Pour expliquer le phénomène révolutionnaire et l’avènement des régimes totalitaires, la théorie du complot — telle que l’a formalisée l’abbé Augustin Barruel — est loin d’être satisfaisante. Augustin Cochin propose l’approche beaucoup plus rationnelle et terrible du mécanisme sociologique. Ainsi le rôle de sociétés secrètes, comme la Franc-Maçonnerie, s’inscrit-il dans le mouvement plus vaste des sociétés de pensée, lesquelles se caractérisent par leur mode de fonctionnement. Il ne s’agit ni plus ni moins que de contraindre les intelligences en se revendiquant d’une opinion publique toute puissante. Dans ces sociétés, tout le monde est a priori suspect, et c’est aux individus de démontrer leur allégeance à l’opinion en dénonçant les réfractaires. Malheur à ces derniers, car avec la meute innombrable des faibles qui souhaitent se protéger, c’est à qui criera le plus fort pour les vouer à l’infamie. La Terreur constitue le stade ultime de ce système où l’on réclamera l’élimination physique des récalcitrants comme « ennemis de l’humanité ». [La Rédaction]
Table des matières
Préalable de viveleroy.net
Le texte suivant est la troisième partie du livre d’Antoine de Meaux Augustin Cochin et la genèse de la révolution1.
– Ire partie : Problématique à l’origine de l’œuvre d’Augustin Cochin.
– IIe partie : Genèse des sociétés de pensée.
– IIIe partie : Le mécanisme sociologique des sociétés de pensée.
– IVe partie : Les concepts fondamentaux des sociétés de pensées et de la modernité
Afin de faciliter la lecture en ligne, nous avons ajouté de nombreux titres — signalés par un astérisque (*) — qui ne figuraient pas dans le texte original.
En lisant Augustin Cochin
Abordons maintenant Augustin Cochin. On trouvera à la fin de ce volume la bibliographie de ses ouvrages. Au premier contact, le lecteur éprouvera sans doute quelque surprise des termes spéciaux fréquemment employés, quelque peine aussi à se reconnaître dans l’amoncellement des idées et des faits. Certaines phrases trop denses, toutes chargées d’incidentes parce que trop chargées de pensée, sont parfois pénibles à suivre.
Les procédés
Il nous faut maintenant démonter les rouages du mécanisme décrit par Cochin, et le suivre dans son examen des procédés pratiques qui ont permis aux Sociétés de pensée d’imposer, puis de maintenir leur emprise sur le pays2.
Cochin en indique trois principaux :
1° Le lien d’union, obligatoire entre adeptes, puis entre sociétés, avec pression sur les hésitants ;
2° Le secret sur les agissements d’ordre intérieur qui assurent le fonctionnement de chaque groupe, puis des fédérations de sociétés ;
3° L’élimination des récalcitrants, ou de ceux qui sont dépassés par les événements. C’est ce que dans le langage social on appelle d’un nom classique : l’épuration.
Union — secret — épuration — tels sont les moyens constamment mis en usage dans les sociétés, dans les loges, dans les clubs.
L’union
Un mot de ralliement : « l’Union » *
Ce mot d’union
est l’unique mot de ralliement répété chaque jour dans les pamphlets, les discours, le seul argument donné aux hésitants, la seule cause assignée aux victoires3.
Cette union ne se base pas sur une communauté de sentiments ou de convictions acquises du dehors et au préalable. Elle s’établit au sein même des sociétés et prend un caractère de contrainte. Les adeptes sont unis et retenus par la pression même qu’ils exercent les uns sur les autres, la pression qu’exerce la masse anonyme, impersonnelle de la Société sur chacun de ses membres et, ensuite, l’ensemble des sociétés sur tel groupe récalcitrant. Chacun contribue inconsciemment à augmenter cette pression : nous sommes entrés, nous ne sommes plus libres de nos mouvements, nous sommes attelés au même levier et nous donnons avec les autres — que nous le voulions ou non — le même tour de vis. Nous sommes des adeptes ; nous adhérons au sens physique du mot.
Des « inspirateurs » s’entendent à l’avance et rallient les récalcitrants, forts de la masse des indifférents *
Pénétrons dans l’intérieur d’une société et regardons s’effectuer le « travail ».
Telle idée nouvelle paraît séduisante, telle démarche est jugée utile au « progrès des lumières », comme on disait alors. Les inspirateurs se sont entendus d’avance avec leurs amis personnels. Ce concert préalable, c’est la cuisine intérieure, le secret. Tous ensemble répètent le même mot d’ordre. Ils le font accepter à la masse des indifférents, aux moutons de Panurge. Forts ensuite de toutes ces adhésions passives, ils font pression sur ceux qui répugnent encore à se rallier.
Ils concentrent, dit Cochin, sur chaque conviction personnelle le poids des adhésions passives recueillies4.
Ni responsable unique, ni complot, mais un mécanisme sociologique *
Ce n’est plus leur opinion à eux qu’ils soutiennent, c’est celle de la Société, être supérieur, abstrait, qui domine de haut ses membres. Ce sera plus tard l’opinion du « peuple », de la « nation ». Eux, les motionnaires, ils ne sont rien, n’imposent rien. Il n’y a pas de chef, pas d’autorité, pas de commandement.
Il n’y a pas de complot non plus ; les serre-files ne savent guère mieux que les simples recrues où conduit le chemin sur lequel ils s’engagent ; et Cochin se gausse — peut-être avec excès — du pauvre Barruel, et de sa conspiration mélodramatique, ourdie par Voltaire et Frédéric II5.
Nous nous trouvons ainsi en face d’une force impersonnelle et passive. Les opérations s’effectuent d’elles-mêmes au sein de chaque groupement ; la majorité s’affirme, et la doctrine se dégage. Une fois le travail commencé, le rôle des meneurs se borne à la constatation d’un fait : l’opinion de la collectivité, la « volonté générale » de Rousseau.
L’argument de soumission : « Tout le monde le pense, vous êtes les seuls, ralliez-vous à l’opinion… » *
Et l’impulsion s’étend de proche en proche à l’ensemble du pays par le lien d’union entre sociétés, par la correspondance régulière et continue d’une société à l’autre :
Chacun se soumet à ce qu’il croit approuvé de tout le monde6.
Tel groupe hésitant ou de mauvaise volonté est rallié par l’argument irréfutable de la Société centrale :
Vous êtes les seuls à ne pas adopter telle ou telle motion, hâtez-vous d’adhérer.
Et ils adhèrent.
Se soumettre d’avance à la conformité et se taire quand elle n’ordonne rien, voilà l’idéal de la discipline sociale.
Ainsi s’étend sur toute la nation, ou du moins sur tout le peuple des sociétés, le règne d’une opinion souveraine et uniforme, cette « mystérieuse et terrible volonté générale7 », idole devant laquelle tremblent tous les adeptes qui ont contribué inconsciemment à la fabriquer.
Le secret
Le mécanisme de sélection des meneurs *
La condition du travail est, nous venons de le voir, que les meneurs ne se montrent pas et restent ignorés ; or ils sont indispensables : pour que la « philosophie », et plus tard l’opinion « populaire » puissent se propager, il faut des agents qui en soient le véhicule.
Ces agents se recrutent d’eux-mêmes ; il y a une sélection, un triage en quelque sorte automatique : au sein des sociétés, dit Cochin, certains jouent mieux le jeu que d’autres, les gens de loi, de plume, ou de parole, les ambitieux, les aigris, les déclassés, pour lesquels « s’ouvre une carrière que le bas monde ne leur offre pas8. »
Le type le plus représentatif de ces ambitieux aigris est assurément un médecin, un demi-savant méconnu qui s’appelait Marat.
De là, entre les frères, des différences de zèle et d’aptitude : sur 100 inscrits, il n’en est pas 30 réguliers, pas 5 efficaces ; et ceux-là sont les maîtres de la Société ; ce sont eux qui choisissent les nouveaux membres et déplacent ainsi à leur gré la majorité, qui nomment le bureau, font des motions, dirigent les votes9.
Le peuple fait-il encore mine de délibérer tout de bon ? On change l’ordre du jour, on multiplie, on prolonge les séances : vers dix heures du soir, la salle se vide, les plus indépendants, compétents, occupés, consciencieux sont partis : c’est l’heure de la machine10.
Ainsi se forme d’elle-même, au sein de la grande Société, une autre plus petite, mais plus active et plus unie, qui n’aura pas de peine à diriger la grande à son insu. Chaque fois que la Société s’assemble, ils se sont assemblés le matin, ont vu leurs amis, arrêté leur plan, donné leur mot d’ordre9.
C’est le système que les politiciens anglais de l’époque victorienne appellent « inner circles, cercles intérieurs », avec leurs « wire pullers, tireurs de ficelle », système décrit par Ostrogorsky dans un ouvrage de grande valeur que Cochin appréciait hautement11, et dont il s’est inspiré pour certaines de ses descriptions : il s’était convaincu que ce système s’applique avec plus ou moins d’effet à tout gouvernement « populaire » ou « démocratique ».
Les meneurs d’une société de pensée sont cachés et jamais ses dirigeants officiels *
Mais la condition essentielle d’efficacité d’action pour les meneurs est de ne pas se découvrir.
Pour tirer les ficelles, dit Cochin, il faut les cacher. Un meneur social n’est maître d’une foule qu’à la condition de s’y perdre. La motion lancée sera celle « d’un citoyen ». Pour que la motion passe, il faut qu’on la croie appuyée de tout le monde, et elle ne sera celle de tout le monde que si le promoteur reste anonyme12.
Quant aux dirigeants officiels, présidents, vénérables — plus tard gouvernants, ministres, ils ne feront jamais que ratifier les décisions des sociétés, ou plus tard exécuter la « volonté du peuple ».
La réalité et l’apparence du pouvoir ne doivent pas être réunies dans les mêmes mains et les ordres ne doivent jamais venir de celui qui en est responsable13.
Telles sont les règles du secret, et Cochin décrit avec sa verve accoutumée les divers types nécessaires au fonctionnement de ce système, ceux qu’il appelle les « machinistes14 ».
Ce secret était, du temps de Cochin, difficile à pénétrer. Il doit l’être encore : si la documentation est abondante en effet sur l’exécution des consignes données, revendications, journées populaires, manifestations diverses, il est à présumer que la plupart des ordres et circulaires qui prescrivaient ces mouvements soi-disant spontanés ont disparu. « Ces circulaires secrètes, si nombreuses à l’époque, plus rares aujourd’hui que les Actes Mérovingiens », dit spirituellement Cochin15. Ce qui peut en rester doit être enfoui dans les archives maçonniques ou particulières qui ne s’ouvrent pas au premier venu. On verra dans les lettres qui suivent les savantes manœuvres d’approche du tenace investigateur pour accéder à celles des loges en Bretagne.
Un exemple de lettre de coordination pour rallier l’opinion et organiser une émeute « spontanée » *
La copie d’un document particulièrement suggestif a été retrouvée par M. Dard, et publiée par lui dans son livre sur Laclos. Ce sont des instructions des Jacobins de Paris à une société du Vivarais, le 23 juillet 1791.
– Ils s’excusent d’avoir interrompu la correspondance et prescrivent de « sonder le peuple » sur la déchéance éventuelle du roi.
– Il faudrait lui représenter que dans ce cas toute rigueur contre les catholiques cesserait aussitôt. On se déclare certain de l’approbation du pape.
– D’autre part, il faut assurer que l’Assemblée est décidée de donner au peuple toutes les propriétés des royalistes.
– Suit une invitation à incendier les châteaux de MM. de Vogué et d’Entraigues et à provoquer une émeute pour assassiner MM. Tavernol et Digoine, leurs correspondants16.
On comprend que les intéressés n’aient pas laissé traîner beaucoup d’écrits de cette nature et qu’ils aient éprouvé quelque envie de les faire disparaître.
Le carnet de Robespierre *
On doit attendre l’aube de la Terreur, pour voir un Robespierre écrire avec une abrupte franchise sur son carnet :
Il faut que l’insurrection s’étende de proche en proche… que les sans-culottes soient payés, et restent dans les villes17.
Mais même en ce qui concerne la période de préparation, à défaut de pièces aussi révélatrices, il ne manque pas de documents qui indiquent clairement le jeu des meneurs18.
De la spontanéité des « journées » de 1788-89 en Bretagne *
Des recherches minutieuses ont permis à MM. Cochin et Charpentier de découvrir les manœuvres qui ont préparé les réunions ou les « journées » de 1788-89 en Bretagne, les auteurs de circulaires ou de mémoires confidentiels19.
On suivra le développement de leurs intrigues tout au long du grand ouvrage qui les décrit.
Dans les coulisses des petits théâtres locaux, on voit agir les équipes successives de « tireurs de ficelle », Kervélégan, le chevalier de Guer, Cottin, Mangourit, Baco, bien d’autres encore dont les noms ne nous disent rien, mais qui, eux et leurs pareils dans toute la France, ont été les agents efficaces de la propagande révolutionnaire20.
Les contemporains clairvoyants s’en rendaient d’ailleurs bien compte : Cochin cite une lettre d’un chevalier de Montagnac, officier à Nantes, qui écrit à son chef :
Je pense que si on mettait aux petites maisons quatre individus que mon humanité m’interdit de nommer, le peuple nantais reprendrait sa tranquillité21.
Sans doute, mais Montagnac oublie que ces « quatre individus » ont derrière eux toute l’organisation, « sociale » ou « populaire », de quelque nom qu’on l’appelle.
Que peut un obscur officier, que peuvent même les autorités plus haut placées, et jusqu’à un gouvernement plus nominal que réel contre l’énorme force de ce pouvoir anonyme qui, déjà tout-puissant, commence à étreindre le pays tout entier ?
L’épuration
Après le secret sur les agissements des meneurs, le troisième moyen nécessaire au bon fonctionnement de la machine sociale est l’élimination des indésirables. C’est la manœuvre qui s’appelle « l’épuration ».
Les hommes de bon sens fuient naturellement les sociétés de pensée *
D’abord, un certain nombre de gens s’éliminent d’eux-mêmes, les hommes occupés, positifs, rebelles à la « philosophie » ; les hommes tranquilles qui ont peu de goût pour l’agitation des sociétés, tous ceux, en un mot, qui se sentent dépaysés dans ce milieu. Ceux-là n’ont rien de mieux à faire que de se retirer dignement9.
Malheur à qui ne peut pas suivre la Révolution *
Quant aux récalcitrants obstinés, on les forcera, bon gré mal gré, à en faire autant ; le plus souvent les amis, les frères d’hier, dépassés par de plus « avancés » qu’eux, sont éliminés à leur tour ; ils ne sont plus à la page. Le même sort attend toutes les équipes, tous les programmes successifs, depuis D’Epremesnil, jusqu’à Danton22.
Tous ces épurés, bien entendu, protestent les uns après les autres avec énergie. Ils se montrent tous aussi stupéfaits qu’indignés : ce sont eux les vrais gardiens des principes, c’est à eux que s’arrête la bonne Révolution ; au delà commence la démagogie23. À ces inconscients leurs successeurs rappellent durement leur passé et leurs origines24 : la Révolution ne s’arrête jamais, malheur à qui ne peut pas suivre !
Un mécanisme à sens unique : celui de la surenchère révolutionnaire
Et que ces retardataires ne s’avisent pas de se défendre par les moyens qui leur avaient réussi précédemment pour imposer leur domination. Vis-à-vis d’anciens complices, le jeu ne prend pas.
– C’est ainsi que le coup monté par le « bastion » des aristocrates bretons pour reconquérir leur influence contre les patriotes du tiers échoue lamentablement25.
– Plus tard, le principal grief articulé par les Jacobins contre Mme Roland est d’avoir voulu monter un « bureau d’esprit public » au profit des Girondins26. Les mêmes procédés qui attestaient naguère l’activité de patriotes zélés deviennent des agissements de conspirateurs et de traîtres haïssables.
Contre ces faux frères, tout est permis : les ennemis de la philosophie et, par la suite, les ennemis du peuple ne doivent pas être considérés comme de simples adversaires, mais bien comme des infidèles ou des renégats à mettre hors la loi, et on le leur fera bien voir.
Une même procédure d’épuration : frapper d’infamie et livrer à la vindicte de l’opinion *
La procédure des épurations est uniforme, comme dans tout le reste du système.
Dans la crise sociale d’où naquit le Grand-Orient (1773-1780), on retrouve tout le mécanisme des épurations révolutionnaires. Le travail qui élimine la grande Loge de France est le même qui exclut les Feuillants en 90, les Girondins en 9327.
Les sanctions seules varient avec le degré de puissance des sociétés.
Dès l’époque des philosophes, il y avait, en effet, ce que Cochin appelle une « Terreur sèche ». Le faux frère était « noté d’infamie » et condamné au « mépris public », ce qui comportait toute une procédure bien déterminée28.
Et Cochin cite des noms : Fréron, Pompignan, l’abbé Barthélémy, le président de Brosses, etc.. Ces excommuniés voyaient leurs écrits exclus des Chambres de lecture, de toutes les sociétés ; ils n’ont plus de public et meurent littérairement d’inanition29.
à mesure que nous approchons du grand moment, « l’infamie » s’étend à toute espèce de gens, à des corps entiers, noblesse en Bretagne, magistrats en Bourgogne, tous précédemment dans le mouvement, tous épurés pour avoir eu l’incroyable prétention de regimber devant les injonctions des comités « patriotes ».
La peine : de la mort sociale à la guillotine *
Exemple bourguignon
Cochin nous raconte en détail ces épurations. Voici, à titre d’exemple, quelques-unes des gentillesses qui s’imprimaient à l’adresse des récalcitrants, à Dijon en février 1789 :
Ils méritent d’être hués, vilipendés par le peuple… ils doivent être chassés des sociétés comme infâmes, traîtres et mauvais patriotes…
Le Parlement est un « serpent venimeux ». Le maire,
le vil Mounière, parvenu par l’intrigue et le parjure. Les anoblis sont entrés dans le corps de la noblesse par derrière, comme un remède30.
Nous avons là un avant-goût de la littérature sans-culotte.
Exemple breton
Il en est de même en Bretagne.
Les membres de la noblesse qui avaient pris en juin 1788 la tête du mouvement de révolte sont traités en décembre, par la nouvelle équipe de patriotes, « d’affreux serpents d’assassins perpétuels de l’espèce humaine », tandis que les gens du tiers sont
enchaînés depuis neuf siècles dans un gouffre affreux par les prêtres et les tyrans appelés nobles.
Qui sont ces serpents et ces assassins ? Et Cochin de répondre :
C’est le petit Guer, l’inoffensif Botherel, les Pères de la patrie de l’été précédent31.
Des peines de plus en plus radicales
D’ailleurs, au point où nous en sommes, à la veille de la Révolution, les bons patriotes ne se contentent plus de ces invectives platoniques ; ils commencent à se faire la main, et en viennent déjà aux coups, à Rennes, à Dijon, ailleurs encore.
Par la suite, les procédés d’épuration deviennent plus simples et plus radicaux : ce seront l’incarcération, les massacres et, enfin, la guillotine.
L’aboutissement
Pour épurer il faut démasquer les traîtres, et donc soupçonner tout le monde *
Ces conséquences extrêmes ne sont d’ailleurs que la suite naturelle du système adopté :
– Pour épurer à bon escient, il faut pouvoir « démasquer les traîtres » et,
– pour démasquer, il faut commencer par surveiller et par soupçonner.
L’épuration, à mesure qu’elle se développe, conduit nécessairement au régime des comités de surveillance et à la loi des suspects. Ce système de gouvernement n’a d’autres moyens d’action que la délation et la peur32 ; il n’a d’autre support que la Terreur.
Tout individu est a priori suspect *
Sous un régime normal, un citoyen quelconque est présumé innocent et il incombe à son accusateur de démontrer sa culpabilité ; sous le régime jacobin, tout individu est d’abord suspect, et il lui appartient de prouver son innocence.
S’acheter un brevet de « citoyen vertueux » en dénonçant un « traître » *
L’obtention d’un « certificat de civisme » est un privilège précieux qui ne saurait être payé trop cher. Mais un vrai patriote doit être sans faiblesse : le citoyen le plus « vertueux » sera ici le délateur le plus persévérant ou, mieux encore, l’exécuteur le plus implacable.
Ce qui constitue une république, proclame Saint-Just à la Convention, c’est la destruction de tout ce qui lui est opposé33.
Un mécanisme à promouvoir les psychopathes *
Ainsi d’épuration en épuration, le mécanisme social arrive à sélectionner les plus purs parmi les purs, pour les mettre sur le pavois : un Chalier, un Lebon, un Carrier, qui ne sont, dit Cochin, que les « produits du travail collectif », la quintessence de l’esprit révolutionnaire.
Gouverner par l’opinion, c’est gouverner par le mensonge *
Et les résultats de cette sélection sont remarquables. Les exploits de ces purs sont suffisamment connus ; d’autres faits, le sont moins. Cochin signale l’un des plus étranges, qui est l’établissement d’une vérité « officielle », régnant sans conteste sur tout le pays, en opposition absolue avec les faits réels.
Rien ne s’écrit, rien ne se dit, sous peine de dénonciation et de mort, sans le visa des Jacobins34.
C’est ainsi que les noyades de Nantes, les tueries du Midi ou d’ailleurs sont ignorées du public ; leur révélation après Thermidor cause une profonde surprise.
Par contre la diffusion d’absurdités extravagantes fait partie intégrante du système. Dans un rapport du 26 février 1794, Saint-Just déclare gravement que Louis XVI fit immoler 8 000 personnes en 1788, que la cour pendait dans les prisons, ou noyait ses victimes dans la Seine.
Cela est dit à la tribune de la Convention, observe Cochin, applaudi, imprimé et envoyé aux moindres communes, et personne ne hausse les épaules, on risquerait sa tête.
Et il rappelle la vitalité de calomnies,
énormes et célèbres comme le pacte de famine ou les tortures de la Bastille, si puissamment lancées qu’elles vivent encore35…
Conclusion
Révolution : mécanisme de fermentation d’une société par les sociétés de pensée *
Nous arrivons ainsi au bout de notre exposé dans l’ordre historique. Il permettra, nous l’espérons, de situer l’importance d’une œuvre qui seule fournit à la suite des événements une explication rationnelle depuis l’anodine fermentation des sociétés au début jusqu’à l’aboutissement final, démesuré mais logique : la Terreur.
Les faits s’enchaînent, et leurs conséquences se développent avec une inflexible rigueur, d’où la comparaison mécaniste constamment utilisée par Augustin Cochin. On peut préférer, si l’on veut, l’assimilation biologique précédemment employée par Taine : l’esprit de la Révolution s’est diffusé à la manière d’un virus cheminant dans un organisme contaminé, et les sociétés en ont été le bouillon de culture.
La puissance formidable du mécanisme soumet les individus sous peine d’être broyés *
Quoi qu’il en soit, ce mode de propagation est autrement redoutable et efficace que toute propagande personnelle si active qu’elle puisse être. Chaque adepte a d’ailleurs plus ou moins conscience de cette puissance formidable.
Il a l’obscur sentiment d’une force surhumaine, qui le dépasse et le porte, et le rend invincible tant qu’il tiendra aux principes, mais le brisera s’il s’en écarte… Son courage, enté sur un tel secours, en croît d’autant, et prend cette couleur mystique qui fait du fanatisme philosophique une caricature de l’ardeur des saints36.
Nous retrouvons ici « l’élan irrésistible qui emporta toute la France », selon M. Mathiez, mais du moins pouvons-nous maintenant, grâce à Augustin Cochin, définir la nature de cette force, et préciser son origine.
Nous pouvons également reprendre les récits de mouvements comme celui de la Grande Peur, analysés plus haut, et souscrire sans difficulté au jugement de M. Sagnac :
Ce fut un phénomène de contagion touchant à la folie qu’aucune machination d’un groupe politique, si puissant fût-il, n’eût été capable de provoquer.
Il faut seulement compléter cette appréciation par celle de Cochin, pour qui la question importante n’est pas de connaître le point de départ de la panique, et les accointances de ses propagateurs.
Le vrai prodige, dit-il, est dans l’entraînement des sociétés qui maintient en haleine, et aux ordres du Centre, un peuple d’adeptes…
Les émissaires payés par le duc d’Orléans ou un autre pour jeter la panique dans les villages auraient perdu leur peine s’ils n’avaient trouvé partout un groupe de patriotes dûment exaltés, tout prêts à les croire et à courir aux armes, comme on l’attendait d’eux37.
Toute la conception d’Augustin Cochin sur l’organisation du régime est condensée dans ces quelques lignes.
Pas de démocratie sans sociétés de pensée *
Avec lui, nous pouvons conclure que l’établissement de la démocratie pure a pour condition essentielle la constitution de « sociétés ». Le gouvernement du « peuple » est celui des clubs, des comités, des Soviets, et il ne peut être que cela sous peine de n’être pas :
On ne voit pas, dit Cochin, comment, non le règne, mais l’être même du souverain serait possible sans elles (les sociétés), comment il pourrait prendre conscience de soi. Il n’est de peuple souverain, à proprement parler, que là38.
Récemment, M. Charles Benoist, étudiant le régime actuel avec l’autorité d’une longue expérience parlementaire, conclut en termes à peu près identiques :
La démocratie postule les comités. On ne peut guérir la démocratie de ce mal sans la tuer. Reste à décider quel est le pire : Vivre avec les comités ou ne pas vivre en démocratie39.
Encore faut-il observer que l’étude de M. Ch. Benoist n’a trait qu’à une forme de démocratie atténuée, celle qu’on nomme le régime parlementaire.
Les députés n’ont jamais été les représentants du peuple, mais ses commissaires *
Dans la démocratie « directe », la seule qui justifie parfaitement son étymologie40, et établit vraiment le règne de Δῆμος [Demos, ou « Peuple » (note de VLR)], le pouvoir des assemblées s’annihile.
Le prophète des temps nouveaux a bien soin de le spécifier :
Les députés du peuple ne sont ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires,
déclare Rousseau dans le Contrat social41. L’institution des « commissaires du peuple » remonte donc à 1762.
Et par la suite, le disciple le plus fidèle paraphrase éloquemment le précepte du maître :
Apprenez que je ne suis pas le défenseur du peuple, s’écrie Robespierre aux Jacobins en 1791, jamais je n’ai prétendu à ce titre fastueux ; je suis du peuple, je n’ai jamais été que cela, et je méprise quiconque a la prétention d’être quelque chose de plus42.
Après une courte application de la saine doctrine, suivie d’un long siècle d’hérésie ou de relâchement, Rousseau et Robespierre ont retrouvé, de nos jours, des adeptes de la plus stricte observance. Les commissaires du peuple ont fait leur réapparition dans un autre grand pays, et la machine sociale a été admirablement remontée. Jacobinisme, soviétisme fonctionnent politiquement d’une manière identique : même régime, mêmes procédés de règne, mêmes épurations successives.
Une analyse de Cochin toujours d’actualité *
Augustin Cochin est mort quelques mois avant la révolution russe. Il ne lui a pas été donné d’assister à cette vérification de toutes ses conceptions. Son œuvre en a reçu du moins un hommage inattendu, et cette confirmation nouvelle apporte à la profondeur de sa pensée, à la clarté de sa vision, un témoignage qui ne saurait être récusé.
- Augustin Cochin et la genèse de la révolution, Librairie Plon, 4e série, Paris, 1928, pp. 21-39.↩
- La description du mécanisme de propagation philosophique ou révolutionnaire se retrouve tout le long des divers ouvrages d’Augustin Cochin. Toutefois l’exposé méthodique et complet de ce mécanisme fait particulièrement l’objet de la deuxième partie du volume : La Révolution et la libre pensée (pp. 123 à 226). Cf. entre autres, p. 134, l’exposé du fonctionnement de la Société littéraire de Rennes.↩
- La Révolution et la libre pensée, p. 22.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 159.↩
- Sur Barruel et son ouvrage, Mémoire pour servir à l’histoire du jacobinisme, voir l’article de M. l’abbé Dudon dans la revue Études, 5 et 20 octobre 1926.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 77.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, pp. 341 et 340.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 13, et La Révolution et la libre pensée,p. 23.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 153.↩↩↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 158.↩
- La Démocratie et l’organisation des partis politiques (Paris, 1903). Augustin Cochin s’est aussi inspiré de l’ouvrage de J. Bryce : The American Commonwealth.↩
- La Révolution et la libre pensée, p. 140.↩
- La Révolution et la libre pensée, p. 192.↩
- La Révolution et la libre pensée, IIe partie, chap. III.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 25.↩
- E. Dard, le Général Choderlos de LaclosParis, 1905, p. 310-314.↩
- Cité par Mathiez, la Révolution française, t. III, p. 4.↩
- Cf. ci-contre, p. 72.↩
- Cf. entre autres dans Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 93, Précis de du Couëdic ; p. 103, note ; p. 164, les auteurs des mémoires de la « Noblesse » ; p. 225-226, les circulaires envoyées aux villes ; et dans Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome II, les pièces justificatives n° 9, n° 13, n° 32.↩
- Cf. également ci-contre, p. 75, référence à M. Mathiez.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 248.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 204.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 91.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 306.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, chap. IX, déroute du Bastion.— Cf. La Révolution et la libre pensée, p. 147, citation bien caractéristique d’un pamphlet breton.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 22 (note).↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 103.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 6. Cf. également les Actes d’infamie en Bretagne, dans Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier (pp. 86 et 324).↩
- La Révolution et la libre pensée, p. 173.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 272, note.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 296. — Cf. La Révolution et la libre pensée, p. 147.↩
- Cf. La Révolution et la libre pensée, p. 157 et suiv.↩
- Discours du 8 ventôse an II. Cité par Mathiez, la Révolution française, t. III, p. 147.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 119.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 120.↩
- Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, tome Ier, p. 295.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 121.↩
- Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 78.↩
- Revue des Deux Mondes, 1er février 1927, p. 586. — Sur la différence entre la démocratie pure ou directe et la démocratie tempérée ou parlementaire, voir La Révolution et la libre pensée, p. XLI à XLIII.↩
- Il y a plus de deux mille ans, Aristote distinguait déjà entre la δημοκρατία, régime générateur de corruption qui correspond à la démocratie pure décrite par Cochin, et la πολιτεια qui est un régime de démocratie tempérée.
Rappelons ici que l’analyse d’Augustin Cochin porte tout entière sur le régime qu’il dénomme démocratie pure ou directe, et que nous pourrions appeler démocratie absolue. La démocratie pure se distingue, non seulement par ses effets (ainsi que Cochin l’établit lui-même), mais encore par son fondement, de la démocratie tempérée, admise en soi par l’Église catholique comme l’une des formes légitimes de gouvernement. Dans ce dernier régime, l’autorité, prenant sa source en Dieu et non dans le peuple, réside dans les personnes que le peuple se choisit pour le conduire.
Nous rappelons également la distinction qu’il convient d’établir entre la démocratie pure considérée dans son principe, et les réformes sociales ou économiques qui en sont complètement indépendantes, étant, susceptibles de s’accomplir sous ce régime comme sous tout autre. (Cf. ci-dessus chap. VII, Conclusions générales, 5° et 6°.)↩ - Contrat social, livre III, chap. xv.↩
- Cité par Cochin : La Révolution et la libre pensée, p. 75 et Les Sociétés de pensée et la démocratie, p. 90.↩