Avec Thomas Hobbes (1588-1679), le monde anglo-saxon lègue à l’humanité le poison lent, mais létal, d’une théorie de la croissance illimitée du pouvoir politique pour garantir la liberté de s’enrichir sans limite, le tout sous fond d’apologie de la tyrannie. Pour ce faire, Hobbes déclare une guerre totale à la métaphysique grecque qui, reprise par la chrétienté médiévale, se fonde sur la loi naturelle classique pour limiter la propriété à proportion du bien commun, de façon à garantir au plus grand nombre le moyen de « mener une vie honnête ». L’émergence d’une classe bourgeoise avec de nouvelles préoccupations dans le contexte de la guerre civile anglaise n’est pas étranger au travail de Hobbes, qui mettra trois cents ans à s’imposer en pratique à toute la planète. C’est effectivement pour maintenir la croissance qu’à la fin du XIXe siècle la bourgeoisie occidentale, maîtresse naturelle du pouvoir démocratique, contraint ce dernier à déborder ses frontières pour se lancer dans une politique colonialiste. Hannah Arendt revient ici sur l’impact historique de cette philosophie progressiste au service de la volonté de puissance, comme une des sources majeures des totalitarismes du XXe siècle ; de même révèle-t-elle ce qui motive son auteur : Thomas Hobbes, théoricien de la bourgeoisie moderne. [La Rédaction]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Le texte qui suit est un extrait tiré de l’ouvrage de Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, tome II (L’impérialisme), Fayard, col. Essais, Paris, 1982, p. 44-57.
AVERTISSEMENT : Les titres ont été ajoutés par VLR pour faciliter la lecture en ligne.
De l’émancipation politique de la bourgeoisie au XIXe siècle
Un caractère bourgeois taillé pour la société nouvelle
On sait assez que, jusque-là, les classes possédantes n’avaient guère aspiré à gouverner, et qu’elles s’étaient accommodées de bon gré à n’importe quelle forme d’État pourvu que celui-ci garantît la protection des droits de la propriété. Pour elles, en effet, l’État n’avait jamais été qu’une police bien organisée.
Cette fausse modestie avait néanmoins curieusement abouti à maintenir la classe bourgeoise tout entière en dehors du corps politique ; avant d’être sujets d’un monarque ou citoyens d’une république, les membres de la bourgeoisie étaient essentiellement des personnes privées.
Ce caractère privé, allié au souci primordial de s’enrichir, avait créé un ensemble de modèles de comportement qui s’expriment dans tous ces proverbes — « le succès sourit au succès », « la raison du plus fort est toujours la meilleure », « qui veut la fin veut les moyens », etc. — qui naissent fatalement de l’expérience d’une société de concurrence.
Quand les hommes d’affaire deviennent des politiciens
Quand, à l’ère de l’impérialisme, les hommes d’affaires devinrent des politiciens et qu’ils se virent acclamés au même titre que des hommes d’État, alors que les hommes d’État n’étaient pris au sérieux que s’ils parlaient le langage des hommes d’affaires couronnés par le succès et « pensaient en termes de continents », ces pratiques et ces procédés qui étaient ceux de particuliers se transformèrent peu à peu en règles et en principes applicables à la conduite des affaires publiques.
Le fait marquant, à propos de ce processus de réévaluation qui a commencé à la fin du siècle dernier et se poursuit encore aujourd’hui, tient à ce qu’il est né avec la mise en pratique des convictions bourgeoises en matière de politique étrangère et ne s’est étendu que lentement à la politique intérieure. Par conséquent, les nations concernées furent à peine conscientes que l’imprudence qui avait toujours prévalu dans la vie privée, et contre laquelle le corps public avait toujours dû se protéger et protéger ses citoyens en tant qu’individus, allait être élevée au rang de principe politique officiellement consacré.
Thomas Hobbes, théoricien du nouveau pouvoir :
Les principes de la nouvelle république
Il est significatif que les champions modernes du pouvoir s’accordent totalement avec la philosophie de l’unique grand penseur qui prétendit jamais dériver le bien public des intérêts privés et qui, au nom du bien privé, conçut et esquissa l’idée d’une République qui aurait pour base et pour fin ultime l’accumulation du pouvoir.
Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes.
« L’intérêt privé est le même que l’intérêt public »
Dans son Léviathan1, Hobbes a exposé la seule théorie politique selon laquelle l’État ne se fonde pas sur une quelconque loi constitutive — que ce soit la loi divine, la loi naturelle, ou celle du contrat social — déterminant les droits et interdits de l’intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que « l’intérêt privé est le même que l’intérêt public2 ».
Il n’est pratiquement pas un seul modèle de la morale bourgeoise qui n’ait été anticipé par la magnificence hors pair de la logique de Hobbes. Il donne un portrait presque complet, non pas de l’Homme, mais du bourgeois, analyse qui en trois cents ans n’a été ni dépassée ni améliorée.
– « La Raison […] n’est rien d’autre qu’un Calcul » ;
– « Sujet libre, libre Arbitre [sont] des mots […] vides de sens ; c’est-à-dire absurdes. »
Être privé de raison, incapable de vérité, sans libre arbitre — c’est-à-dire incapable de responsabilité —, l’homme est essentiellement une fonction de la société et sera en conséquence jugé selon sa « valeur ou [sa] fortune […] son prix ; c’est-à-dire la somme correspondant à l’usage de son pouvoir ». Ce prix est constamment évalué et réévalué par la société, l’« estime des autres » variant selon la loi de l’offre et de la demande.
La fin ultime est l’accumulation du pouvoir
Pour Hobbes, le pouvoir est le contrôle accumulé qui permet à l’individu de fixer les prix et de moduler l’offre et la demande de manière qu’elles contribuent à son propre profit. L’individu envisagera son profit dans un isolement complet, du point de vue d’une minorité absolue, pourrait-on dire ; il s’apercevra alors qu’il ne peut œuvrer et satisfaire à son intérêt sans l’appui d’une quelconque majorité.
Par conséquent, si l’homme n’est réellement motivé que par ses seuls intérêts individuels, la soif de pouvoir doit être la passion fondamentale de l’homme. C’est elle qui règle les relations entre individu et société, et toutes les autres ambitions, richesse, savoir et honneur, en découlent elles aussi.
La société de Hobbes
Dans la lutte pour le pouvoir, les hommes sont égaux
Dans la lutte pour le pouvoir comme dans leurs aptitudes innées au pouvoir, Hobbes souligne que tous les hommes sont égaux ; en effet, l’égalité des hommes entre eux se fonde sur le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. La ruse peut compenser la faiblesse.
Leur égalité en tant que meurtriers en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d’où le besoin d’avoir un État. La raison d’être de l’État est le besoin de sécurité éprouvé par l’individu, qui se sent menacé par tous ses semblables.
Aucun devoir envers l’autre
L’aspect crucial du portrait de l’homme tracé par Hobbes n’est pas du tout ce pessimisme réaliste qui lui a valu tant d’éloges à une époque récente. Car si l’homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, il serait incapable de fonder le moindre corps politique. Hobbes, en effet, ne parvient pas — et d’ailleurs ne cherche pas — à faire entrer nettement cette créature dans une communauté politique.
– L’Homme de Hobbes n’a aucun devoir de loyauté envers son pays si celui-ci est vaincu, et il est pardonné pour toutes ses trahisons si jamais il est fait prisonnier.
– Ceux qui vivent à l’extérieur de la République (les esclaves, par exemple) n’ont pas davantage d’obligations envers leurs semblables, mais sont autorisés à en tuer autant qu’ils peuvent ;
– en revanche, « résister au Glaive de la République afin de porter secours à un autre homme, coupable ou innocent, aucun homme n’en a la Liberté », ce qui signifie qu’il n’y a ni solidarité ni responsabilité entre l’homme et son prochain.
Ce qui les lie est un intérêt commun qui peut être « quelque crime Capital, pour lequel chacun d’entre eux s’attend à mourir » ; dans ce cas, ils ont le droit de « résister au Glaive de la République », de « se rassembler, et se secourir, et se défendre l’un l’autre […]. Car ils ne font que défendre leurs vies ».
Ainsi, pour Hobbes, la solidarité dans n’importe quelle forme de communauté est une affaire temporaire et limitée ; elle ne modifie pas essentiellement le caractère solitaire et privé de l’individu (qui ne trouve « aucun plaisir mais au contraire mille chagrins dans la fréquentation de ses semblables, lorsque aucun pouvoir ne réussit à les tenir tous en respect ») ni ne crée de liens permanents entre lui-même et ses semblables.
Une république qui porte le germe individualiste de sa dissolution
C’est comme si le portrait de l’homme tracé par Hobbes allait à l’encontre de son projet, qui consiste à fonder la République, et qu’il avançait à la place un modèle cohérent de comportements par le biais desquels toute communauté véritable peut être facilement détruite.
D’où l’instabilité inhérente et avouée de la République de Hobbes qui, dans sa conception, inclut sa propre dissolution — « quand, à l’occasion d’une guerre (étrangère ou intestine) les ennemis emportent la Victoire finale […] alors la République est dissoute et chaque homme se trouve libre de se protéger » —, instabilité d’autant plus frappante que le but primordial et répété de Hobbes était d’assurer un maximum de sécurité et de stabilité.
La mission de l’État selon Hobbes
Concevoir un corps politique adapté à la méchanceté humaine
Ce serait commettre une grave injustice envers Hobbes et sa dignité de philosophe que de considérer son portrait de l’homme comme une tentative de réalisme psychologique ou de vérité philosophique. En fait, Hobbes ne s’intéresse ni à l’un ni à l’autre, son seul et unique souci étant la structure politique elle-même, et il décrit les aspects de l’homme selon les besoins du Léviathan.
Au nom du raisonnement et de la persuasion, il présente son schéma politique comme s’il partait d’une analyse réaliste de l’homme, être qui « désire pouvoir après pouvoir », et comme s’il s’appuyait sur cette analyse pour concevoir un corps politique parfaitement adapté à cet animal assoiffé de pouvoir. Le véritable processus, c’est-à-dire le seul processus dans lequel son concept de l’homme ait un sens et dépasse la banalité manifeste d’une méchanceté humaine reconnue, est précisément à l’opposé.
Ce corps politique nouveau était conçu au profit de la nouvelle société bourgeoise telle qu’elle était apparue au cours du XVIe siècle, et cette peinture de l’homme est une esquisse du type d’Homme nouveau qui s’accorderait avec elle.
Une république fondée sur la délégation du pouvoir et l’obéissance absolue
La République a pour fondement la délégation du pouvoir et non des droits.
– Elle acquiert le monopole de l’assassinat et offre en retour une garantie conditionnelle contre le risque d’être assassiné.
– La sécurité est assurée par la loi, qui est une émanation directe du monopole du pouvoir dont jouit l’État (et n’est pas établie par l’homme en vertu des critères humains du bien et du mal).
– Et comme cette loi découle directement du pouvoir absolu, elle représente une nécessité absolue aux yeux de l’individu qu’elle régit.
En ce qui concerne la loi de l’État — à savoir le pouvoir accumulé par la société et monopolisé par l’État —, il n’est plus question de bien ou de mal, mais uniquement d’obéissance absolue, du conformisme aveugle de la société bourgeoise.
Le cercle vicieux de l’individualisme
La compétition comme modèle des relations sociales
Privé de droits politiques, l’individu, pour qui la vie publique et officielle se manifeste sous l’apparence de la nécessité, acquiert un intérêt nouveau et croissant pour sa vie privée et son destin personnel.
– Exclu d’une participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l’individu perd sa place légitime dans la société et son lien naturel avec ses semblables.
– Il ne peut désormais juger sa vie privée personnelle que par comparaison avec celle d’autrui, et ses relations avec ses semblables à l’intérieur de la société prennent la forme de la compétition.
Le hasard décide des vainqueurs…
Une fois les affaires publiques réglées par l’État sous le couvert de la nécessité, les carrières sociales ou politiques des concurrents deviennent la proie du hasard.
Dans une société d’individus, tous pourvus par la nature d’une égale aptitude au pouvoir et semblablement protégés les uns des autres par l’État, seul le hasard peut décider des vainqueurs3.
Selon les critères bourgeois, ceux à qui la chance ou le succès ne sourient jamais sont automatiquement rayés de la compétition, laquelle est la vie de la société. La bonne fortune s’identifie à l’honneur, la mauvaise à la honte. En déléguant ses droits politiques à l’État, l’individu lui abandonne également ses responsabilités sociales : il demande à l’État de le soulager du fardeau que représentent les pauvres, exactement comme il demande à être protégé contre les criminels.
… et des déclassés
La différence entre indigent et criminel disparaît — tous deux se tenant en dehors de la société. Ceux qui n’ont pas de succès sont dépouillés de la vertu que leur avait léguée la civilisation classique ; ceux qui n’ont pas de chance ne peuvent plus en appeler à la charité chrétienne.
Hobbes libère tous les bannis de la société — ceux qui n’ont pas de succès, ceux qui n’ont pas de chance, les criminels — de toutes leurs obligations envers la société et envers l’État si ce dernier ne prend pas soin d’eux. Ils peuvent lâcher la bride à leur soif de pouvoir et sont invités à tirer profit de leur aptitude élémentaire à tuer, restaurant ainsi cette égalité naturelle que la société ne dissimule que par opportunisme.
Hobbes prévoit et justifie l’organisation des déclassés sociaux en un gang de meurtriers comme une issue logique de la philosophie morale de la bourgeoisie.
Une république fondée sur la croissance du pouvoir
Un pouvoir condamné à croître pour se pérenniser
Étant donné que le pouvoir est essentiellement et exclusivement le moyen d’arriver à une fin, une communauté fondée seulement sur le pouvoir doit tomber en ruine dans le calme de l’ordre et de la stabilité ; sa complète sécurité révèle qu’elle est construite sur du sable.
– C’est seulement en gagnant toujours plus de pouvoir qu’elle peut garantir le statu quo ;
– C’est uniquement en étendant constamment son autorité par le biais du processus d’accumulation du pouvoir qu’elle peut demeurer stable.
La République de Hobbes est une structure vacillante qui doit sans cesse se procurer de nouveaux appuis à l’extérieur si elle ne veut pas sombrer du jour au lendemain dans le chaos dépourvu de but et de sens des intérêts privés dont elle est issue.
L’invocation d’un « état de nature » théorique de guerre perpétuelle entre individus cause de leur insécurité
Pour justifier la nécessité d’accumuler le pouvoir, Hobbes s’appuie sur la théorie de l’état de nature, la « condition de guerre perpétuelle » de tous contre tous dans laquelle les divers États individuels demeurent encore les uns vis-à-vis des autres exactement comme l’étaient leurs sujets respectifs avant de se soumettre à l’autorité d’une République4. Cet état permanent de guerre potentielle garantit à la République une espérance de permanence parce qu’il donne à l’État la possibilité d’accroître son pouvoir aux dépens des autres États.
Ce serait une erreur de prendre à la légère la contradiction manifeste entre le plaidoyer de Hobbes pour la sécurité de l’individu et l’instabilité fondamentale de sa République. Là encore il s’efforce de convaincre, de faire appel à certains instincts de sécurité fondamentaux dont il savait bien qu’ils ne pourraient survivre, chez les sujets du Léviathan, que sous la forme d’une soumission absolue au pouvoir qui « en impose à tous », autrement dit à une peur omniprésente, irrépressible — ce qui n’est pas exactement le sentiment caractéristique d’un homme en sécurité.
Un pouvoir de plus en plus considérable pour protéger des biens de plus en plus considérables
Le véritable point de départ de Hobbes est une analyse extrêmement pénétrante des besoins politiques du nouveau corps social de la bourgeoisie montante, chez qui la confiance fondamentale en un processus perpétuel d’accumulation des biens allait bientôt éliminer toute sécurité individuelle.
Hobbes tirait les conclusions nécessaires des modèles de comportement social et économique quand il proposait ses changements révolutionnaires en matière de constitution politique. Il esquissait le seul corps politique possible capable de répondre aux besoins et aux intérêts d’une classe nouvelle. Ce qu’il donnait, au fond, c’était le portrait de l’homme tel qu’il allait devoir devenir et tel qu’il allait devoir se comporter s’il voulait entrer dans le moule de la future société bourgeoise.
L’insistance de Hobbes à faire du pouvoir le moteur de toutes choses humaines et divines (même le règne de Dieu sur les hommes est « dérivé, non pas de la Création […] mais de l’irrésistible Pouvoir ») découlait de la proposition théoriquement irréfutable selon laquelle une accumulation indéfinie de biens doit s’appuyer sur une accumulation indéfinie de pouvoir.
Le corollaire philosophique de l’instabilité essentielle d’une communauté fondée sur le pouvoir est l’image d’un processus historique perpétuel qui, afin de demeurer en accord avec le développement constant du pouvoir, se saisit inexorablement des individus, des peuples et, finalement, de l’humanité entière.
Le processus illimité d’accumulation du capital a besoin de la structure politique d’« un pouvoir illimité », si illimité qu’il peut protéger la propriété croissante en augmentant sans cesse sa puissance. Compte tenu du dynamisme fondamental de la nouvelle classe sociale, il est parfaitement exact. ..
… qu’il ne saurait s’assurer du pouvoir et des moyens de vivre bien, dont il jouit présentement, sans en acquérir davantage.
Cette conclusion ne perd rien de sa logique même si, en trois cents ans, il ne s’est trouvé :
– ni un roi pour « convertir cette vérité de la spéculation en l’utilité de la pratique »,
– ni une bourgeoisie dotée d’une conscience politique et d’une maturité économique suffisantes pour adopter ouvertement la philosophie du pouvoir de Hobbes.
Progressisme et impérialisme du XIXe siècle
Quand l’utopie progressiste de l’émancipation de l’homme débouche sur son asservissement total
Ce processus d’accumulation indéfinie du pouvoir nécessaire à la protection d’une accumulation indéfinie du capital a suscité l’idéologie « progressiste » de la fin du XIXe siècle et préfiguré la montée de l’impérialisme.
Ce n’est pas l’illusion naïve d’une croissance illimitée de la propriété, mais bien la claire conscience que seule l’accumulation du pouvoir pouvait garantir la stabilité des prétendues lois économiques, qui ont rendu le progrès inéluctable.
La notion de progrès du XVIIIe siècle, telle que la concevait la France pré-révolutionnaire, ne faisait la critique du passé que pour mieux maîtriser le présent et contrôler l’avenir ; le progrès trouvait son apogée dans l’émancipation de l’homme.
Mais cette notion n’avait que peu de rapport avec le progrès sans fin de la société bourgeoise, qui non seulement s’oppose à la liberté et à l’autonomie de l’homme, mais qui, de plus, est prête à sacrifier tout et tous à des lois historiques prétendument supra-humaines.
Ce que nous appelons progrès, c’est [le] vent [qui] guide irrésistiblement [l’ange de l’histoire] jusque dans le futur auquel il tourne le dos cependant que devant lui l’amas des ruines s’élève jusqu’aux cieux5.
C’est seulement dans le rêve de Marx d’une société sans classes qui, selon les mots de Joyce, allait réveiller l’humanité du cauchemar de l’histoire, qu’une ultime — bien qu’utopique — influence du concept du XVIIIe siècle apparaît encore.
L’expansion impérialiste pour déborder des frontières nationales trop étroites
L’homme d’affaires pro-impérialiste, que les étoiles ennuyaient parce qu’il ne pouvait pas les annexer, avait vu que le pouvoir organisé au nom du pouvoir engendrait un pouvoir accru. Quand l’accumulation du capital eut atteint ses limites naturelles, nationales, la bourgeoisie comprit que ce serait seulement avec une idéologie selon laquelle « l’expansion, tout est là » et seulement avec un processus d’accumulation du pouvoir correspondant que l’on pourrait remettre le vieux moteur en marche.
Néanmoins, au moment même où il semblait que le véritable principe du mouvement perpétuel venait d’être découvert, l’esprit explicitement optimiste de l’idéologie du progrès se voyait ébranlé. Non que quiconque commençât à douter du caractère inéluctable du processus lui-même ; mais beaucoup commençaient à voir ce qui avait effrayé Cecil Rhodes, à savoir que la condition humaine et les limitations du globe opposaient un sérieux obstacle à un processus qui ne pouvait ni cesser ni se stabiliser, mais seulement déclencher les unes après les autres toute une série de catastrophes destructrices une fois ces limites atteintes.
À l’époque impérialiste, une philosophie du pouvoir devint la philosophie de l’élite qui découvrit bientôt — et fut rapidement prête à admettre — que la soif de pouvoir ne saurait être étanchée que par la destruction. Telle fut la principale raison d’être de son nihilisme (particulièrement manifeste en France au tournant du siècle, et en Allemagne dans les années 20) qui remplaçait la croyance superstitieuse au progrès par une croyance non moins superstitieuse et vulgaire en la chute, et qui prêchait l’annihilation automatique avec autant d’enthousiasme qu’en avaient mis les fanatiques du progrès automatique à prêcher le caractère inéluctable des lois économiques.
Frein et oppositions au progrès hobbesien
Le frein de la Révolution française
Il avait fallu trois siècles pour que Hobbes, ce grand adorateur du Succès, puisse enfin triompher.
La Révolution française en avait été pour une part responsable, qui, avec sa conception de l’homme comme législateur et comme citoyen, avait failli réussir à empêcher la bourgeoisie de développer pleinement sa notion de l’histoire comme processus nécessaire.
Cela résultait également des implications révolutionnaires de la République, de sa rupture farouche avec la tradition occidentale, que Hobbes n’avait pas manqué de souligner.
La guerre déclarée à la philosophie grecque et à l’enseignement chrétien
Tout homme, toute pensée qui n’œuvrent ni ne se conforment au but ultime d’une machine, dont le seul but est la génération et l’accumulation du pouvoir, sont dangereusement gênants. Hobbes estimait que les livres des « grecs et des romains de l’Antiquité » étaient aussi « nuisibles » que l’enseignement chrétien d’un « summum bonum […] tel qu’[il] est dit dans les livres des anciens moralistes », ou que la doctrine du « quoi qu’un homme fasse contre sa conscience est péché », ou que « les Lois sont les règles du juste et de l’injuste ».
La profonde méfiance de Hobbes à l’égard de toute la tradition de la pensée politique occidentale ne nous surprendra pas si nous nous souvenons seulement qu’il souhaitait ni plus ni moins la justification de la tyrannie qui, pour s’être exercée à plusieurs reprises au cours de l’histoire de l’Occident, n’a cependant jamais connu les honneurs d’un fondement philosophique.
Hobbes est fier de reconnaître que le Léviathan se résume en fin de compte à un gouvernement permanent de la tyrannie :
Le nom de tyrannie ne signifie pas autre chose que le nom de Souveraineté… ;
Pour moi, tolérer une haine déclarée de la tyrannie, c’est tolérer la haine de la République en général…
Une philosophie pour une bourgeoisie anti-traditionaliste
Les tendances naturellement anti-traditionaliste de la classe bourgeoise
En tant que philosophe, Hobbes avait déjà pu déceler dans l’essor de la bourgeoisie toutes les qualités anti-traditionalistes de cette classe nouvelle qui devait mettre plus de trois cents ans à arriver à maturité.
Son Léviathan n’avait rien à voir avec une spéculation oiseuse sur de nouveaux principes politiques, ni avec la vieille quête de la raison telle qu’elle gouverne la communauté des hommes ; il n’était que le strict « calcul des conséquences » découlant de l’essor d’une classe nouvelle dans une société fondamentalement liée à la propriété conçue comme élément dynamique générateur d’une propriété toujours nouvelle.
La fameuse accumulation du capital qui a donné naissance à la bourgeoisie a changé les notions mêmes de propriété et de richesse :
– on ne les considérait plus désormais comme les résultats de l’accumulation et de l’acquisition, mais bien comme leurs préalables ;
– la richesse devenait un moyen illimité de s’enrichir.
La bourgeoisie : moins une classe qu’une manière de concevoir la vie
Étiqueter la bourgeoisie comme classe possédante n’est que superficiellement correct, étant donné que l’une des caractéristiques de cette classe était que quiconque pouvait en faire partie du moment qu’il concevait la vie comme un processus d’enrichissement perpétuel et considérait l’argent comme quelque chose de sacro-saint, qui ne saurait en aucun cas se limiter à un simple bien de consommation.
Pourquoi la bourgeoisie instrumentalise le pouvoir
Les limites naturelles de la propriété privée
En elle-même, la propriété est néanmoins vouée à être employée et consommée, et elle s’amenuise donc constamment.
La forme de possession la plus radicale et la seule vraiment sûre est la destruction, car seules les choses que nous avons détruites sont à coup sûr et définitivement nôtres.
Les possédants qui ne consomment pas mais s’acharnent à étendre leur avoir se heurtent continuellement à une limitation bien fâcheuse, à savoir que les hommes doivent malheureusement mourir. La mort, voilà la véritable raison pour laquelle propriété et acquisition ne pourront jamais devenir un principe politique authentique.
Un système social essentiellement fondé sur la propriété est incapable d’aller vers autre chose que la destruction finale de toute forme de propriété. Le caractère limité de la vie de l’individu est un obstacle aussi sérieux pour la propriété en tant que fondement de la société que les limites du globe pour l’expansion en tant que fondement du corps politique.
La quête de l’immortalité de la propriété privée par annexion du pouvoir politique
Du fait qu’elle transcende les limites de la vie humaine en misant sur une croissance automatique et continue de la richesse au-delà de tous les besoins personnels et de toutes les possibilités de consommation imaginables, la propriété individuelle est promue au rang d’affaire publique et sort du domaine de la stricte vie privée.
Les intérêts privés, qui sont par nature temporaires, limités par l’espérance de vie naturelle de l’homme, peuvent désormais chercher refuge dans la sphère des affaires publiques et leur emprunter la pérennité indispensable à l’accumulation continue. Il semble ainsi se créer une société très proche de celle des fourmis et des abeilles, où. ..
… le bien commun ne diffère pas du bien privé ; leur nature les poussant à satisfaire leur profit personnel, elles œuvrent du même coup au profit commun.
Quand la croissance automatique se substitue à l’action politique
Comme les hommes ne sont néanmoins ni des fourmis ni des abeilles, tout cela n’est qu’illusion. La vie publique prend l’aspect fallacieux d’une somme d’intérêts privés comme si ces intérêts pouvaient suffire à créer une qualité nouvelle par le simple fait de s’additionner.
Tous les concepts politiques prétendument libéraux (c’est-à-dire toutes les notions politiques pré-impérialistes de la bourgeoisie) — tel celui d’une compétition illimitée réglée par quelque secret équilibre découlant mystérieusement de la somme totale des activités en compétition, celui de la quête d’un « intérêt personnel éclairé » comme vertu politique adéquate, ou celui d’un progrès illimité contenu dans la simple succession des événements — ont un point commun : ils mettent tout simplement bout à bout les vies privées et les modèles de comportement individuels et présentent cette somme comme des lois historiques, économiques ou politiques.
Les concepts libéraux, qui expriment la méfiance instinctive et l’hostilité foncière de la bourgeoisie à l’égard des affaires publiques, ne sont toutefois qu’un compromis momentané entre les vieux principes de la culture occidentale et la foi de la classe nouvelle en la propriété en tant que principe dynamique en soi. Les anciennes valeurs finissent par perdre tant de terrain que la richesse et sa croissance automatique se substituent en réalité à l’action politique.
Conclusion : du triomphe posthume de Hobbes
Bien que jamais reconnu officiellement, Hobbes fut le véritable philosophe de la bourgeoisie, parce qu’il avait compris que seule la prise de pouvoir politique peut garantir l’acquisition de la richesse conçue comme processus perpétuel, dans la mesure où le processus d’accumulation doit tôt ou tard détruire les limites territoriales existantes.
Il avait deviné qu’une société qui s’était engagée sur la voie de l’acquisition perpétuelle devait mettre sur pied une organisation politique dynamique, capable de produire à son tour un processus perpétuel de génération du pouvoir.
Il sut même, par la seule puissance de son imagination, esquisser les principaux traits psychologiques du nouveau type d’homme capable de s’adapter à une telle société et à son corps politique tyrannique.
Il devina que ce nouveau type humain devrait nécessairement idolâtrer le pouvoir lui-même, qu’il se flatterait d’être traité d’animal assoiffé de pouvoir, alors qu’en fait la société le contraindrait à se démettre de toutes ses forces naturelles, vertus et vices, pour faire de lui ce pauvre type qui n’a même pas le droit de s’élever contre la tyrannie et qui, loin de lutter pour le pouvoir, se soumet à n’importe quel gouvernement en place et ne bronche même pas quand son meilleur ami tombe, victime innocente, sous le coup d’une incompréhensible raison d’État.
Car un État fondé sur le pouvoir accumulé et monopolisé de tous ses membres individuels laisse nécessairement chacun impuissant, privé de ses facultés naturelles et humaines. Ce régime le laisse dégradé, simple rouage de la machine à accumuler le pouvoir ; libre à lui de se consoler avec de sublimes pensées sur le destin suprême de cette machine, construite de telle sorte qu’elle puisse dévorer le globe en obéissant simplement à sa propre loi interne.
L’ultime objectif destructeur de cet État est au moins indiqué par l’interprétation philosophique de l’égalité humaine comme « égalité dans l’aptitude » à tuer. Vivant avec toutes les autres nations « dans une situation de conflit perpétuel et, aux confins de l’affrontement, ses frontières en armes et ses canons de toutes parts pointés sur ses voisins », cet État n’a d’autre règle de conduite que celle qui « concourt le plus à son profit ». Il dévorera peu à peu les structures les plus faibles jusqu’à ce qu’il en arrive à une ultime guerre « qui fixera le sort de chaque homme dans la Victoire ou dans la Mort ».
« Victoire ou Mort » : fort de cela, le Léviathan peut certes balayer toutes les limitations politiques découlant de l’existence des autres peuples et englober la terre entière dans sa tyrannie. Mais quand survient la dernière guerre et que chaque homme y a pourvu, une paix ultime n’est pas pour autant établie sur terre : la machine à accumuler le pouvoir, sans qui l’expansion continue n’aurait pu être menée à bien, a encore besoin d’une proie à dévorer dans son fonctionnement perpétuel. Si le dernier État victorieux n’est pas en mesure de se mettre à « annexer les planètes », il n’a plus qu’à se détruire lui-même afin de reprendre à son origine le processus perpétuel de génération du pouvoir.
- Lorsqu’elles ne renvoient pas à une note, toutes les citations qui suivent sont tirées du Léviathan [1651].↩
- La coïncidence de cette identification avec la prétention totalitaire d’abolir la contradiction entre intérêts individuels et intérêts publics est significative [voir Le Système totalitaire, Éditions du Seuil, « Points Essais », 2005 (nouvelle édition, révisée par Hélène Frappat, Gallimard, « Quarto », 2002)]. Toutefois, il ne faut pas négliger le fait que Hobbes souhaitait par-dessus tout protéger les intérêts privés sous le prétexte que, bien compris, ceux-ci représentaient également les intérêts du corps politique, tandis que le totalitarisme proclame au contraire la non-existence de l’individualité.↩
- L’avènement du hasard au rang d’arbitre suprême de toutes choses dans la vie devait atteindre son apogée au XIXesiècle. Avec lui apparut un nouveau genre littéraire, le roman, et le déclin du drame. Car le drame devenait inutile dans un monde sans action, tandis que le roman était l’expression idéale de la destinée d’êtres humains qui étaient soit les victimes de la nécessité, soit les protégés de la chance. Balzac a révélé toute la portée de ce nouveau genre et présenté les passions humaines comme le destin même de l’homme, ne contenant ni vertu ni vice, ni raison ni libre arbitre. Ce n’est que dans sa pleine maturité que le roman a pu, après avoir interprété à l’envi l’échelle tout entière des choses humaines, prêcher ce nouvel évangile où chacun se noie dans la contemplation de son propre destin, qui a joué un si grand rôle auprès des intellectuels du XIXe siècle. Ainsi, l’artiste et l’intellectuel se sont complaisamment efforcés de tirer un trait entre eux-mêmes et les philistins, de se protéger contre l’inhumanité de la bonne ou de la mauvaise fortune, ils ont développé tous les dons de la sensibilité moderne — souffrir, comprendre, jouer un rôle prescrit — dont a si désespérément besoin la dignité humaine, qui exige de l’homme d’être au moins, à défaut d’autre chose, une victime consentante.↩
- La notion libérale, actuellement si populaire, de gouvernement mondial est fondée, comme toutes les notions libérales relatives au pouvoir politique, sur le même concept d’individus se soumettant à une autorité centrale qui « en impose à tous », à cette différence près que les nations ont aujourd’hui pris la place des individus. Le gouvernement mondial — c’est-à-dire des peuples différents s’accordant pour réaliser l’union massive de leur pouvoir — est voué à engloutir et à éliminer toute politique authentique.↩
- Walter Benjamin, Überden Begriff der Geschichte (1940), 1942. Les impérialistes eux-mêmes étaient pleinement conscients des implications de leur concept de progrès. Pour l’auteur, parfait représentant de l’administration en Inde, et qui écrivait sous le pseudonyme d’Al. Carthill : « On doit toujours éprouver quelque peine pour ces personnes qu’écrase le char triomphal du progrès » (The Lost Dominium, p. 209).↩