Peut-on parler de controverse royale en France après 1883, date de la mort du Comte de Chambord — Henri V selon la tradition monarchique1 — dernier descendant mâle de la branche de Bourgogne, issue de l’aîné des petits-fils de Louis XIV ? Évoquer une controverse et même une discussion sur l’attribution de droits royaux bien théoriques peut paraître surprenant dans une France républicaine depuis 1870 et où, au surplus, les chefs de la famille d’Orléans ont longtemps joué le rôle de prétendants officiels. Néanmoins l’historien des idées politiques ne peut ignorer qu’en 1883, dans le camp royaliste, une fraction, certes très minoritaire, issue de l’ancienne mouvance légitimiste a refusé de reconnaître les princes d’Orléans, descendants du roi Louis-Philippe, comme successeurs légitimes des « quarante rois qui en mille ans firent la France » et a reporté sa fidélité sur les Bourbons d’Espagne, appelés aussi Bourbons-Anjou du fait de leur ancêtre Philippe V, ex-duc d’Anjou2. [Franck Bouscau]
Table des matières
Source de l’article [VLR]
Franck Bouscau, La Controverse. Études d’histoire de l’argumentation juridique, (Actes des journées internationales de la Société d’Histoire du Droit, Faculté de Droit de Rennes 28-31 mai 2015), Société de Législation Comparée, Paris, 2019.
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Légitimisme, orléanisme, fusionnisme [VLR]
C’est de ce schisme royaliste que sont nées les expressions ironiques de « Blancs d’Espagne » pour les partisans des Anjou et de « Blancs d’Eu » (à cause du château d’Eu, en Normandie) pour les partisans des Orléans. Les deux branches royales tirent leur origine des deux fils de Louis XIII : la branche aînée est issue de Louis XIV, et la branche cadette de son frère, Philippe d’Orléans. Depuis 1789 (et même avant) les deux branches se sont parfois opposées. Que l’on pense au vote régicide de Philippe Égalité, cousin de Louis XVI et député à la Convention, et à la captivité de la duchesse de Berry sous Louis-Philippe. La fracture s’est notamment manifestée en 1830, époque à laquelle Louis-Philippe, chef de la branche cadette, a ravi la couronne à son lointain cousin Charles X, chef de la branche aînée.
Henri V, Comte de Chambord — précédemment duc de Bordeaux — dont la mort a constitué un tournant capital de l’histoire du royalisme français, et par là de la politique française, était, au milieu du XIXe siècle, le représentant de la branche aînée des Bourbons. Petit-fils de Charles X, il avait été surnommé « l’enfant du miracle » en raison de sa naissance posthume, en 1820, après l’assassinat de son père, le duc de Berry. À la suite de la Révolution de 1830, il avait suivi les siens en exil et était fixé à Frohsdorf, en Autriche, où il vivait d’ailleurs avec un train de vie princier. Il professait les principes d’une royauté « blanche » comme son drapeau, traditionnelle et très catholique. De son côté, la branche cadette avait pour prétendant le jeune Louis-Philippe, titré comte de Paris, petit-fils du « roi des barricades ». La tradition qu’il représentait était favorable à une monarchie à l’anglaise, libérale, parlementaire et tricolore. Les partisans des deux princes avaient des sensibilités fort différentes. Ceux de la branche aînée, les légitimistes étaient d’esprit traditionaliste, contre-révolutionnaire et catholique, et ceux des cadets, les orléanistes, cherchaient à accorder la monarchie et divers apports de la Révolution.
Les deux tendances royalistes, composées des partisans de chacune des deux branches, avaient un poids politique important et sensiblement égal, que ce soit dans le pays ou dans le personnel dirigeant, ce qui hypothéquait leurs efforts en vue de reprendre le pouvoir. Aussi, certains hommes politiques envisagèrent-ils, dès le milieu du XIXe siècle, après l’éviction successive du trône des deux branches royales — c’est-à-dire après 1848 — un rapprochement des deux groupes afin d’aboutir à une « fusion » préalable à une restauration. Il était cependant impossible d’occuper le trône à deux3. Certains en vinrent à penser que, si l’héritier de la branche aînée, le Comte de Chambord, quoiqu’encore jeune (il était né en 1820) et marié seulement depuis 1846, n’avait pas de descendance mâle, les princes d’Orléans pourraient lui succéder. Cette idée écartait de la succession dynastique les nombreux descendants de Philippe V d’Espagne, occupés, il est vrai, à l’époque à régner en Espagne et dans certains États de l’Italie.
L’on sait en effet que Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, avait dû, en 1713, pour obtenir la paix avec les puissances européennes tout en conservant le trône espagnol qui lui venait de sa grand-mère Marie-Thérèse, accepter de renoncer solennellement, pour lui-même et au nom de ses descendants, à ses droits à la couronne de France. Cependant ces renonciations, contraires aux lois fondamentales de la monarchie française qui établissaient l’indisponibilité de la couronne c’est-à-dire l’impossibilité pour le roi ou son héritier de modifier la dévolution normale (principe qui avait été affirmé depuis le XVe siècle), étaient tenues pour nulles et non avenues par la plupart des juristes et par bon nombre de partisans de la monarchie. La question ne faisait pas de doute au XVIIIe siècle, et la difficulté était encore connue au XIXe4.
La fusion avait été envisagée une première fois à l’époque de la IIe République, mais la tentative s’était avérée infructueuse et le retour à l’Empire avait privé ces tractations d’objet politique. Mais, après la chute de Napoléon III, l’offensive fusionniste reprit. Il est vrai que les circonstances permettaient d’espérer une restauration royale prochaine : l’Assemblée élue en 1871, qui était constituante, comportait presque deux tiers de royalistes, mais répartis à peu près également entre les deux tendances. Il fallait donc, pour aboutir, trouver une entente sur la personne du roi et sur le projet politique. C’est pour cette raison que le Comte de Paris fit le voyage de Frohsdorf afin de rencontrer son cousin et de lui annoncer qu’il ne trouverait pas de compétiteurs dans sa famille. Cependant cette réconciliation était ambiguë : certains y voyaient de simples retrouvailles familiales, sans incidence sur la dévolution de la couronne, alors que d’autres voulaient y lire un accord politique permettant l’éventuel passage de la succession royale de la branche aînée à la branche cadette. Quoi qu’il en soit, l’intransigeance d’Henri V, attaché à la monarchie traditionnelle que symbolisait le drapeau blanc, se heurta aux arrière-pensées libérales des politiciens orléanistes qui, s’ils acceptaient un roi, le voulaient « ligoté comme un saucisson » selon l’élégante formule de l’un d’eux. Faute d’entente sur la conception de la royauté, la majorité de l’Assemblée nationale pensa trouver une solution d’attente en votant les lois constitutionnelles de 1875. L’amendement Wallon, proposé par un député catholique et conservateur, et non par un irréconciliable ennemi de la royauté, aboutit à institutionnaliser la République et à la faire sortir du provisoire5. L’on connaît la suite : les républicains s’engouffrèrent dans la brèche et réussirent la conquête des trois principales institutions — l’Assemblée, le Sénat et la Présidence — entre 1876 et 1879.
Les deux groupes royalistes — de même d’ailleurs que leurs compétiteurs bonapartistes — étaient battus mais avaient encore de grandes ressources mondaines et électorales qui permettaient de nourrir l’espoir d’un retour de fortune. La mort sans descendant mâle du Comte de Chambord en 1883 — il avait alors seulement soixante-trois ans — parut changer la donne. Certains espérèrent en effet que désormais l’unité royaliste se ferait facilement autour du chef de la branche cadette et que, sans s’attarder à des oppositions de doctrine, elle ouvrirait désormais la voie à une restauration aisée. À y mieux regarder, il était cependant surprenant d’envisager l’union de deux groupes qui avaient passé près d’un demi-siècle à se combattre et qui professaient des idées politiques très différentes. Certains républicains n’hésitaient pas à se moquer d’un nouvel épisode du combat entre les « incurables » et les « habiles ».
De fait, lors des obsèques d’Henri V, un incident montra le caractère artificiel et fragile de l’union recherchée. En effet, le Comte de Paris, quoique parent éloigné, avait l’intention de conduire le deuil pour marquer qu’il prétendait à la succession politique du défunt en prenant la tête de la maison de France, désormais réunifiée. La veuve d’Henri V, la Comtesse de Chambord, refusa qu’il en soit ainsi et décida que les préséances seraient réglées suivant le rang familial, ce qui mettait en avant les Bourbons issus de Philippe V d’Espagne. En conséquence, les princes d’Orléans, qui étaient venus à Vienne, s’abstinrent de paraître à Frohsdorf. Leurs partisans, anciens et nouveaux, analysèrent l’attitude de la Comtesse comme une dénégation passionnelle et attardée d’une succession politique inéluctable. Cependant, d’un autre point de vue, l’on pouvait considérer que, dans l’ancienne France, c’était le rang familial qui déterminait le rang dynastique, et que, en faisant passer des princes issus de Philippe V d’Espagne avant ceux de la branche cadette, l’on déniait à ces derniers l’héritage politique du défunt.
Autre événement curieux qui se produisit à l’occasion de ces obsèques, un ancien conseiller d’État, M. de Bellomaire, alla trouver le chef de la branche carliste espagnole, Juan ou Jean de Bourbon, Comte de Montizon, devenu l’aîné généalogique des Bourbons, et ses deux fils, pour leur demander de renouveler les renonciations de leur ancêtre Philippe V à la couronne de France. Cette démarche en faveur de la branche cadette, qu’elle ait été spontanée ou inspirée, était quelque peu paradoxale : l’on voit mal ce que la prise de position de ces princes aurait pu ajouter à un acte passé par Louis XIV et Philippe V alors qu’ils régnaient. Que les renonciations fussent nulles ou valables, il était juridiquement inutile de les renouveler. C’est sans doute ce qu’estimèrent les princes en éconduisant le solliciteur au motif qu’il n’y avait pas lieu pour eux de renoncer à des droits s’ils en avaient (point sur lequel ils semblaient d’ailleurs peu renseignés).
Ces deux épisodes — la préséance aux obsèques et la proposition de renouvellement des renonciations — marquent le début d’une controverse qui n’est pas encore éteinte et qui vise à déterminer qui a hérité des droits à la couronne royale de France. Pour la décrire, l’on envisagera d’une part, l’effacement apparent de la tradition légitimiste entre 1883 et la Seconde Guerre mondiale, et d’autre part, la réaffirmation du dualisme royaliste après 1945.
L’effacement apparent du légitimisme jusqu’à la seconde guerre mondiale
C’est une fraction très mince du parti légitimiste qui s’est refusée à la fusion des courants royalistes au profit des Orléans après 1883. Néanmoins ces irréductibles ont réussi, avec difficulté, dès le XIXe siècle, d’une part à trouver les moyens de perpétuer leur cause et, d’autre part, à développer un argumentaire juridique sérieux. L’on envisagera donc tout d’abord la persistance modeste du courant politique légitimiste, puis l’opposition des arguments.
La persistance modeste d’un courant politique légitimiste autonome
Comme Henri V l’avait décidé, les comités légitimistes qui quadrillaient le territoire furent dissous après sa mort. La majorité des légitimistes6, à commencer par les députés, se rallia rapidement au chef de la branche d’Orléans. Ce fut même le cas de fidèles du Comte de Chambord connus pour leur opposition au libéralisme comme le général de Charette, ancien chef des zouaves pontificaux, ou le marquis de la Tour du Pin, théoricien du catholicisme social. Cependant quelques irréductibles parmi les proches d’Henri V refusèrent leur allégeance aux Orléans, en considérant qu’ils n’étaient pas les aînés de la dynastie que les lois fondamentales appelaient au trône. La réputation d’attachement aux principes libéraux de ces princes suscitait d’ailleurs la méfiance des fidèles d’Henri V. Parmi eux, l’on peut citer ses secrétaires, Maurice d’Andigné et Joseph du Bourg, ses aumôniers Mgr Curé et le père Bole, et son exécuteur testamentaire, Huet du Pavillon. Indication symbolique, après la mort de la Comtesse de Chambord, le château de Frohsdorf, avec les archives et les colliers des ordres royaux, passa aux aînés généalogiques, les Bourbons d’Espagne, tandis que le château de Chambord, offert au prince par souscription nationale sous la Restauration et conservé par lui7, passa à ses neveux de Parme. Il est significatif que l’on ait séparé la succession politique et les biens personnels.
Cependant les partisans du maintien d’un courant légitimiste non-fusionniste en France allaient être très gênés par l’entremêlement des successions royales française et espagnole. L’aînesse salique aboutissait à considérer comme branche appelée au trône de France la branche « carliste » espagnole, qui réclamait le trône ibérique contre la branche « alphonsine » qui l’avait évincée du fait de la suppression de la loi salique outre-Pyrénées8. Certains considéraient que la succession française, où le roi est héritier nécessaire, l’emportait sur la succession espagnole à laquelle les rois pouvaient renoncer. D’autres préféraient s’intéresser aux Bourbons d’Espagne non-candidats à la succession carliste espagnole, ce qui constituait tout de même une modification de l’ordre normal de succession. Quant aux princes eux-mêmes, très attachés à leurs revendications espagnoles9, ils s’avérèrent peu réceptifs, et, tout en maintenant le principe de leurs droits français, ils ne consacrèrent guère d’énergie à les faire valoir. Ce fut le cas du premier, Juan ou Jean, Comte de Montizon, qui, au fond, était un libéral. Ce fut aussi le cas de son fils Charles — qui signait Carlos — prince chevaleresque et contre-révolutionnaire, mais soucieux avant tout de la cause carliste espagnole — et celui de son petit-fils Jacques (ou Jaime) qui eut le mérite de reprendre le titre de duc d’Anjou mais qui se montra peu soucieux d’agir. Ce fut enfin le cas de l’oncle et héritier de Jacques, Alphonse, qui mourut lui-même sans enfant en 1936.
Pourtant, au plan des arguments, était parue dès 1883 une brochure de Joseph du Bourg intitulée La Tradition monarchique10 qui défendait les droits des aînés. Elle fut suivie en 1884 par un Mémoire sur les Droits de la Maison d’Anjou à la Couronne de France, œuvre de Deryssel (pseudonyme d’un bâtonnier et parlementaire du Nord, Gustave Théry), dont la publication fut financée par la Comtesse de Chambord11. Ces ouvrages rapides, mais bien argumentés, défendaient le droit des aînés, issus de Philippe V d’Espagne, en soutenant qu’ils étaient toujours dynastes en France. Par la suite d’autres publications, notamment celles de Gazeau de Vautibault qui se prétendait républicain, vinrent renforcer la démonstration12.
Peu nombreux, les Blancs d’Espagne tentèrent un effort de propagande. Il leur fallait se doter d’une presse, étant donné que la plus grande partie des anciens journaux légitimistes était passée aux Orléans. Ils se replièrent alors sur un hebdomadaire, le Journal de Paris, appartenant à Maurice d’Andigné13. Par ailleurs, au cours des premières années qui suivirent la mort du Comte de Chambord, se tinrent plusieurs congrès légitimistes qui permirent de réunir quelques cadres. De même les Blancs d’Espagne essayèrent de revivifier les conseils catholiques d’ouvriers, groupements issus des préoccupations sociales des catholiques royalistes du XIXe siècle. Ils organisèrent aussi des messes-anniversaires d’événements royaux comme la mort de Louis XVI, des pèlerinages, notamment celui de Sainte-Anne d’Auray, et des banquets.
Au plan du contenu, la presse des Blancs d’Espagne était assez conformiste par rapport au courant contre-révolutionnaire de l’époque. L’on a pu relever — mais l’échantillon est très étroit — certaines préoccupations dominantes comme le catholicisme (avec une forte tendance au providentialisme, voire au millénarisme…), le royalisme, plus axé sur l’anti-orléanisme que sur l’anti-républicanisme, la question sociale, et aussi l’idée d’internationale des légitimités14… D’autres thèmes fréquents dans la presse contre-révolutionnaire de l’époque comme le nationalisme, l’antisémitisme ou la colonisation n’apparaissent que ponctuellement.
Cependant, aussi squelettiques que fussent leurs effectifs, les Blancs d’Espagne n’étaient pas à l’abri des crises engendrées par les événements politiques nationaux. C’est ainsi que l’affaire Boulanger sépara Maurice d’Andigné, favorable au « général revanche » des autres légitimistes. De même, le ralliement à la République, conseillé par le pape Léon XIII, divisa profondément les Blancs d’Espagne. Le prétendant15 d’alors hésita même à maintenir une représentation en France. Maurice d’Andigné vendit alors le Journal de Paris à des républicains. En revanche le prince de Valori, représentant du prince, (« don Carlos ») fut d’avis de maintenir le courant légitimiste. Mais, ayant ironisé sur l’Espagne, il fut désavoué ce qui l’amena à susciter un compétiteur aux aînés en la personne des princes de Bourbon-Séville16. Ce « schisme sévillan » enleva quelque temps aux aînés une partie, peut-être majoritaire, de leurs maigres troupes. À cette occasion se produisit d’ailleurs un développement qui intéresse la controverse. En effet, François de Bourbon y Castelvi, troisième fils du duc de Séville, s’étant proclamé héritier du trône de France en 1894 (!) attaqua en justice « Louis-Philippe Robert d’Orléans », c’est-à-dire le Comte de Paris, devant le Tribunal civil de la Seine afin de lui faire interdire « le titre de roi de France » et les pleines armes à savoir les anciennes armes royales ornées de trois fleurs de lys d’or sur fond d’azur. Le 28 janvier 1897, le tribunal débouta le prince téméraire avec dépens17. La juridiction observait que personne ne pouvait plus se dire roi de France et qu’il était « puéril » de demander à un tribunal de la République statuant au nom du peuple français de reconnaître une telle qualification. Le tribunal considéra aussi que les armes de France avaient disparu avec la royauté, ce qui ne fut d’ailleurs respecté ni par les Anjou ni par les Orléans18. Au passage les juges observaient avec raison que l’aîné de la branche à laquelle appartenait le demandeur était don Carlos, alias Charles de Bourbon, duc de Madrid, c’est-à-dire le prétendant légitimiste, lequel avait lui-même tenté une intervention, irrecevable parce que tardive, au procès. De son côté, ce même aîné essaya, d’ailleurs en vain, par une lettre adressée directement à son parent Orléans, de lui interdire le port des armes pleines, mais cette lettre resta sans réponse. Quant à la prétention sévillane, dénuée de fondement juridique sérieux, il semble qu’elle se soit assoupie par la suite19.
Mais c’est dans un contexte situé à l’écart de la sphère politique que la position des Blancs d’Espagne a été le mieux relayée, à savoir dans des ouvrages d’histoire du droit. Les manuels ont permis de connaître de mieux en mieux les lois fondamentales, et ont en général adopté une position critique à l’égard des renonciations de Philippe V. Et plusieurs thèses de droit intervenues à la veille de la Première Guerre mondiale ont mis à mal lesdites renonciations et rappelé les droits des aînés. C’est le cas de la thèse d’Henri de la Perrière20, de celle de Paul Watrin21, et de celle du prince Sixte de Bourbon-Parme22, lui-même un Bourbon-Anjou. Ces travaux ont conforté l’argumentation des Blancs d’Espagne, sans pour autant modifier l’équilibre des forces politiques de l’époque. En effet, le gros des troupes royalistes était alors regroupé derrière l’Action Française23, mouvement nationaliste et synthèse originale de divers courants contre-révolutionnaires qui s’était prononcé en faveur des Orléans24. Les partisans de la thèse orléaniste-fusionniste, sans doute faussement rassurés par leur domination mondaine du milieu royaliste et leur visibilité incontestablement supérieure, n’ont rien produit de comparable et se sont bornés à des études de propagande, à l’exception, peut-être de l’ouvrage d’Alfred Baudrillart. Celui-ci, futur recteur de l’Institut catholique de Paris et futur cardinal, a publié entre 1889 et 1901 (donc avant les thèses « légitimistes » susdites) cinq volumes bien documentés et intéressants sur Philippe V et la Cour d’Espagne25. Dans le premier tome, il consacre un chapitre aux renonciations, où il reprend, en faveur de ces actes, les idées assez curieuses développées dans un mémoire du XVIIIe siècle resté confidentiel du père Poisson, un cordelier au service du régent Philippe d’Orléans26.
Il y a quelques variations entre les études critiquant les renonciations comme contraires aux règles successorales françaises. Certaines allèguent leur nullité pure et simple, alors que d’autres considèrent que le traité d’Utrecht n’interdisait que le cumul des couronnes de France et d’Espagne sur la même tête27. Si certains considèrent que la nationalité des princes n’a pas d’importance, leur accession éventuelle au trône suffisant à les réintégrer, d’autres, comme Sixte de Bourbon-Parme estiment au contraire que Philippe V et ses descendants ont conservé la nationalité française. Cependant, quoi qu’il en soit, pour tous, la clé de la légitimité royale reste l’indisponibilité qui rend l’héritier nécessaire, suivant un terme emprunté au droit romain (c’est-à-dire incapable de renoncer), ce qui amène à se pencher sur les termes mêmes de la controverse.
Le choc des argumentaires
Les partisans de la famille d’Orléans sont devenus, après 1883, fusionnistes28. En effet, ils ne s’appuyaient pas du tout sur le précédent de la monarchie de Juillet. Ainsi le Comte de Paris, petit-fils du roi Louis-Philippe, se disait-il Philippe VII et non Louis-Philippe II. Pour se présenter comme les véritables héritiers de la royauté traditionnelle, les princes d’Orléans et leurs partisans se fondaient sur trois raisons principales, à savoir les renonciations de Philippe V d’Espagne pour lui et ses descendants, l’affirmation d’une prétendue règle de nationalité qui aurait suffi à écarter les étrangers du trône de France et la reconnaissance du Comte de Paris comme héritier par le Comte de Chambord. Mais cette argumentation a été discutée point par point par les Blancs d’Espagne.
En ce qui concerne les renonciations, l’on sait que, sous l’Ancien Régime, avait été élaboré un ensemble de lois fondamentales coutumières mais rigides qui régissaient la dévolution de la couronne et qui désignaient sans contestation possible l’unique héritier de la couronne (de mâle en mâle par ordre de primogéniture)29. Au XVe siècle, alors que le roi fou Charles VI prétendait, sous l’impulsion de son entourage, transférer la couronne à son gendre Henri V d’Angleterre au détriment de son fils, le futur Charles VII, le juriste Jean de Terre Vermeille avait démontré que la couronne était indisponible30 : le roi ne pouvait en influencer la dévolution d’aucune façon. Ainsi ne pouvait-il abdiquer ni choisir un autre héritier que son plus proche parent mâle, et l’héritier n’avait pas non plus le pouvoir de renoncer : il était un « héritier nécessaire ». C’est uniquement en raison de la cruelle nécessité de mettre fin à la difficile guerre de succession d’Espagne que Louis XIV avait dû accepter de faire une entorse à cette règle lors du traité d’Utrecht, en 1713. Néanmoins des voix s’étaient élevées avant même la conclusion du traité pour soulever la nullité d’une telle clause, comme celles du futur chancelier d’Aguesseau et du ministre Colbert de Torcy. La plupart des contemporains tenaient pour nulles ces renonciations qui avaient été obtenues par la force et violaient le droit dynastique français. Ils n’y voyaient qu’un expédient conjoncturel, étant donné que la nullité ne pouvait être couverte même par des traités : le traité d’Utrecht n’avait pas plus de valeur qu’en son temps le traité de Troyes de 1420 qui avait prétendu écarter Charles VII de la couronne31. Après les renonciations, la controverse risquait d’ailleurs de reprendre et de faire éclater une nouvelle guerre européenne en cas de disparition sans enfant mâle du jeune Louis XV. La naissance d’un héritier, confortant la succession française dans la branche du duc de Bourgogne, frère aîné de Philippe V, fut un soulagement parce qu’elle permettait de remettre sine die l’examen du cœur du litige.
La seconde objection fusionniste tenait à une prétendue règle de nationalité. L’on alléguait que les Bourbons d’Espagne étaient devenus espagnols (ou italiens pour les Sicile et les Parme) et que cette considération suffisait à les exclure de la possibilité de régner en France. Pour justifier cette prétendue règle, l’on citait d’une part l’élection, en 987, de Hugues Capet contre Charles de Basse-Lorraine, compétiteur carolingien entré dans la vassalité impériale, d’autre part un passage de l’arrêt Lemaistre de 1593 qui, au temps de la Ligue, avait dit que le roi ne pouvait être un étranger, et enfin l’existence de lettres de naturalité accordées aux princes expatriés. Cependant cette argumentation, qui a pu séduire les néo-monarchistes de l’Action Française, partisans du « nationalisme intégral », et de ce fait défavorables à des princes partis régner outre-Pyrénées, était hautement discutable32.
Ainsi, en ce qui concerne l’élection d’Hugues Capet, la problématique nationaliste présentant l’élu comme un prince « français » opposé à Charles, prince « allemand » est-elle totalement anachronique. Elle occulte même le fait qu’il n’est nullement invraisemblable que l’Empereur ait préféré Hugues Capet, membre comme lui-même d’une nouvelle dynastie et prince avec qui il entretenait de bons rapports, plutôt qu’un héritier carolingien assez indocile. Quant à l’arrêt Lemaistre, quand il mentionne qu’un « étranger » ne peut ceindre la couronne de France, il vise certes l’infante Claire-Isabelle, candidate du roi d’Espagne, ou le duc de Savoie, mais aussi des princes habitués en France qui, quoique d’origine lorraine, pouvaient passer pour français tels que les Guise. C’est, en quelque sorte, la revendication du droit du sang contre le droit du sol : l’arrêt Lemaistre considère comme dynastes en France les princes issus du sang capétien33. Dans le même sens le procureur général d’Aguesseau, futur chancelier, dira, à l’époque des renonciations de Philippe V, que l’on n’avait jamais mis dans la bouche de nos rois l’affirmation suivant laquelle un prince né ou demeurant à l’étranger aurait perdu de ce fait ses droits à la couronne de France. Quant aux lettres de naturalité, il est vrai que Louis XIV, qui en avait délivré à son petit-fils lors de son départ pour l’Espagne, a dû les révoquer pour tenir compte des renonciations. Cependant l’argument n’est pas décisif, de telles lettres étant considérées comme de simples précautions, et non des lettres de nécessité.
De même, l’on a allégué que les princes d’Orléans auraient été reconnus comme héritiers par le Comte de Chambord lors des entrevues des princes des deux branches à Frohsdorf en 1873. Cette théorie a été notamment défendue par le bâtonnier Marie de Roux, avocat et historien d’Action Française34. Cet auteur s’appuyait sur une déclaration dans laquelle le Comte de Chambord, donnant à un journaliste son avis sur la réconciliation intervenue avec ses cousins, disait : « Les princes d’Orléans sont mes fils ». Cette déclaration n’est cependant pas un texte officiel ; la présentation qu’en fait Marie de Roux est d’ailleurs discutée, étant donné qu’il a modifié le texte en le tronquant et en altérant sa ponctuation. Au demeurant, pour couper court en répondant simplement, l’on peut observer que, même si le propos sous examen était avéré et exact, le Comte de Chambord exilé n’aurait pas eu la possibilité de modifier les lois de succession, si Louis XIV et Philippe V régnants n’avaient pu le faire en leur temps35. L’on revient donc à la question initiale de la portée des renonciations.
Au final, l’on constate qu’un courant légitimiste résiduel, mais permanent, a subsisté en marge d’un mouvement fusionniste beaucoup plus fort (mais néanmoins lui-même marginalisé dans un jeu politique désormais dominé par les forces républicaines). Par ailleurs, l’argumentaire sérieux qui a été élaboré s’est heurté à un mur de silence. Il convient maintenant de voir comment la revendication légitimiste maintenue a repris vie et vigueur, très relativement d’ailleurs, au cours de la seconde moitié du XXe siècle.
La renaissance du légitimisme
La période qui s’ouvre à la veille de la Deuxième Guerre mondiale va voir rebondir la controverse du fait d’une part de l’accession à l’aînesse d’une nouvelle branche des Bourbons d’Espagne plus intéressée par la succession française que ses prédécesseurs carlistes, et d’autre part de la réactivation du débat juridique tant au Palais qu’à l’Université.
Le regain d’intérêt des Bourbon-Anjou pour la succession royale française
En 1936 meurt sans alliance le dernier chef de la branche carliste espagnole — qui était la branche aînée salique — Alphonse de Bourbon. Au plan généalogique, le rang de chef de maison revient alors à l’aîné de la branche suivante, dite « alphonsine », qui n’est autre que l’ex-roi d’Espagne Alphonse XIII36, connu d’ailleurs pour sa francophilie. À cette époque il ne règne plus sur la péninsule ibérique où la république a été proclamée en 1931. Donc, pas plus qu’avec ses prédécesseurs carlistes qui prétendaient à deux royautés sans en contrôler effectivement aucune, il n’y avait cumul des couronnes de France et d’Espagne. Cette question de droit international ne pouvait être posée qu’avec un prince qui aurait été en possession d’au moins une couronne, et dans l’expectative de l’autre. Tant qu’il s’agissait seulement de prétentions ou de couronnes « in partibus » la double revendication pouvait subsister, au moins comme solution d’attente.
Alphonse XIII, qui d’ailleurs n’avait plus guère de prétentions pour lui-même en Espagne, avait été averti du nouveau statut de chef de maison qui serait le sien dans un avenir proche par son cousin Jacques de Bourbon, l’avant-dernier prince carliste, avec qui il s’était réconcilié. L’ancien roi d’Espagne, devenu Alphonse Ier de France pour ses très rares partisans, assura donc son rang avec discrétion, mais clairement, en supprimant la bordure de gueules de son blason et en assumant de ce fait les pleines armes de France37. Il fit par ailleurs préparer un annuaire de la maison de Bourbon qui ne vit pas le jour à cette époque mais ne resta pas sans lendemain.
Alphonse XIII mourut pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1941, laissant deux fils survivants. L’aîné, Jacques-Henri (Jaime en Espagne), duc de Ségovie, était écarté de la succession espagnole, à laquelle il avait été poussé à renoncer en raison d’une infirmité accidentelle38. Il avait, au surplus, contracté un mariage inégal en épousant une personne issue de la famille de Dampierre, de bonne noblesse, mais non d’extraction royale, ce qui était alors exigé pour avoir une postérité dynaste en Espagne. Son cadet, Juan (ou Jean, Comte de Barcelone), était désigné pour assurer la succession espagnole39. Critiquable sous certains aspects, cette dévolution était conforme aux lois fondamentales des deux pays intéressés — à la différence de la succession française, la succession espagnole était susceptible de renonciation — et respectait la règle du non-cumul des couronnes posée à Utrecht. Elle commençait à dénouer l’entremêlement des deux successions royales qui avait si lourdement pesé sur le destin du légitimisme français au temps où le carlisme espagnol lui portait ombre.
En 1946 Jacques-Henri fît une proclamation où il déclara prendre le titre de duc d’Anjou et les pleines armes de France et affirmer ses droits à la couronne de ce pays. Peu connu des Français, il attira cependant l’attention de certains milieux traditionalistes et contre-révolutionnaires en prenant position en faveur du maintien de la France en Algérie (décembre 1959), ce qui faisait contraste avec celle de son compétiteur Orléans qui approuvait la politique du général de Gaulle. De même, en 1973, Jacques-Henri proclama son opposition à la légalisation de l’avortement, à l’instar de l’Église catholique ce qui lui attira des sympathies dans des milieux attachés aux traditions politiques et religieuses. L’action du prince fut relayée depuis 1957 par une Association générale des légitimistes de France qui diffusait une feuille périodique, Tradition française. Depuis sont nées plusieurs autres feuilles légitimistes, mais la diffusion de cette presse, aux titres souvent éphémères, est restée très faible. De même des rencontres régulières plus nombreuses ont eu lieu : messes à la mémoire de Louis XVI et Marie-Antoinette attirant fidèles et curieux, mais aussi galettes des rois et banquets ou dîners-débats. Le pèlerinage légitimiste annuel à Sainte-Anne d’Auray, né au XIXe siècle et un moment interrompu, a repris…
À la mort de Jacques-Henri, sa succession échut à son fils aîné, Alphonse, qui prit les titres de duc d’Anjou et de Cadix40. À un prince âgé et souffrant d’infirmités succédait un fils jeune et de belle prestance. Diplomate qui avait derrière lui une carrière d’ambassadeur d’Espagne41 et sportif accompli, le prince Alphonse, a marqué un intérêt croissant pour ses droits français, ce qui s’est traduit par une présence de plus en plus assidue en France, notamment lors de commémorations, mais aussi de rencontres avec des municipalités de toutes tendances. Le point culminant de ce retour en force a été 1987, avec les commémorations du millénaire capétien dont ce prince a souvent été l’hôte de marque. En outre, au plan international, la prestigieuse société des Cincinnati, qui regroupant les descendants des fondateurs de l’indépendance des États-Unis, a accueilli le prince Alphonse au titre de plus proche parent du roi Louis XVI.
Ce renouveau de notoriété en France d’une branche capétienne issue de Philippe V d’Espagne, jusque-là effacée, a entamé la position de prétendants évidents dans laquelle s’étaient installés les membres de la famille d’Orléans depuis la fin du XIXe siècle. Le chef de cette branche au milieu du XXe siècle, Henri, Comte de Paris, avait tenté à plusieurs reprises de jouer un rôle politique42. Il se trouvait pendant la guerre à Alger à l’époque de l’assassinat de l’amiral Darlan43, et s’est même défendu d’y avoir joué un rôle, en face de détracteurs qui affirmaient le contraire. Il rencontra successivement le maréchal et Pierre Laval, peu soucieux l’un et l’autre de s’engager en faveur de la cause monarchique. Puis, après la guerre, il bénéficia de l’abrogation de la loi d’exil à l’époque du président Auriol. Par la suite il noua des liens avec le général de Gaulle à qui l’on prête, à raison, ou plus probablement à tort, des velléités de restauration monarchique. Il se peut tout simplement que le général ait voulu, tout en marquant son respect pour un personnage qui lui paraissait incarner une part de la tradition française — conception assez barrésienne — trouver un moyen de neutraliser certains partisans de la monarchie qui étaient aussi ses adversaires dans sa politique algérienne. Quoi qu’il en soit le Comte de Paris, fort d’une position mondaine très supérieure à celle de son compétiteur Bourbon-Anjou — il était de loin le prétendant le plus connu et le plus riche44 — se garda bien de croiser le fer au plan juridique avec les Blancs d’Espagne. Mais, fait nouveau, ceux-ci arrivaient enfin à rompre quelque peu le mur du silence qui les enfermait jusque-là et les limitait à un rôle marginal45. L’on peut attribuer ce changement d’une part à l’arrivée de nouveaux militants d’esprit contre-révolutionnaire, notamment des catholiques attachés à la tradition politique et religieuse, d’autre part au déclin de l’influence de l’Action Française, toujours théoriquement fidèle aux Orléans, mais brouillée avec eux, et enfin à la personnalité sympathique du duc d’Anjou.
Cependant le fils aîné du Comte de Paris, Henri, Comte de Clermont46, moins prudent que son père, a fait rebondir la controverse au plan juridique en la portant devant les tribunaux, au risque d’un échec et d’une publicité fâcheuse pour ses intérêts. En outre, de nouveaux travaux universitaires ont encore renforcé la position des aînés.
Le rebondissement du débat royal
C’est donc le Comte de Clermont, qui, du vivant de son père, avec qui il était en mauvais termes47, a eu l’audace imprudente d’ouvrir le débat jusqu’alors refusé par sa branche avec les Bourbons issus de Philippe V. En effet, rééditant à presque un siècle de distance et à fronts renversés l’acte de François de Bourbon-Séville, le Comte de Clermont décida d’assigner le prince Alphonse devant le Tribunal de grande instance de Paris afin de lui faire interdire le titre de duc d’Anjou et le port des pleines armes de France, d’azur à trois fleurs de lys d’or. Le demandeur était défendu par Me Hugues Trousset, avocat et auteur de plusieurs études en faveur du droit des Orléans. Du côté du duc d’Anjou, l’avocat était un juriste prestigieux, le professeur Jean Foyer, ancien garde des Sceaux du général de Gaulle. Les parties ont fait assaut d’arguments historiques juridiques et héraldiques. Alors que certains partisans du duc d’Anjou souhaitaient contre-attaquer en contestant la titulature des princes d’Orléans, Jean Foyer s’en tint prudemment à la défense des droits de son client.
Le Tribunal de grande instance de Paris rendit son jugement le 21 décembre 198848. Il se déclara tout d’abord incompétent pour trancher un litige dynastique, étant donné qu’il statuait dans le cadre républicain et au nom du peuple français. Cependant, à la différence de ce qui s’était passé en 1894, le tribunal décida ensuite de se pencher sur la question du titre et des armes. Il constata que divers princes issus des Bourbons d’Espagne avaient pris le titre, alors vacant, de duc d’Anjou49 et fait usage des pleines armes de France, et aussi que le Comte de Clermont, demandeur, n’était pas, à l’époque des faits, chef de sa branche, du fait de l’existence de son père, et ne portait pas lui-même le titre contesté. En conséquence, le Tribunal reconnut le titre de duc d’Anjou et le droit de porter les armes de France au prince Alphonse. Ce jugement fut confirmé par la cour d’appel de Paris le 22 novembre 198950. Le requérant, auquel s’étaient joints imprudemment deux cadets de la branche issue de Philippe V, un Bourbon-Sicile et un Bourbon-Parme, a donc été débouté et condamné aux dépens.
Cependant, entre les deux décisions de la justice républicaine qui ont donné raison aux Anjou, un événement dramatique s’était produit : le 30 janvier 1989 à Beaver Creek, au Colorado, le prince Alphonse avait trouvé la mort dans un accident dû à la coupable négligence des organisateurs d’une compétition de ski. C’est donc contre son fils, le jeune prince Louis, alors âgé d’une quinzaine d’années, que le Comte de Clermont avait dirigé son appel infructueux. À la suite de ce décès, le progrès de la cause des Anjou, qui aurait dû être amplifié par leur victoire judiciaire sur le terrain choisi par leurs cadets, a été plus ou moins ralenti par une longue minorité. De son côté le destin des Orléans a aussi été perturbé, du fait d’une querelle entre le Comte de Clermont, devenu chef de sa branche, et son propre fils Jean qui avait été précédemment mis en avant par son grand-père et nombre de fusionnistes pour relever la succession familiale51.
L’on ajoutera que l’université — essentiellement les facultés de droit52 — a apporté de nouvelles pièces à la controverse, généralement dans le sens des Anjou53. L’on peut rappeler ici les thèses du professeur Jean Barbey sur Jean de Terre Vermeille et l’indisponibilité de la couronne54, et de Bernard Basse sur l’ancienne constitution française55, les travaux fondamentaux de Guy Augé56, op. cit., et Les Blancs d’Espagne, op. cit.), Guy Augé, maître de conférences des facultés de droit, a écrit de nombreux articles dans la savante revue La Légitimité qu’il animait.]] et du professeur Stéphane Rials57. À cela s’ajoutent des travaux héraldiques et généalogiques du baron Hervé Pinoteau et de Patrick van Kerrebrouck, auteurs pour le premier de l’« État présent de la maison de Bourbon », un annuaire des différentes branches de la dynastie assorti de commentaires savants58, et pour le second d’une monumentale généalogie commentée des rois de France — de l’ampleur de celle du père Anselme en son temps — dont le tome consacré aux Bourbons est dédié au duc d’Anjou, chef de maison59. Il faut aussi mentionner les manuels usuels d’histoire du droit qui reprennent à peu près tous la règle d’indisponibilité de la couronne60.
En face de cette substantielle progression, en quantité et en qualité, de la production légitimiste, les écrits favorables à la branche d’Orléans sont nettement moins nombreux et moins importants. Cela vient sans doute du fait que les partisans des cadets, jouissant naguère d’un quasi-monopole de fait de la représentation royaliste, n’ont, pendant longtemps, pas jugé utile de répondre dans le détail à des compétiteurs dont les raisonnements étaient contenus dans des travaux universitaires peu diffusés hors de L’alma mater ou des brochures à tirage confidentiel61. L’on peut citer une courte étude de Guy Coûtant de Saisseval, conseiller juridique de l’ancien Comte de Paris, qui soutient la cause des princes d’Orléans en s’appuyant à la fois sur les renonciations et sur la nationalité62. L’argumentation de cet auteur — et de quelques autres — comporte une contradiction interne : en effet, si le fait de régner en Espagne, donc de devenir espagnol, suffisait à priver des princes de leurs droits de succession français, l’on voit mal pourquoi des renonciations ont été jugées nécessaires. Maître Hugues Trousset, avocat du Comte de Paris contre le duc d’Anjou, a mesuré la difficulté et, abandonnant les renonciations, il a essayé de conforter l’argument de nationalité, notamment, dans la ligne d’Alfred Baudrillart, en tentant de prouver que les princes étaient sous l’Ancien Régime, comme les particuliers, soumis au droit d’aubaine ce qui en aurait fait des étrangers du fait de l’expatriation63. De même Mademoiselle Marie-Madeleine Martin, ancienne élève de l’École des chartes (mais non diplômée de cette école) a écrit un livre assez confus intitulé Les Français auront-ils un roi espagnol ? qui reprend les thèses habituelles des partisans des Orléans64. L’on peut également citer le généalogiste Philippe du Puy de Clinchamps, spécialiste de la noblesse, qui a défendu les cadets comme une évidence sans apporter de nouveaux éléments décisifs65. Chez les universitaires, à part le livre précité de MgrBaudrillart, dont les renonciations ne sont pas l’objet principal, rares sont les ouvrages qui défendent la thèse orléaniste-fusionniste. L’on peut toutefois citer la conception du professeur Morel, spécialiste des idées politiques, qui, tout en reconnaissant la nullité juridique des renonciations en raison des lois fondamentales, essaie d’en sauver l’application au nom d’une « loi innomée » selon laquelle seule une branche royale restée constamment française pourrait prétendre régner en France66. C’est une variante de la thèse de la nationalité. Elle paraît davantage emprunter à la sociologie qu’au droit. Le professeur Jean-Baptiste Donnier, agrégé de droit privé, de son côté, présente une argumentation non dénuée d’intérêt — mais, nous semble-t-il, en porte-à-faux — dans le cadre de la préface qu’il a donnée à un ouvrage orléaniste-fusionniste67. Pour lui, le traité d’Utrecht dit le droit en reconnaissant la perte des droits successoraux français de Philippe V et de ses descendants du seul fait de leur accession au trône d’Espagne. Un tel raisonnement aurait sans doute surpris les négociateurs français qui se sont donné tant de mal pour éviter ces renonciations, et les négociateurs anglais qui y auraient trouvé un renforcement inattendu pour leurs demandes… Pour écarter une stricte application des lois fondamentales, qu’il estime impuissantes à résoudre la question dynastique, l’on en revient à la « loi innomée » du professeur Morel… L’on peut douter du caractère décisif de tout cela. Et, quoi qu’il en soit, au bout du compte, par une curieuse inversion de situation politique, la prétention légitimiste a pris une telle ampleur qu’il paraît désormais peu probable que des raisonnements théoriques suffisent à y mettre fin.
En conclusion, la controverse monarchique semble dénuée d’enjeux de pouvoir à notre époque : la question d’une restauration de la royauté, encore envisagée au cours des premières décennies de la IIIe République, puis ravivée par l’Action Française, ne paraît plus à l’ordre du jour et elle a perdu l’essentiel de son caractère politique. En revanche, la monarchie garde des sympathies qui se manifestent très au-delà des effectifs royalistes revendiqués par divers petits groupes militants, ce que l’on a pu constater, par exemple, lors du millénaire capétien, des deux cents ans de la mort de Louis XVI ou des commémorations de la guerre de Vendée… De même l’attachement des Français pour leur passé et pour les sites historiques comme Versailles est certain. Beaucoup de sympathisants de la royauté se sont réfugiés dans une action purement culturelle non dénuée de valeur pour entretenir la flamme, mais sans prétention politique. Les associations à caractère historique contribuent à la pérennité de l’idée royale — plutôt que royaliste68.
La controverse théorique entre Bourbons et Orléans n’est cependant pas éteinte. Le Comte de Clermont — devenu Comte de Paris depuis 1999 — l’a d’ailleurs relancée à plusieurs reprises, tout d’abord en demandant, en vain, aux tribunaux de la République le droit pour lui-même de s’appeler Bourbon, ensuite en décernant à son neveu Charles-Philippe d’Orléans l’appellation de duc d’Anjou afin de concurrencer l’aîné, et enfin en prétendant s’immiscer dans la question de l’inhumation du cœur de Louis XVII à Saint-Denis, question réglée sans lui par un accord entre le duc d’Anjou, détenteur de la relique, et les pouvoirs publics.
L’on peut cependant observer que la jeune génération des princes, représentée par le duc d’Anjou, Louis, et par Jean d’Orléans, fils du Comte de Clermont, a su nouer des relations beaucoup plus cordiales. Et le retour du roi fait toujours rêver les romanciers comme l’attestent Sire69 de Jean Raspail ou bien Le Roi dort70 de Philippe Le Guillou. La royauté est désormais une belle endormie et la controverse persistera longtemps encore quant à l’identité du prince charmant qui la réveillera.
Franck Bouscau
- Parmi l’abondante bibliographie consacrée au Comte de Chambord, l’on se bornera à citer ici : H. DE PÈNE, Henri de France, Paris, H. Oudin, 1884 ; P. DE LUZ, Henri V, Paris, Pion et Nourrit, 1931 ; A. JOSSINET, Henri V, Bordeaux, Ulysse, 1983 ; C. DE BUZON, Henri V Comte de Chambord ou le « fier suicide de la Royauté », Paris, A. Michel, 1987 ; D. DE MONTPLAISIR, Le Comte de Chambord, dernier roi de France, Paris, Jacob-Duvernet, 2008 ; S. DESPLANCHES (dir.), Henri, Comte de Chambord. Textes politiques, Paris, SICRE, 1995.↩
- Sur le légitimisme après 1883, v. H. PINOTEAU, Monarchie et avenir, Paris, NEL, 1960 ; G. AUGÉ, Succession de France et règle de nationalité, Paris, DUC, 1979 ; ID., Les Blancs d’Espagne, Paris, DUC, 1994 ; S. RIALS, Le Légitimisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1983. Nombre de nos précisions sont empruntées à ces trois auteurs.↩
- Les prétentions concurrentes de la dynastie impériale des Bonaparte allaient encore compliquer la situation après 1870.↩
- Ainsi, en 1835, une fausse rumeur de la mort du duc de Bordeaux ayant couru, plusieurs journaux royalistes, ne tenant pas compte des Orléans, pourtant au pouvoir, s’étaient prononcés en faveur des princes d’Outre-Pyrénées (la Gazette de France, la Quotidienne, et plusieurs journaux royalistes de province).↩
- Sur la restauration manquée et le conflit entre légitimistes et orléanistes, v. D. HALÉVY, La fin des notables, t. II : La République des ducs, Paris, Hachette, 1995, avec préface de H. Robert ; E. BEAU DE LOMÉNIE, La Restauration manquée, Paris, Librairie française, 1979.↩
- Selon Guy Augé, une enquête policière de l’époque, l’enquête Schnerb, dont il ne subsiste malheureusement que des épaves, estime à 12 % l’effectif de l’ancien légitimisme passé aux Blancs d’Espagne après 1883. Ce courant n’a survécu que dans certains îlots très marqués comme Paris, le Morbihan ou Marseille… Dans d’autres endroits, le fusionnisme, c’est-à-dire le ralliement aux Orléans, a tout absorbé. La sociologie du groupe — telle du moins que permet de l’entrevoir un échantillon très restreint — comportait 40 % de nobles ou d’apparence, 23 % de bourgeois, 20 % d’ouvriers et 7 % de « chouans ».↩
- II est intéressant de signaler que, du vivant d’Henri V, la propriété de Chambord n’a pas été remise en cause par les régimes qui ont succédé à la Restauration, alors que les princes d’Orléans ont été obligés de réaliser rapidement leur patrimoine sous Napoléon III.↩
- La cause carliste attira des sympathies du côté français. L’écrivain Pierre Benoit lui consacra un intéressant roman, Pour Don Carlos.↩
- II y eut plusieurs guerres carlistes en Espagne et les princes réussirent même à régner passagèrement sur certaines régions du nord du pays.↩
- J. DU BOURG, La Tradition monarchique, Paris, Oudin, 1883.↩
- G. THÉRY, Mémoire sur les Droits de la Maison d’Anjou à la Couronne de France, rééd., Paris, le Léopard d’or, 1983.↩
- V. la réédition de deux brochures de cet auteur du XIXe siècle réunies sous T.-P. GAZEAU DE VAUTIBAULT, Contre la fusion, Paris, SICRE, 2001, et notre préface (pp. 7-18).↩
- Par la suite il y aura des publications éphémères comme la Monarchie française (revue bimensuelle des années 1911-1912 qui polémiqua avec l’Action Française, favorable aux Orléans) puis, jusqu’à la deuxième guerre mondiale une revue, la Science Historique et, avant et après la guerre, un périodique, le Drapeau Blanc… ↩
- Par exemple, quelques années avant la Seconde Guerre mondiale, les Blancs d’Espagne défendaient le négus contre l’Italie fasciste, à la différence de l’Action Française qui avait adopté la position opposée.↩
- Le mot est employé ici par commodité, même si les aînés ne l’apprécient guère. Au XXe siècle, le prince Alphonse déclarait qu’il ne prétendait pas mais qu’il était tel que l’avait fait l’histoire de France… Sur les princes aînés de la maison de Bourbon, outre les ouvrages d’Augé et Rials précités, v. J. BERNOT, Les princes cachés ou histoire des prétendants légitimistes (1883-1989), Paris, Éditions Lanore, 2014.↩
- Les princes de Bourbon-Séville sont une branche cadette des Bourbons d’Espagne. Ils sont exclus de la succession espagnole pour cause de mariage inégal (règle qui n’existait pas en France).↩
- Revue Légiste, n° 6-7, 1985, pp. 168-169.↩
- Ce passage du jugement est extrêmement discutable : en effet, l’on considérait sous l’Ancien Régime que les armes d’un pays lui restaient attachées, quel que soit le souverain. De nos jours, nombre de pays qui ont remplacé leur monarchie par une république ont gardé leurs anciennes armes (Russie, Pologne, Autriche, Allemagne…). En outre, les familles ayant régné sur un pays conservent habituellement ses armes, tout comme les particuliers possesseurs de blasons. Il est donc inexact de parler de disparition des armes de France : tout au plus peut-on dire qu’elles n’ont plus d’usage officiel.↩
- Si l’on admet que les renonciations de Philippe V sont nulles parce qu’il n’est au pouvoir de personne de modifier la dévolution normale de la couronne, des cadets issus de ce roi sont aussi malvenus que les Orléans à prétendre évincer leur aîné, sous quelque prétexte que ce soit.↩
- H. DE LAPERRIÈRE, Le Roi légitime, Paris, H. Daragon, 1910.↩
- P. WATRIN, La Tradition monarchique, Paris, A. Savaète, 1916, rééditée à Paris (éd. DUC) en 1983 avec une préface, une mise à jour et une bibliographie par J.-P. Brancourt et Guy Augé.↩
- S. DE BOURBON-PARME, Le Traité d’Utrecht et les lois fondamentales du royaume, Paris, H. Champion, 1914, réédité à Paris en 2003 (éd. SICRE) avec une préface d’Hervé Pinoteau. Le prince Sixte a, pendant la Première Guerre mondiale, tenté une médiation entre la France et l’Autriche dont l’impératrice était sa sœur Zita. Il a ensuite été mêlé au litige opposant les princes de Bourbon-Parme, eux-mêmes divisés en plusieurs branches, avec la République à propos de la propriété du domaine de Chambord, hérité d’Henri V. Il s’agit là d’une controverse dans la controverse qui met notamment en cause la question de la nationalité des princes de Bourbon-Parme. Sixte professait qu’ils étaient toujours français, mais les tribunaux préférèrent considérer que les princes issus de Philippe V pouvaient appartenir à diverses nationalités voire n’en avoir aucune, mais que leur accession éventuelle à la couronne les aurait rétablis dans leur nationalité française.↩
- La bibliographie concernant l’Action Française est immense. L’on citera seulement un modeste échantillon : R. HAVARD DE LA MONTAGNE, Histoire de l’Action Française, Paris, Amiot-Dumont, 1950 ; E. WEBER, L’Action Française, Paris, Stock, 1962 ; A. MARTY, L’Action Française racontée par elle-même, Paris, NEL, 1968 ; Y. CHIRON, La Vie de Maurras, Paris, Perrin, 1991 ; l’excellente étude condensée de M. TORELLI, Charles Maurras et la pensée d’Action Française, Paris, Documents d’Action Française, 1989, et notre petit essai, Maurras et la Contre-révolution, Paris, SICRE, 1996.↩
- Sur l’orléanisme, v. G. DE BROGLIE, L’Orléanisme, Paris, Perrin, 1981 ; H. ROBERT, L’Orléanisme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1992.↩
- A. BAUDRILLART, Philippe V et la Cour d’Espagne, Paris, Firmin-Didot, 5 vol., 1889-1901.↩
- L’argumentation du père Poisson, reprise par Alfred Baudrillart, méconnaît plusieurs lois fondamentales. Elle fait l’impasse sur les objections des juristes à propos de l’indisponibilité de la couronne, au motif qu’il serait toujours permis de renoncer à un droit. Par ailleurs ces auteurs voient dans les renonciations un retour à l’ancienne coutume des partages royaux : les Anjou auraient obtenu l’Espagne et ses dépendances en dédommagement de leurs droits français, définitivement perdus de ce fait. C’est considérer l’Espagne comme une contrée ajoutée au royaume français en méconnaissance des conditions du testament de Charles II d’Espagne. L’on peut aussi remarquer que, en vertu de la règle d’aînesse acceptée tant en France qu’en Espagne, et laissée de côté par les deux auteurs, Philippe V n’avait rien à partager : il était devenu, par le retrait de son père et de son frère aîné, l’héritier normal de la monarchie espagnole, du fait de sa grand-mère la reine de France Marie-Thérèse. Par ailleurs l’argument qui consiste à prétendre que Philippe V et ses descendants, devenus étrangers par leur expatriation, étaient de ce fait devenus inaptes à régner en France est rejeté par les juristes de l’Ancien Régime qui n’appliquaient le droit d’aubaine qu’aux particuliers.↩
- Cette opinion avait déjà été soutenue sous la monarchie de Juillet, et qui plus est avec l’appui personnel de Louis-Philippe, par le professeur Charles Giraud, de l’Université d’Aix-en-Provence. Dans le but d’assurer la séparation des couronnes de France et d’Espagne, les auteurs du traité d’Utrecht avaient imposé, en même temps que Philippe V renonçait à ses droits sur la France, que les princes d’Orléans fissent de même à l’égard de l’Espagne. Or Louis-Philippe, qui croyait son trône bien établi en France, espérait qu’un de ses fils, le duc de Montpensier, qui avait épousé une infante espagnole, pourrait faire souche de rois d’Espagne. Pour atteindre cet objectif, il fallait démontrer que le traité, s’il empêchait que l’union de la France et de l’Espagne, ne frappait pas pour autant les princes issus de ceux qui avaient renoncé d’une incapacité générale et définitive. Paradoxalement c’est donc Louis-Philippe qui a fait démontrer que les Orléans pouvaient, malgré les renonciations, régner en Espagne, ce qui implique corrélativement que les Anjou avaient toujours la même possibilité en France ! (v. C. GIRAUD, Le traité d’Utrecht, Paris, Plon frères, 1847, et rééd. Paris, SICRE, 1997, avec notre préface, pp. 7-18).↩
- De même que l’ancien légitimisme avait été réduit à un courant groupusculaire depuis 1883, l’ancien orléanisme avait quant à lui disparu, laissant la place à un fusionnisme, c’est-à-dire à une revendication de la couronne par les princes d’Orléans en qualité d’héritiers prétendus des anciens rois, et non de leur ancêtre usurpateur Louis-Philippe. De même, l’éloignement de la perspective d’une prise de pouvoir par les urnes à partir de la fin du XIXe siècle aboutit à tempérer le libéralisme des princes cadets et de leurs partisans. De son côté, l’Action Française, école de formation de nombreux cadres royalistes et de loin principal organe de cette tendance au cours de la première moitié du XXe siècle, quoique favorable aux Orléans, se voulait anti-libérale et contre-révolutionnaire. Cette évolution du milieu royaliste mettra en porte-à-faux les prétendants Orléans de la deuxième moitié du XXe siècle qui, par une nouvelle volte-face, renoueront avec le libéralisme à partir des années 30.↩
- Sur l’aspect juridique du fond de la controverse, outre les travaux universitaires précités qui confortent le point de vue légitimiste, v. J. BARBEY, F. BLUCHE et S. RIALS, Lois fondamentales et succession de France, Paris, DUC, 1984.↩
- V. les ouvrages relatifs aux lois fondamentales et la thèse de J. BARBEY, La fonction royale. Essence et légitimité d’après les Tractatus de Jean de Terre Vermeille, Paris, NEL, 1983.↩
- Sous Louis XIV, l’idée de faire prévaloir l’ordre international sur l’ordre juridique interne n’est pas encore affirmée. Ce sera l’œuvre, notamment, du juriste Vattel plus tard dans le XVIIIe siècle. Rien ne permet d’affirmer qu’une telle règle postérieure au traité d’Utrecht s’impose rétroactivement pour son interprétation. À titre de comparaison, l’on observera que, à l’heure actuelle, si un traité international comporte une clause contraire à la constitution, la modification préalable de celle-ci est nécessaire pour permettre la ratification (Constitution de 1958, article 54).↩
- Maurras, qui connaissait l’existence des « Blancs d’Espagne » et des « Blancs d’Italie », disait se méfier du pan-juridisme des partisans des aînés. Il n’est pas surprenant que, élaborant sa doctrine autour des années 1900, il ait choisi les princes d’Orléans, la visibilité des Anjou étant alors très mince et leur désintérêt pour leur cause en France assez évident. Ceci dit les tendances antilibérales de nombre de partisans de l’Action Française, anciens légitimistes ou non, faisait contraste avec la tradition de la famille d’Orléans. Cette contradiction éclata au grand jour en 1937 lorsqu’un manifeste du duc de Guise, prétendant fusionniste de l’époque, agissant à l’instigation de son fils Henri, Comte de Paris, condamna les idées de l’Action Française en lui reprochant de professer un nationalisme de filiation jacobine incompatible avec la tradition royale française. L’on sait que, par la suite, le même Comte de Paris, devenu prétendant à son tour, essaya de se rapprocher de forces démocratiques, voire parfois marquées à gauche, puis du gaullisme… Dans tous les cas, l’on est loin de l’intransigeance doctrinale du Comte de Chambord aussi bien que des idées de l’Action Française… ↩
- L’on pourrait donner l’exemple d’Henri IV, qui était roi de Navarre à la deuxième génération, donc roi étranger. Alors que les ligueurs souhaitaient l’empêcher d’accéder au trône, ils ont mis en avant sa religion protestante, mais jamais sa nationalité. Si la règle eût été différente, les adversaires de ce roi qu’ils jugeaient indésirable s’en seraient servi pour l’écarter.↩
- M. DE ROUX, Le Droit royal historique, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1911 et rééd.↩
- En réalité, le Comte de Chambord ne semble pas avoir pris de dispositions précises sur le sort de la succession royale après sa mort. Des partisans des deux opinions opposées ont allégué de soi-disant prises de position sans apporter d’éléments décisifs. Il est en revanche sûr que le Comte de Chambord avait dit qu’après lui l’on appliquerait la loi, ce qui ramène ici encore aux lois fondamentales.↩
- Conséquence curieuse de la généalogie : vue d’Espagne, la nouvelle branche aînée (alphonsine) est la branche cadette que combattaient les aînés carlistes. Le roi Ferdinand VII a fait abroger la loi salique en Espagne pour permettre à sa fille, Isabelle II, d’accéder au trône. Cette décision a été contestée par le frère puîné de Ferdinand, Carlos (d’où le mouvement carliste). Par ailleurs Isabelle a épousé l’infant François d’Assise, fils d’un autre frère de Ferdinand et Carlos. De ce fait Alphonse XIII était roi d’Espagne du chef d’Isabelle, sa grand-mère, et aîné des Bourbons du chef du mari de celle-ci.↩
- La bordure de gueules (= rouge) autour du blason fleurdelisé caractérise les armes de l’Anjou. Les rois d’Espagne avaient adopté cet écusson sur leurs armes pour indiquer leur origine. En supprimant cette bordure, et en prenant les armes qui étaient celles des rois de France, Alphonse XIII montre qu’il est désormais l’aîné.↩
- Mal soigné d’une affection le prince était devenu sourd-muet. Il fut d’ailleurs partiellement rééduqué.↩
- Le Comte de Barcelone est le père du roi Juan-Carlos et le grand-père du roi actuel Philippe VI.↩
- La question est secondaire pour l’aîné des Bourbons, qui, s’il ne l’est plus, garde toujours une possibilité de redevenir français en cas d’accession au trône. L’on signalera surabondamment que le prince Alphonse avait la nationalité française du chef de sa mère.↩
- Alphonse a épousé Carmen Martinez-Bordiu, la petite-fille du Caudillo Francisco Franco. Cette circonstance a amené des nostalgiques du franquisme à fonder sur lui et plus tard sur son fils des espérances politiques espagnoles. L’on a pu craindre un temps de nouveaux entremêlements successoraux franco-espagnols… ↩
- Sur le Comte de Paris, v. J. BOURDIER, Le Comte de Paris, un cas politique, Paris, La Table ronde, 1965 ; F. BROCHE, Le Comte de Paris. L’ultime prétendant, Paris, Perrin, 2001 ; B. GOYET, Henri d’Orléans, Comte de Paris (1908-1999). Le prince impossible, Paris, Odile Jacob, 2001.↩
- De nombreux livres ont été publiés sur l’affaire Darlan, dont une étude d’Alain Decaux qui met en cause le Comte de Paris, et l’ouvrage du juge Voituriez qui a mené l’instruction sur l’assassinat de l’Amiral mais n’a pu interroger le prince.↩
- Le Comte de Paris a organisé le patrimoine des Orléans — comportant notamment le château d’Amboise — grâce à une Fondation Saint-Louis destinée à donner à l’aîné de sa branche les moyens de tenir son rang princier. Cette fondation, autorisée par les autorités républicaines, a fait l’objet de critiques par rapport à l’égalité successorale prévue par le Code civil. Par ailleurs la gestion de fortune du Comte de Paris semble avoir abouti à une véritable dilapidation des biens, pourtant importants, de sa famille.↩
- À titre d’illustration d’une nouvelle stratégie de communication des Blancs d’Espagne, l’on peut citer la parution de Louis XX. Contre-enquête sur la monarchie (Paris, O. Orban, 1986), ouvrage du présentateur-vedette de télévision Thierry Ardisson, dont l’information juridique et historique est sérieuse et qui a eu un certain effet médiatique.↩
- Depuis la mort de son père en 1999, le Comte de Clermont a repris à son tour le titre de Comte de Paris.↩
- La cause du différend entre le Comte de Paris et le Comte de Clermont était le divorce du second d’avec la mère de ses enfants, Marie-Thérèse de Wurtemberg, et son remariage civil.↩
- JCP, 89, II, 21213.↩
- Au plan juridique, il s’agit d’un titre de courtoisie ou d’incognito ou d’attente qui ne peut être assimilé à un apanage, institution qui a disparu depuis la Révolution. Il ne s’agit pas d’un titre de noblesse qui serait fondé sur des lettres patentes. Tout simplement, agissant en qualité d’aîné, le prince prend le titre qui lui plaît, et le choix de celui de duc d’Anjou rappelle le lien qui le rattache à Louis XIV. L’on observera que la République a établi pour ce prince des papiers d’identité comportant ce titre.↩
- JCP, 90, II, 21460 ; GP, 8 mars 1990.↩
- S’est ajoutée à cela une querelle successorale entre les héritiers du Comte de Paris, surpris de l’amenuisement considérable de sa fortune.↩
- Mais pas uniquement : l’on peut, par exemple, évoquer, dans les facultés des lettres, les travaux des professeurs Roland Mousnier et François Bluche qui ont approfondi la connaissance des institutions monarchiques.↩
- Le Président Georges Pompidou avait remarqué cette tendance. À propos d’une commémoration, il avait, pour sa part, opté en faveur des Orléans en s’appuyant sur l’existence du traité d’Utrecht, « n’en déplaise aux facultés de droit ».↩
- J. BARBEY, La fonction royale. Essence et légitimité d’après les Tractatus de Jean de Terre Vermeille, op. cit.↩
- B. BASSE, La constitution de l’ancienne France, Liancourt, Presses Saint-Louis, 1973, et rééd.↩
- Outre les ouvrages précités (G. Augé, [[Succession de France et règle de nationalité↩
- Spécialiste du droit constitutionnel de la Ve République, notamment de l’institution présidentielle et du Premier ministre, cet auteur a également écrit plusieurs études sur la contre-révolution, notamment S. RIALS, Le Légitimisme, op. cit.↩
- Cet annuaire augmenté de documents et de commentaires constitue une remise en ordre de la dynastie et réalise le souhait qu’avait formé le roi Alphonse XIII. Il a connu plusieurs éditions enrichies et remises à jour.↩
- Nouvelle histoire généalogique de l’auguste maison de France, Villeneuve d’Ascq, 4 vol. sur 7 prévus. Le tome IV, consacré à « La maison de Bourbon » a été édité pour la première fois en 1987.↩
- Quelques exemples : F. OLIVIER-MARTIN, Histoire du droit français des origines à la Révolution, Paris, Domat-Montchrestien, 1948, et rééd. ; P.-C. TIMBAL, Histoire des institutions et des faits sociaux, Paris, Dalloz, 1957 et rééd. ; J.-L. HAROUEL, J. BARBEY, É. BOURNAZEL, J. THIBAUT-PAYEN, Histoire des institutions de l’époque franque à la Révolution, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Droit fondamental », 1987 ; P. SUEUR, Histoire du droit public français, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Thémis », 2 vol., 1989.↩
- Cette manière d’éviter la controverse, qui a longtemps permis d’empêcher la remise en cause du quasi-monopole fusionniste sur la cause royaliste, est une stratégie, et non un hasard. Le mur du silence étant désormais lézardé, elle se retourne contre ses initiateurs qui ont pris beaucoup de retard sur la discussion de fond. Il en subsiste une curieuse survivance de la tendance à l’étouffement de la discussion : par exemple nombre de tableaux généalogiques des rois de France, diffusés en particulier dans les châteaux royaux, « omettent » purement et simplement Philippe V d’Espagne et sa descendance, en sorte que la postérité de Louis XIV apparaît comme éteinte…↩
- G. COUTANT DE SAISSEVAL, La légitimité monarchique en France. Le droit royal historique, Paris, éd. de la Seule France, 1959.↩
- H. TROUSSET, La légitimité dynastique en France, Grenoble, Roissard, 1987, et Les Bourbons-Orléans ou la seule légitimité dynastique, Paris, AAMF, 1990.↩
- Voir notre compte rendu, revue La Science historique, n° 11, 1985, pp. 41-48.↩
- Auteur d’ouvrages de la collection « Que sais-je ? » sur le royalisme et les grandes dynasties.↩
- Mélanges Henri Morel, Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1989. ↩
- B. DE CHERGÉ, La Légitimité , Paris, La Colombe, 2005.↩
- C’est ce qu’avait bien compris le feu prince Alphonse en portant sur les fonts baptismaux un Institut de la Maison de Bourbon, organisme à vocation culturelle comparable à l’Institut Napoléon.↩
- Paris, De Fallois, 1993.↩
- Paris, Gallimard, 2001.↩