Problématique à l’origine de l’œuvre d’Augustin Cochin Augustin Cochin et la genèse de la Révolution (I)

En ce début du XXe siècle, les plus grands universitaires — les Aulard, Mathiez et autres Lavisse… — se contentent de décrire l’enchaînement des faits qui conduisent à la chute de la Monarchie. Ceux-là feignent de croire à la génération spontanée des épisodes révolutionnaires, ainsi qu’à l’action magique d’un personnage inédit dans l’histoire de l’humanité : le « peuple », doué de volonté. Frappé par ces singularités, Augustin Cochin, jeune historien, entre en recherche et passe le plus clair de son temps dans les archives, aux quatre coins du Pays. En quelques années de labeur acharné, il y moissonne une quantité considérable de documents. Alors des explications rationnelles s’esquissent. Elles conduisent Cochin à intégrer à la discipline historique des facteurs sociologiques, comme les lois de fonctionnement des sociétés « philosophiques » du XVIIIe siècle, ces « sociétés de pensée » qui préfigurent le fonctionnement de la démocratie moderne. [La Rédaction]

Préalable de viveleroy.net

Le texte suivant est la troisième partie du livre d’Antoine de Meaux Augustin Cochin et la genèse de la révolution1.
– Ire partie : Problématique à l’origine de l’œuvre d’Augustin Cochin.
– IIe partie : Genèse des sociétés de pensée.
– IIIe partie : Le mécanisme sociologique des sociétés de pensée.
– IVe partie : Les concepts fondamentaux des sociétés de pensées et de la modernité

Afin de faciliter la lecture en ligne, nous avons ajouté de nombreux titres — signalés par un astérisque (*) — qui ne figuraient pas dans le texte original.


La portée de l’œuvre

Un homme de science et de cœur*

Lorsque, avant la guerre, au cours d’une visite à l’hôtel Cochin, un ami de la maison demandait des nouvelles d’Augustin, la réponse ne variait guère : « Augustin ? Il est parti en tournée d’archives », ou bien : « Il est là, à côté, dans son antre à papiers, en train de travailler. »
L’animation, la gaieté la plus cordiale remplissaient alors la vaste demeure, où la mort n’avait pas encore frappé à coups redoublés. À l’exemple du chef de famille, tout le monde y était activement occupé, mais, parmi ces occupations si variées, le travail du chartiste était d’espèce particulière et ne souffrait aucune intrusion des indiscrets. Cette règle admettait cependant quelques exceptions ; de rares familiers avaient parfois accès dans cette pièce basse de l’entresol qui servait à Augustin Cochin de lieu de retraite. En guise de bibliothèque, les murs étaient tapissés de vieilles boîtes à cigares remplies de fiches ; contre la demi-fenêtre, qui éclairait la pièce d’un jour parcimonieux, se trouvait une table et, assis à cette table, on apercevait le maître du logis, dévisageant l’intrus qui pénétrait dans la zone prohibée, mais se détendant avec ou bon sourire dès qu’il reconnaissait un ami.

Maintenant la pièce est vide. Un soir d’août 1914, celui qui la vivifiait de sa haute pensée s’en est allé pour ne plus revenir : il lui restait à achever sa carrière en montrant que, chez lui, le cœur était plus grand encore l’esprit.

Fils et neveu, petit-fils et descendant d’hommes illustres ou notoires, Augustin Cochin sentait tout le poids de ce « lourd héritage ». Il l’a porté sur ses robustes épaules, et élevé plus haut, sans doute, qu’aucun de ceux qui l’ont précédé. « Notre famille se doit de faire plus les autres », disait-il au cours de la guerre. Il fit plus en effet, et son héroïsme obstiné est resté légendaire.

L’homme qui modélisa le fonctionnement de la Révolution*

Quant à l’œuvre qu’il a laissée, on peut dire qu’elle était digne de l’homme. La portée de cette œuvre n’est encore appréciée que de certains professionnels : elle se défend un peu par sa nature même de l’atteinte des profanes. Mais il lui faudra cependant franchir un cercle trop restreint, car elle s’égale aux plus considérables.
Augustin Cochin, en effet, n’a pas seulement ouvert une voie toute nouvelle aux études d’histoire révolutionnaire. Il a dégagé et mis en relief le principe fondamental des régimes de démocratie absolue, et indiqué les conditions de fonctionnement inéluctable de tout gouvernement qui en découle.

Il a, d’autre part, conçu la synthèse des doctrines — jusqu’alors éparses et fragmentaires — qui ont préparé et inspiré la Révolution de 1789. Il a fait l’exégèse de cette foi nouvelle qui achève maintenant de se réaliser dans le socialisme et l’esprit laïque ; il a dressé l’inventaire de cet ensemble de principes qui a pris en France la place d’une religion d’État et qui tend à s’imposer, de gré ou de force, à l’ensemble du pays et de ses habitants.

L’entreprise de ce grand esprit déborde dès lors le cadre historique qu’il s’était tracé.
Sans doute, chez Cochin, le philosophe, l’historien, l’érudit conservent leur autonomie et poursuivent méthodiquement leurs investigations, chacun dans le domaine qui lui est propre. Mais le penseur domine les spécialistes, et le monument qu’il a élevé devra prendre, tôt ou tard, la place qui lui revient sur les sommets de la pensée française.

L’exécution

Des années de recherches acharnées dans les archives*

Pour édifier cette puissante construction, Cochin, dès sa sortie de l’École des chartes, commence à établir un profond soubassement d’érudition. Travaillant habituellement avec son fidèle collaborateur et ami Charles Charpentier, il étudia d’abord la préparation des élections de 1789 en Bourgogne, puis il consacra quatre ans d’investigations sur place à son Histoire des Sociétés de pensée en Bretagne ; enfin trois autres années à des recherches sur le fonctionnement de la Terreur dans l’Aube.

Ces études particulières ne l’empêchent pas de poursuivre parallèlement une vaste enquête, à travers toute la France, sur les méthodes de gouvernement révolutionnaire, sur ce qu’il appelle « la diplomatique du Comité de Salut public ».

Parfois seul, le plus souvent avec son compagnon de travail, il visite quarante et un départements, parcourant notre pays en tous sens, de Quimper à Épinal, d’Arras à Marseille. Ses lettres le montrent fouillant les archives, décrivant avec une alerte gaieté les péripéties de ses recherches, jugeant des hommes et des choses avec une verve parfois mordante, mais toujours enjouée.

Une moisson extraordinaire de documents*

De ces courses infatigables, qu’une santé chancelante ne réussit pas à arrêter, il rapporte un prodigieux amoncellement de notes et documents. Toutefois, il n’en livre rien au public. Seule une brochure au sujet de M. Aulard, critique de Taine, révèle son nom aux hommes de métier en 19092. Cette brochure, d’une ironie redoutable, contient un résumé succinct de la plupart de ses conceptions proprement historiques et excite une vive curiosité. Mais Cochin rentre dans le silence pour n’en plus sortir.

Et pourtant, à cette même époque, après sept années de labeur acharné, de ce travail « infernal mais excitant », il est enfin « sûr de tenir quelque chose de gros et par le bon bout »3.
– Son ouvrage sur la Bretagne est prêt en 1911 ;
– prête aussi, bientôt après, la première partie du grand recueil sur le gouvernement de la Terreur avec la magistrale préface qui l’accompagne.
– Quant à ce « discours préliminaire » qui devait couronner tout l’édifice et constituer la partie doctrinale de l’œuvre, la rédaction en est très avancée lorsque survient la guerre, mais il ne cesse ensuite de la remanier jusque sur son lit de blessé ; tels sont, en effet, les scrupules de conscience du savant, qu’il remet constamment son œuvre sur le métier, sans pouvoir se décider à rien publier.

Le sacrifice  : Cochin tombe héroïquement sur le front en 1916*

La guerre le prend en plein travail et, dès lors, il pressent sa destinée : « Je ne fais pas un mince sacrifice », écrit-il à son frère en partant pour le front. Abandonnant tout, il se bat admirablement, sans répit, et tombe au bout de deux ans, sans avoir même commencé à recueillir le fruit de son immense labeur.

Le sacrifice tel qu’il l’avait prévu était complet, et risquait même de devenir définitif.
En effet, pour beaucoup de lecteurs, le combattant masque l’écrivain. Son acharnement légendaire, sa mort héroïque ont été souvent célébrés. Si les publications posthumes attirèrent dès le début l’attention d’esprits clairvoyants, bien d’autres appréciateurs se bornèrent à déplorer la perte d’un travailleur qui donnait de « grandes espérances », et à regretter l’inachèvement d’une œuvre qui s’annonçait fertile. Dès lors, il n’est plus besoin d’insister, et il convient de passer son chemin en tirant poliment son chapeau.

Publication posthume d’une œuvre magistrale mais reconstituée*

Le dernier ouvrage paru : les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, a peut-être modifié un jugement aussi sommaire. Il importe néanmoins de le déclarer entièrement controuvé. L’œuvre est faite. Certaines parties sans doute n’ont pas été achevées, mais, dans son ensemble, le monument est construit. Des mains pieuses en ont rassemblé les matériaux et nous les ont restitués. Il convient, au seuil de cette étude, de rendre un particulier hommage à M. l’abbé Ackermann auquel revient, pour la plus grande part, le mérite de cette heureuse entreprise. Quelques parties restent encore à publier4, mais tout l’essentiel d’une œuvre reconstituée, peut-être rapidement, en tout cas avec un soin diligent, est maintenant livré au public.

Plus tard, les érudits pourront revoir ces manuscrits surchargés et les réétudier avec le frémissement que donne le contact de la pensée pascalienne, suivant la belle comparaison de M. Goyau5.

Toutefois, telle qu’elle existe actuellement, l’œuvre d’Augustin Cochin suffit à donner l’aperçu fidèle de ses conceptions. Suivant le désir maintes fois exprimé par le glorieux disparu, elle permet surtout aux chercheurs qui voudront s’en inspirer de venir y puiser toutes les directives nécessaires à l’orientation de leurs recherches et de leurs travaux.

Oublions donc pour le moment le combattant et le héros ; nous le retrouverons plus tard. Ne songeons qu’à l’historien, au penseur : il se suffit à lui-même.

L’Histoire sans Cochin

Un personnage inédit de la Révolution française  : le «  peuple », être collectif doué de volonté*

Pour mettre en relief la transformation réalisée par Cochin en matière d’histoire révolutionnaire, il est tout d’abord nécessaire de rechercher brièvement ce que nous apprend l’histoire écrite avant lui ou hors de lui, sans tenir compte du facteur nouveau qu’il y a introduit. Les conceptions et l’apport des divers historiens de la Révolution, depuis les contemporains jusqu’à nos jours, feraient l’objet d’une étude intéressante, mais il ne saurait être question de l’entreprendre ici.

Remarquons seulement, avec Cochin, qu’à côté des grands hommes, des « vedettes » de cette époque si lourde de conséquences, la plupart des auteurs assignent une fonction importante à un autre personnage : le « peuple », qui joue le rôle du chœur dans la tragédie antique :

Énorme personnage anonyme qui se mêle aux personnes réelles… On voit au soleil de juillet, sous les marronniers des Tuileries la face bilieuse de Desmoulins, et le peuple ; le 6 octobre, à la barre de l’Assemblée…, le sabre nu de Maillard, et le peuple ; le 4 septembre 1792… la grosse encolure de Danton, et le peuple6

Dès le milieu du dix-neuvième siècle, un grand visionnaire fait un pas en avant, et change le spectacle : Desmoulins, Maillard, Danton, les premiers rôles reculent à l’arrière-plan, tandis que le chœur des figurants, le « peuple » envahit l’avant-scène :

J’ai vu, dit Michelet, que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour les seuls acteurs. Ils ont reçu l’impulsion bien plus qu’ils ne l’ont donnée. L’acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j’ai dû ramener à leur proportion les ambitieuses marionnettes dont il a tiré les fils et dans lesquelles, jusqu’ici, on croyait voir, on cherchait le jeu secret de l’histoire7.

Et voici la merveille, ajoute Cochin, Michelet a raison… Cette foule sans chefs et sans lois gouverne et commande, parle et agit, pendant cinq ans, avec une précision, une suite, un ensemble merveilleux.

Tel est l’étrange problème que pose l’histoire de la Révolution. À Taine revient le mérite de l’avoir soulevé.

Le premier il a voulu définir, comprendre le phénomène révolutionnaire8.

Mais si ce grand précurseur a su poser la question, il n’a pu la résoudre :
« L’échec de Taine tient à son outil, la méthode psychologique9 », méthode insuffisante parce qu’individualiste, alors qu’il s’agit d’un phénomène social.
Après Taine, M. Madelin en sa belle histoire d’ensemble et, plus encore, dans son Danton, posait de suggestifs points d’interrogation.

Silence des historiens sur l’improbabilité du personnage « peuple » ou « nation »*

Mais la plupart des historiens de ces trente dernières années ne sont même plus effleurés par le doute, et le problème disparaît.
– Si nous consultons notamment les synthèses établies par les membres du haut enseignement officiel, nous n’y trouvons aucun éclaircissement sur le facteur « peuple », sur sa composition et sa mise en mouvement.
– Les événements se succèdent, soigneusement rapportés dans leur enchaînement chronologique, et on en suit le récit avec intérêt, mais les antécédents, les mobiles sont absents ou des plus vagues.
– Sur les « journées » révolutionnaires, les détails abondent, parfois heure par heure ; par contre, presque aucun renseignement n’est donné sur la phase préparatoire ou sur la conduite des opérations. C’est toujours le « peuple » qui s’ébranle, la « nation » qui revendique. Nous sommes ici dans l’imprécision et la pénombre.

Des archives qui révèlent la non spontanéité des événements révolutionnaires*

Et pourtant nous nous trouvons devant une suite de faits bien étranges :
– si nous consultons, par exemple, les cahiers de vœux aux États généraux, nous remarquerons que la démolition de la Bastille est demandée par les rédacteurs de Paris, qui semblent préparer ainsi le 14 juillet.
– Nous voyons le cahier du tiers, à Dijon, décrire par avance le scénario du Jeu de Paume,
– ceux de Dax et de Bayonne leur faire écho à l’autre bout de la France.
Que devient dès lors l’imprévu de ces journées fameuses et leur spontanéité10 ?

Si nous ouvrons ensuite quelque histoire locale, nous ne serons pas moins surpris de voir les habitants de simples bourgades rurales dans une lointaine province comme le pays de Forez, par exemple, se référer aux délibérations du tiers en Dauphiné, en Guyenne, en Bretagne, en Normandie.
D’où leur vient un ensemble aussi complet d’informations, et comment se réalise un accord aussi général11 ?

Ce concert amène d’ailleurs des résultats non moins extraordinaires.

Requêtes pareilles en novembre 1788, de Rennes à Aix, de Metz à Bordeaux ; requêtes pareilles en avril 89 ; même affolement sans cause vers le 10 juillet, mêmes émeutes le 20, même armement le 25 ; même coup d’État « patriote » tenté ou réussi dans toutes les communes du royaume, du 1er au 15 août, et ainsi de suite jusqu’à Thermidor12.

Comment expliquer ce phénomène à tout le moins singulier ?

Qui est le grand « ON » de l’historien Aulard ?*

Nous devons constater que les ouvrages d’ensemble les plus officiellement autorisés n’apportent pas de réponse à cette question. De leurs exposés, il semble résulter qu’un accord général des esprits, réalisé on ne sait comment, entraîne, on ne sait par quels procédés, une action simultanée et continue de la masse des Français13.

Augustin Cochin, il y a maintenant vingt ans, raillait avec sa verve habituelle « l’épopée du grand on » qu’il extrayait du gros volume de M. Aulard14, par des citations appropriées :

En septembre 1792, on a vu la royauté impuissante… on s’en indigne… et on la renverse. Six mois après, de nouveau, on s’inquiète… on craint que les Girondins n’aient pas l’énergie nécessaire… on les proscrit…

Qui, on ? se demande Cochin. Combien ? Comment assemblés ? Comment représentés ?

La critique sait ce que c’est que 500 ou 2 000 artisans ou bourgeois, elle ne connaît pas on, « le peuple », ou « Paris », ou « la nation ». Elle demande qui est ce « bon patriote » anonyme qui lance une motion opportune ? Qui, cet autre là-bas, qui l’applaudit à chaque mot ? Qui, ce troisième qui s’improvise orateur du peuple15 ?

M Aulard ne pose jamais de ces questions, observe Cochin. Mais jusqu’à ces derniers temps elles ne paraissaient pas non plus préoccuper beaucoup ses successeurs.

Qui sont les « motionnaires » de l’historien Mathiez ?*

Ouvrons par exemple le premier volume d’un remarquable petit précis d’apologétique révolutionnaire, celui de M. Mathiez, titulaire actuel de la chaire d’histoire de la Révolution en Sorbonne, Nous y verrons que si Louis XVI fut empêché de dissoudre l’Assemblée en juin 1789, ce fut par suite de la

violente fermentation qui régnait à Paris, à Versailles et dans les provinces.

Des « motionnaires » proposent le 2 juillet de détrôner Louis XVI. Après le 4 août, une nouvelle France est née « sous l’ardente poussée des gueux ». Le 5 octobre, « les districts s’assemblent »… Une « foule de femmes » force l’hôtel de ville, et ainsi de suite16.

Qui sont les «  comités… d’élus du peuple » de l’historien Lavisse ?*

Passons à la grande histoire de Lavisse, et ouvrons le volume, d’ailleurs fort instructif, de M. Sagnac sur la première période de la Révolution. Nous trouvons là des indications qui soulèvent un coin du voile, sans toutefois préciser autrement. C’est ainsi que l’auteur mentionne le groupe des avocats ou des littérateurs qui ont préparé la Révolution dans les clubs et les sociétés populaires. Lors de la prise de la Bastille

une nouvelle puissance s’était manifestée, celle du peuple de Paris, puissance anonyme et redoutable.

Nous reconnaissons ici le langage de Michelet. À la même époque se constituent un peu partout des

comités composés d’élus du peuple qui supplantent les municipalités régulièrement établies17.

Ces faits singuliers ont des causes tout abstraites et des antécédents bien imprécis :

Sous l’influence de l’esprit nouveau, et sous la pression des circonstances (lesquelles ?), l’armée commence à se dissoudre.

Les nouveaux régiments se laissent « gagner par le peuple ». Les représentants du roi sont « travaillés par l’esprit de liberté qui partout fermente ».
En juillet 1789, les villes s’arment :

Les enrôlements volontaires se firent vite et spontanément.

Mais ensuite (non moins spontanément sans doute),

les arsenaux et dépôts furent vidés ou même pillés en plus d’une ville.

Enfin, lorsque les organisations locales en viennent à se fédérer, cette décision importante et bien déterminée n’a d’autre cause que la « nécessité ressentie par tous18 ».

Un exemple  : La Grande Peur

Serons-nous mieux renseignés en étudiant le détail des faits particuliers ? Essayons, par exemple, de nous faire une idée des causes et des origines de la « Grande Peur » de juillet 1789. Consultons à cet effet la « meilleure monographie », celle de M. Conard qui a trait au Dauphiné, la province où les conséquences de ce mouvement furent les plus graves19.

On s’arme pour contrer des attaques de brigands au même moment dans tout le Pays*

On y suit pas à pas, village par village, le cheminement de l’étrange phénomène, mais on ne trouve aucune raison sérieuse de l’origine et de la diffusion d’une telle panique. « L’inquiétude » règne. Les paysans s’arment sur des on-dit.
– Des « brigands » ont été vus, mais ce n’est jamais un témoin oculaire qui parle, et pour cause, puisque ces brigands n’existent pas.
– Pour d’autres informateurs, il s’agit de bandes sardes prêtes à franchir la frontière.

Notons qu’exactement au même moment — en pleine paix — le bruit d’une attaque du port de Brest par les Anglais est répandu dans tout l’Ouest et jusqu’au Midi.

Les autorités locales ne songent nullement, au premier abord, à vérifier des nouvelles aussi fantaisistes. La grande affaire est de s’armer pour se défendre, et ensuite, du moment qu’il n’y a pas d’ennemis, on pille et on brûle les châteaux, afin de ne pas s’être dérangé pour rien. Bien avant M. Joseph Prudhomme, une foule de braves citoyens s’arment ainsi pour défendre l’ordre social et, au besoin, pour le combattre.

Cet état d’esprit paraît d’ailleurs tout naturel aux érudits narrateurs de leurs exploits. Sans adopter les conclusions bouffonnes de l’Assemblée nationale, qui attribue aux victimes les sévices exercés sur elles-mêmes20, la plupart des historiens affirment qu’une panique qui prit naissance et se répandit dans tout le pays à date fixe (entre le 24 et le 31 juillet) fut « toute fortuite et accidentelle ». Les bourgeois des villes n’avaient pas « senti toute la spontanéité, toute la nécessité (sic) de ce soulèvement21 ».

Des hasards et phénomènes «  spontanés  » qui concourent tous à la chute de la monarchie*

Toutefois, ce mouvement si fortuit et si spontané eut, sans doute par hasard, des conséquences fort utiles à la bonne marche de la Révolution. Les pillards étaient « mus par un sûr instinct »22, et, au dire d’un autre érudit qui raconte la grande peur dans lia département voisin,

les résultats furent salutaires : la nation s’arma, elle fut en état de veiller à sa sécurité et à ses droits. L’Assemblée nationale mit fin le 4 août à l’ancien régime23.

M. Sagnac conclut de même :

L’ancien régime se trouvait abattu, et l’Assemblée n’avait plus qu’à reconnaître le fait accompli.

Cela dit, le même historien estime, lui aussi, que ce mouvement si opportun fut « un phénomène spontané »24.

On pourrait faire les mêmes observations au sujet du compte-rendu de tous les mouvements, de toutes les « journées » populaires. Le hasard et l’instinct font toujours bien les choses.
Si nous revenons pour conclure aux appréciations d’ordre général, nous retrouvons chez le plus érudit et le plus fervent spécialiste contemporain, un jugement d’ensemble identique aux précédents :

La vérité, dont l’évidence crève les yeux, s’écrie M. Mathiez critiquant Cochin, c’est qu’aucune révolution ne fut plus spontanée, moins concertée, que celle qui emporta toute la France dans un élan irrésistible25.

Le mythe de la génération spontanée pour voiler l’ignorance*

Le lecteur moyen, désireux de s’instruire aux ouvrages parus, ne partagera peut-être pas cette foi robuste, et n’aura pas les yeux crevés par cette « évidence » : il demandera au contraire à voir clair.

À qui veut se rendre compte de l’origine des Croisades, il ne suffira sans doute pas d’affirmer que le « peuple chrétien » s’ébranla spontanément au cri de : Dieu le veut ! poussé par Pierre l’Ermite. On réclamera quelques précisions.

À plus forte raison sommes-nous en droit d’en exiger de l’histoire contemporaine ; dire que le « peuple » parle, ou que la « nation » manifeste est une métaphore vide de sens. Taine inventa l’anarchie « spontanée » ; le mot a fait fortune : tous les successeurs l’ont recueilli, et le mystère du mouvement spontané s’allie désormais à la mystique du peuple. Malheureusement ce mot n’explique rien. Il n’y a pas plus de génération spontanée en histoire humaine qu’en histoire naturelle.

Qualifier un mouvement de « spontané » est donc une manière élégante de dire que ses antécédents sont inconnus ; et faire intervenir le peuple, la nation, les citoyens, équivaut à reconnaître qu’on en ignore les auteurs. Nous restons ainsi sur une impression d’étonnement et de malaise. La plupart des événements, tels qu’ils se succèdent à travers les récits que nous possédons, apparaissent comme des effets sans cause ; les plus substantiels travaux laissent un vide à combler, un problème qui se pose et qui n’est pas résolu.

  1. Augustin Cochin et la genèse de la révolution, Librairie Plon, 4e série, Paris, 1928, pp. 21-39.
  2. La crise de l’histoire révolutionnaire. Taine et M. Àulard. — Paris, Champion.
  3. Cf. ci-dessus p. 311.
  4. Reste à publier notamment la suite du recueil les Actes du gouvernement révolutionnaire dont le premier tome seul a paru et dont M. Charpentier a repris récemment la révision.
  5. Georges Goyau, « Une belle vie d’historien, » Revue des Deux Mondes, 1er avril 1926, p. 646.
  6. Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 49.
  7. Michelet, préface de l’Histoire de la Révolution, cité par Cochin S. D., pp. 49 et 50.
  8. Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 51.
  9. Les Sociétés de pensée et la démocratie, pp. 98 et 104. Cochin se réfère à la théorie de M. Durkheim et à l’appréciation de M. Mathiez.
  10. Résumé des cahiers (1789). T. III, pp. 34 et 35 — et vicomte de M eaux, la Révolution et l’Empire(1868), p. 64.
  11. Brossard, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution, pp. 72 et 87.
    Cf. comme autre exemple de correspondance entre groupements de provinces éloignées, une lettre des « curés du Dauphinois aux curés bretons », mentionnée par H. Pommeret dans l’Esprit public dans le département des Côtes-du-Nord pendant la Révolution, p. xvii.
  12. Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 50.
  13. Il convient ici de mentionner le récent volume de M. Gaxotte, la Révolution française, dans lequel la question qui nous occupe est sommairement, mais nettement abordée, en s’inspirant d’Augustin Cochin, plusieurs fois cité. L’appréciation que nous formulons ne s’applique évidemment pas aux ouvrages de ce genre. Elle vise notamment l’histoire telle qu’elle s’enseignait naguère en Sorbonne. Cette histoire, qui peut passer pour représenter la science « officielle » française, ne fait que reprendre le thème développé par les écrivains « patriotes » contemporains de la Révolution en d’innombrables mémoires ou libelles. (Cf. B. 1, p. 365.)
  14. Histoire politique de la Révolution française.
  15. Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 128.
  16. A. Mathiez, la Révolution française. Paris, Armand Colin, 3 vol., t. Ier, pp. 56, 58, 60, 83.
  17. Histoire de France contemporaine, publiée sous la direction d’Ernest Lavisse : t. Ier, la Révolution (1789-1792), par P. Sagnac, pp. 11, 9, 56, 60, 61.
    L’auteur mentionne aussi, à propos des journées d’octobre, les menées du duc d’Orléans qui « restèrent secrètes » (p. 75).
  18. Sagnac, op. cit., p. 8 et 62.
  19. La Peur en Dauphiné, par P. Conard. Paris, 1904. M. Sagnac estime que cet ouvrage est la meilleure monographie de la grande peur. (Sagnac, op. cit., p. 63, note.)
  20. Décret du 10 août 1789, cité par Sagnac, op. cit., p. 68.
  21. Conard, op. cit., pp. 64 et 65.
  22. Mathiez, op. cit., p. 64.
  23. Brossard, Histoire du département de la Loire pendant la Révolution, p. 176.
  24. Sagnac, op. cit., p. 68.
  25. A. Mathiez, Annales historiques de la Révolution française, 4e année, n° 19, p. 82.
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