant de pâle justification à ceux qui détiennent le pouvoir pour imposer leur volonté et pour maintenir leur position dominante.
Mû par ses intérêts, le bourgeois à l’origine des lois arbitraires du régime démocratique ne peut que les déprécier et finit par s’estimer au dessus d’elles. Le théoricien de la démocratie moderne Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) en avait bien perçu le risque :
Jamais dans une monarchie l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au-dessus du prince ; mais dans une république elle peut aisément le mettre au-dessus des lois.
Alors le gouvernement n’a plus de force, et le riche est toujours le vrai souverain11.
On comprend que tout ceci révolte Léo Ferré. Mais lui-même n’a pas de solution, sauf à nier la nécessité de la loi et à s’enfoncer dans un radicalisme anarchiste en totale contradiction avec son souci de protéger sa propriété et sa fortune. C’est sans doute son impuissance à résoudre cette équation impossible qui déclenche chez lui de la violence (« J’avais envie de lui cracher dans la gueule ce type. »)
François Furet explique alors l’origine de l’illégitimité politique du bourgeois :
Un roi est infiniment plus vaste que sa personne, un aristocrate tient son prestige d’un passé plus ancien que lui, un socialiste prêche la lutte pour un monde où il ne sera plus. Mais l’homme riche, lui, n’est que ce qu’il est : riche, c’est tout.
L’argent ne témoigne pas de ses vertus ni même de son travail, comme dans la version puritaine ; il lui est venu au mieux par chance, et dans ce cas il peut le perdre demain par malchance ; au pis, il a été acquis sur le travail des autres, par ladrerie ou par cupidité, ou les deux ensemble.
L’argent éloigne le bourgeois de ses semblables, sans lui apporter ce minimum de considération qui lui permette de les gouverner paisiblement12.
Le bourgeois se hait lui-même, car il se sait illégitime
François Furet cherche alors la source de l’agitation qui ébranle de temps à autre la société bourgeoise :
La scène fondamentale de cette société [la société moderne] n’est pas, comme l’a cru Marx, la lutte de l’ouvrier contre le bourgeois : en effet, si les ouvriers ne rêvent que de devenir bourgeois, cette lutte est simplement partie du mouvement général de la démocratie.
Beaucoup plus essentielle est la haine du bourgeois pour lui-même, et cette déchirure intérieure qui le retourne contre ce qu’il est : tout puissant sur l’économie, maître des choses, mais sans pouvoir légitime sur les hommes, et privé d’unité morale dans son for intérieur. Créateur d’une richesse inédite, mais bouc émissaire de la politique démocratique13.
Et Ernest Renan de blâmer les effets de cette démocratie bourgeoise sans intelligence, sans vertu et sans honneur :
Un des plus mauvais résultats de la démocratie est de faire de la chose publique la proie d’une classe de politiciens médiocres et jaloux, naturellement peu respectés de la foule14.
Deux figures démocratiques honnies : le député et le journaliste
La haine du député
— LF : Il mangeait du foie gras, le truc, l’élu du peuple, tranquille, dans sa chaise, parfait, la cravate, machin… La bourgeoisie jusqu’aux bords des yeux vous comprenez : ces gens qui se disent de gauche. C’est ce qui tue ce pays.
La haine du député est récurrente aujourd’hui comme hier, et se trouve régulièrement alimentée par les scandales. Ainsi l’histoire de la IIIe République bien-pensante qui poursuit un programme libertaire — persécution de l’Église catholique sous prétexte de lutter contre l’obscurantisme — est-elle émaillée d’affaires retentissantes :
— L’affaire des décorations (1887) : Le député bourgeois radical de gauche Daniel Wilson se livre au trafic lucratif de décorations (légion d’honneur…) À cause du scandale, son beau-père, le président de la République et co-fondateur de la Gauche républicaine, Jules Grévy, est contraint démissionner.
— L’affaire du canal de Panama (1893) : Pour cacher aux souscripteurs français les difficultés rencontrées lors des travaux, son artisan Ferdinand de Lesseps corrompt une centaine de parlementaires et de ministres et achète la presse. La banqueroute inévitable ruine plus de 85000 épargnants. Le scandale éclate alors, énorme.
— L’affaire des fiches (1904) : Un système de fichage est mis en place dans l’armée pour assurer la promotion des officiers républicains, francs-maçons ou libre-penseurs, tandis que la carrière des militaires catholiques monarchistes est systématiquement bloquée. On a vu le résultat de cette politique lors du premier conflit mondial : des généraux incompétents et terroristes gaspillent des vies humaines par millions avant qu’on finisse par les remplacer.
— L’affaire Stavisky (1934) : La découverte d’une fraude de 200 millions de francs provoque le suicide très suspect de son principal architecte Alexandre Stavisky. L’enquête révèle que l’escroc avait des complices dans les milieux politiques de gauche : le député Gaston Bonnaure, le sénateur René Renoult, le ministre des Colonies et ancien ministre de la Justice Albert Dalimier, les directeurs de journaux Dubarry et Aymard, le procureur général Pressard, beau-frère du président du Conseil Camille Chautemps, qui a fait en sorte que Stavisky voie son procès indéfiniment reporté.
François Furet revient alors sur l’image désastreuse du député :
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point le personnage du député, à cette époque , a suscité de haine, comme un condensé de tous les mensonges de la politique bourgeoise :
– symbole de l’oligarchie, sous la pose du démocrate ;
– de la domination, sous l’apparence de la loi ;
– de la corruption, cachée dans l’affirmation d’une vertu républicaine.
Le député est tout juste le contraire de ce qu’il prétend, et de ce qu’il devrait être : représentant du peuple en principe, il est en réalité l’homme à travers qui l’argent, ce maître universel du bourgeois, prend possession aussi de la volonté du peuple15.
La détestation des journalistes
— LF : Je n’en vois plus. c’est finit ! Ils font trop de mal. C’est vrai. En général quoi. Ils disent… qu’on trouve tout (sic) Ils racontent des conneries… Méchants !
Là non plus, pas de démonstration de Léo Ferré, mais l’évidence : la presse n’est-elle pas aux mains du capitalisme international. N’obéit-elle pas à de mystérieux commanditaires pour conditionner l’opinion et ainsi faire et défaire les présidents ?
Bonald, lui aussi, blâme cette presse qui a suscité en grande partie la Révolution de 1830 qui renverse le roi légitime Charles X pour faire triompher le capitalisme avec l’usurpateur orléaniste Louis-Philippe. Si elle se prétend libre, affranchie de toute pression, c’est pour mieux cacher qu’elle sert les puissances d’argent et ne suit que son intérêt :
Le commerce et l’industrie ont fait la révolution de Juillet, la presse sans doute y a puissamment contribué, mais la presse aussi est une spéculation d’industrie et un objet de commerce, et c’est uniquement pour soutenir cette industrie et son commerce qu’elle a fait la révolution16.
« La gauche est une salle d’attente pour le fascisme »
Une vérité historique : les partis fascistes sont fondés par des gauchistes
Même si, à certains passages, Léo Ferré ne semble pas en possession de tous ses moyens, le chanteur rebelle anone parfois des vérités dérangeantes :
Eh oui, la gauche est une salle d’attente pour le fascisme.
Si cette proposition ne brille pas par sa démonstration, elle est cependant en accord avec les faits, et François Furet rappelle :
Fondateur des fasci en mars 1919, Mussolini a appartenu en effet à l’aile révolutionnaire du mouvement socialiste, avant d’apporter son soutien à l’entrée en guerre de l’Italie, et de se trouver en conflit violent, juste après, avec les leaders bolchevisants de son ancien parti17.
Effectivement, tant en Italie qu’en France, les promoteurs des mouvements fascistes sont originellement socialistes ou communistes :
– Benito Mussolini (1883-1945) est le responsable du journal du Parti socialiste italien avant de fonder le Parti fasciste et ensuite prendre le pouvoir en Italie avec cette idéologie.
– Marcel Déat (1894-1955) appartient avant guerre à la SFIO, où il prône la participation des socialistes au gouvernement et l’alliance des classes moyennes et du prolétariat. Sous l’Occupation, il fonde le parti collaborationniste Rassemblement National Populaire (RNP).
– Jacques Doriot (1898-1945) commence comme militant communiste et progresse très vite dans la hiérarchie du parti. Orateur de choc, ce meneur d’hommes très antimilitariste et très anticolonialiste, devient député et maire communiste de Saint-Denis. Sous l’Occupation, il fonde le parti collaborationniste Parti Populaire Français (PPF).
– Pierre Laval (1883-1945) est d’abord un militant socialiste proche de la CGT. Il conduit la liste du Cartel des gauches dans le département de la Seine aux élections législatives de 1924. En 1942, il est quasiment imposé par Hitler comme chef du gouvernement de Vichy.
Ces quelques exemples ne sont pas anecdotiques mais représentatifs de ce qui constitue une véritable lame de fond comme le démontre le chercheur israélien Simon Epstein dans son livre iconoclaste Le paradoxe français, Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, livre qui regorge d’exemples similaires.
Comment expliquer cette conversion massive de personnalités de gauche au fascisme ?
Une dénonciation de la bourgeoisie commune au socialisme et au fascisme
François Furet rappelle que socialistes et fascistes se retrouvent pour contester la « légalité bourgeoise », autrement-dit précisément la fameuse proposition du député qui a scandalisé l’artiste : « La loi , c’est l’autorité de la loi » :
Dénoncer le mensonge de la légalité bourgeoise est un lieu commun du socialisme ou du syndicalisme révolutionnaire avant d’être un leitmotiv du mouvement fasciste18.
ou encore :
Anticapitalisme, révolution, parti, dictature du parti au nom du peuple, autant de thèmes qui se retrouvent dans le discours fasciste19.
Le fascisme : une réaction révolutionnaire à l’État bourgeois
Comme tous les mouvements révolutionnaires, le fascisme ne reconnaît pas la transcendance d’un Dieu créateur. Mussolini professe l’agnosticisme de l’État qui se contente de reconnaître le « fait religieux » et un catholicisme italien comme simple composante de l’identité italienne :
L’État fasciste ne reste indifférent ni en face du fait religieux en général, ni en face de cette religion positive particulière qu’est le catholicisme italien20.
En conséquent il ne saurait reconnaître de loi divine révélée, ni même la simple existence d’une loi naturelle. Comme les autres idéologies issues de la Révolution, le fascisme professe l’autonomie de l’homme, son affranchissement de la volonté d’un Créateur. François Furet prévient qu’il ne faut surtout pas…
… de ce qu’elle est réactive, déduire que la pensée fasciste est contre-révolutionnaire, comme par exemple l’est celle de Bonald.
Car elle aussi, tout comme la pensée démocratique, a perdu l’ancrage religieux du politique, et ne peut prétendre à la restauration d’une communauté humaine conforme à l’ordre naturel ou providentiel.
Elle aussi, comme le léninisme, est plongée dans l’immanence ; elle ne laisse pas l’individualisme moderne comme contraire à l’ordre divin, puisqu’elle y voit au contraire le fruit du christianisme ; si elle souhaite passionnément le déraciner, c’est aussi à travers des figures de l’histoire, comme la nation, ou la race.
En ce sens la détestation des principes de 89 par le fascisme n’empêche pas celui-ci d’être révolutionnaire, si l’adjectif renvoie à la volonté de renverser la société, le gouvernement et le monde bourgeois au nom de l’avenir21.
Fascisme et socialisme se distinguent pourtant
Le fasciste ne fait appel, pour briser l’individualisme bourgeois, qu’à des fractions d’humanité, la nation ou la race. Celles-ci, par définition, sont exclusives des hommes qui n’en font pas partie, et même se définissent contre eux, comme le veut la logique de ce type de pensée. L’unité de la communauté n’est refaite qu’au prix de sa supériorité supposée sur les autres groupes, et d’un constant antagonisme à leur égard. À ceux qui n’ont pas la chance de faire parti de la race supérieure ou de la nation élue, le fascisme ne propose que le choix entre la résistance, sans espoir, et l’asservissement, sans honneur.
Au contraire, fidèle à l’inspiration démocratique, le marxisme se donne pour objectif l’émancipation du genre humain22.
La place de la bourgeoisie dans la société traditionnelle
Insistons, la bourgeoisie critiquée ici est ce paradigme de société dont Furet dit qu’elle « est l’autre nom de la modernité23». Hannah Arendt précise ce rapport à l’argent dévoyé qui définit la bourgeoisie moderne :
Étiqueter la bourgeoisie [moderne] comme classe possédante n’est que superficiellement correct, étant donné que l’une des caractéristiques de cette classe était que quiconque pouvait en faire partie du moment qu’il concevait la vie comme un processus d’enrichissement perpétuel et considérait l’argent comme quelque chose de sacro-saint, qui ne saurait en aucun cas se limiter à un simple bien de consommation24.
Dans une société dépourvue d’autorité politique transcendante, et sans aristocratie pour servir le bien commun et donner l’exemple de la vertu, la classe bourgeoise ne fonctionne plus que pour elle-même. Comme un cancer, elle impose à la société toute entière sa finalité immédiate d’enrichissement sans aucune considération pour le bien commun. Arendt note que…
… les anciennes valeurs finissent par perdre tant de terrain que la richesse et sa croissance automatique se substituent en réalité à l’action politique.
Pour finir, laissons à Bonald — fin observateur de la révolution bourgeoise de 1830 — rappeler le rôle important de la bourgeoisie en tant que classe sociale dans la société traditionnelle :
On se plaint avec raison de la ruine du commerce ; mais peut-être faut-il en chercher la cause dans le commerce lui-même. Ce ne sont pas quelques fortunes colossales — qui écrasent et humilient le petit commerce — qui font pour l’État la prospérité du commerce, c’est un grand nombre de fortunes médiocres qui répandent une aisance générale.
Autrefois un commerçant enrichi s’empressait de quitter le commerce pour acheter une charge et passer dans l’État public, il faisait ainsi place à d’autres commerçants qui, délivrés de cette concurrence, travaillaient avec plus de succès à faire leur fortune pour quitter à leur tour le commerce et faire place à d’autres.
Aujourd’hui le commerçant enrichi veut s’enrichir encore et ne voit point de terme aux progrès de sa fortune. Il y a telle ville où un riche négociant est le tyran des plus petits commerçants qui ne peuvent faire aucune spéculation qu’ils ne soient devancés par un homme à qui une immense fortune et des relations étendues donnent les plus grands avantages ; et si par la constitution de l’État, ces mêmes hommes sont revêtus de fonctions publiques avec lesquelles et même à la faveur desquelles ils continuent leur commerce, s’ils peuvent être députés ou pairs et rester banquiers ou fabricants, on sent qu’il n’est plus possible de lutter contre une si redoutable concurrence.
Cet empressement à quitter le commerce lorsqu’on avait fait une fortune honnête et suffisante avait un grand avantage en morale et en politique.
– En morale, en ce qu’il mettait un frein à la cupidité qui ne dit jamais « c’est assez » ;
– En politique en ce qu’il empêchait l’accumulation de fortunes mobilières qui toutes poussent à la démocratie, aident aux révolutions, et nous en avons vu la preuve, et cependant tendent à détruire cette égalité dont les démocraties sont si jalouses25.
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p. 19.↩
- Louis de Bonald, Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, t.1, Ed. A. Le Clere, Paris, 1819, p. 105-106.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p. 20.↩↩
- Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785, trad. H. Lachelier, Deuxième section, L’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité, Hachette et C, 3 édition, Paris, 1915 p. 85.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Michel Lévy Frères, Paris, 1871, p. 2.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p. 20-21.↩
- Hannah Arendt, L’Impérialisme, Les origines du totalitarisme, trad. Martine Leiris, Fayard, col. Points.Essais, Paris, 2002, p. 49.↩
- Pierre-Joseph Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?, A. Lacroix et Cie éditeurs, Paris, 1873, p. 16.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.21.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.23.↩
- J.J. Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Garnier-Frères, Paris, 1889, p. 254.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.30.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.35.↩
- Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Michel Lévy Frères, Paris, 1871, Préface, p. III.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.285-286.↩
- Louis de Bonald, Réflexions sur la révolution de 1830 et autres inédits, présentés et annotés par Jean Bastier, Éditions Duc/Albatros, Paris, 1988, p.83.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.43-44.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.284.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.47.↩
- Benito Mussolini, La Doctrine du fascisme, Traduction par Charles Belin, Vallecchi, 1938, p. 46.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p. 48.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, éd. Robert Laffont, coll. Le livre de poche, Paris, 1995, p.49.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Laffont, col. Le livre de poche, Paris, 1995, p. 19.↩
- Hannah Arendt, L’Impérialisme, op.cit., p. 54.↩
- Louis de Bonald, Réflexions sur la révolution de 1830 et autres inédits, présentés et annotés par Jean Bastier, Éditions Duc/Albatros, Paris, 1988, p. 84.↩