Bien peu de personnes ont conscience de l’extrême fragilité des fondements théoriques des sociétés révolutionnaires, et si ces constructions artificielles semblent pourtant triompher sur toute la planète, c’est que jusqu’ici, elles ont réussi à fuir ou à étouffer le débat théorique où elles se savent vulnérables. En effet, pour détourner les hommes des questions essentielles de la loi naturelle, de la légitimité, de l’autorité, du droit divin, on les enivre par un flot continu d’informations futiles qui font écran à la réalité. D’autre part, on ne leur propose qu’un modèle d’action politique s’adressant aux passions, avec des techniques de manipulation bien rodées. C’est donc sur le terrain efficace du débat théorique sur le fondement des sociétés que le combat légitimiste doit être porté pour remporter la victoire. [La Rédaction]
Table des matières
Qu’est-ce que la légitimité ?
La légitimité est l’application du droit royal français tel qu’il est défini dans la théorie statutaire et les lois fondamentales du Royaume1…
… écrit l’historien du droit Guy Augé. Ces lois, qui obligent à la fois les sujets et leur roi, ont permis l’agrégation de peuples très différents au Royaume tout en respectant leurs identités et leurs libertés. L’État de justice2 qu’elles garantissent a rendu possible la pérennité du bien commun à travers les siècles, et c’est ainsi que l’institution a généré cette communauté naturelle, cette cité qu’est notre pays (n’en déplaise aux nationalistes, l’institution est bien première, et non pas l’expression d’un pseudo « génie national »).
La genèse empirique des Lois fondamentales du Royaume au gré des difficultés ne laisse pas d’étonner. Rien de prémédité : un problème de succession survient-il ? On interroge d’abord la coutume, et la solution adoptée devient la loi, avec pour condition que cette solution ne saurait contredire les lois précédentes. En vertu de ce caractère coutumier, on peut dire que le droit monarchique français dérive de la loi naturelle. En effet, Cicéron (106-43 av. J.-C.), cité par saint Thomas (1225-1274), dit :
L’origine première du droit est œuvre de nature ; puis certaines dispositions passent en coutumes, la raison les jugeant utiles ; enfin ce que la nature avait établi et que la coutume avait confirmé, la crainte et la sainteté des lois l’ont sanctionné3.
On ne trouve ici aucun a priori donc, mais le simple principe de la soumission au réel, à la nature des choses, et en fin de compte, à l’Auteur de cette nature.
Du reste, dans une monarchie traditionnelle le roi tient son autorité de Dieu, et dans son Testament, Richelieu (1585-1642) en rappelle la contrepartie :
Tant de princes se sont perdus, eux et leurs États, pour fonder leur conduite sur un jugement contraire à leur propre connaissance ; et tant d’autres ont été comblés de bénédictions, pour avoir soumis leur autorité à celle dont elle dérivait, pour n’avoir cherché leur grandeur qu’en celle de leur Créateur ; et pour avoir un peu plus de soin de son règne que du leur propre4.
De fait, tout gouvernement par autorité est fondé sur la transcendance de la divinité, et saint Paul (mort en l’an 67) rappelle :
Le prince est pour toi ministre de Dieu pour le bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal, et le punir5.
Étant le représentant de Dieu — son ministre — pour établir le bien, le monarque est donc d’autant plus obéi que lui-même est soumis de façon visible et intérieure à cet ordre transcendant. Louis XIV l’a bien compris, lui qui l’enseigne au Dauphin :
Et à vous dire la vérité, mon fils, nous ne manquons pas seulement de reconnaissance et de justice, mais de prudence et de bon sens, quand nous manquons de vénération pour Celui dont nous ne sommes que les lieutenants. Notre soumission pour Lui est la règle et l’exemple de celle qui nous est due6.
Plus loin, le Roi-Soleil prend soin de souligner que cette dévotion ne doit pas être feinte, à telle enseigne que l’historien Alexandre Maral n’hésite pas à le surnommer « l’Anti-Machiavel ».
Un roi ne conserve sa légitimité que s’il obéit à la feuille de route divine : permettre à ses sujets d’accomplir leur nature d’animal rationnel. Autrement dit, il s’agit de leur assurer au mieux les conditions générales nécessaires pour vivre conformément à leur raison — ce qui n’est rien d’autre que vivre vertueusement, disent Cicéron7 et saint Thomas :
Il y a en tout humain une inclination naturelle à agir conformément à sa raison. Ce qui est proprement agir selon la vertu8.
Cicéron précise que la droite raison n’est autre que la loi naturelle, de laquelle découle le droit naturel :
Tous ceux à qui la nature a donné la raison tiennent également d’elle la droite raison et par conséquent la loi qui n’est que la droite raison en tant qu’elle commande ou qu’elle interdit, et si [s’ils ont reçu] la loi, [alors ils ont reçu] le droit ; or tous ont reçu la raison, donc tous ont également reçu le droit9.
Saint Paul confirme que la loi du bon comportement humain — la loi naturelle — est accessible à tout homme en dehors de la Révélation, car elle est comme inscrite dans son cœur :
Quand des païens qui n’ont pas la Loi [par la Révélation] pratiquent spontanément ce que prescrit la Loi, eux qui n’ont pas la Loi sont à eux-mêmes leur propre loi. Ils montrent ainsi que la façon d’agir prescrite par la Loi est inscrite dans leur cœur, et leur conscience en témoigne, ainsi que les arguments par lesquels ils se condamnent ou s’approuvent les uns les autres10.
Et le roi s’efforcera donc toujours de gouverner, de légiférer selon la loi naturelle de l’espèce humaine. Telle est bien la motivation première de cette ordonnance de Philippe le Bel (1268-1314) :
Attendu que toute créature humaine qui est formée à l’image de Notre-Seigneur doit généralement être franche par droit naturel… 11
On le voit, la pensée légitimiste déborde largement le simple cadre dynastique pour devenir une réflexion sur la légitimité, qui — si on devait la résumer à l’extrême sans perdre en logique — pourrait revêtir cette forme :
Est légal ce qui est conforme à la loi. Est légitime ce qui est conforme à la loi juste. Qu’est-ce que la loi juste ? C’est toute loi conforme à la loi du bon comportement humain commune à tous les hommes, soit la loi naturelle ou loi de droite raison. Saint Paul l’a évoqué, c’est de cette loi dont on se réclame quand on prend l’autre à témoin en commençant sa phrase par « Ce n’est pas normal que… ». La loi naturelle est précisément cette norme transcendante supposée connue et acceptée par l’autre sans aucune concertation préalable.
On retrouve la loi naturelle de manière plus ou moins aboutie dans toutes les civilisations traditionnelles. C’est donc, en toute logique, le premier critère dont on se servira pour jauger de la légitimité d’un régime politique :
– Les régimes légitimes reconnaissent de façon institutionnelle la transcendance de la loi naturelle, et produisent des lois positives qui lui sont conformes.
– Les régimes tyranniques produisent des lois qui violent tel ou tel aspect de la loi naturelle.
– Les régimes de la modernité nient l’existence de la loi naturelle et prônent l’autonomie12 de l’homme, son affranchissement de toute loi dont il n’est pas l’auteur. Ces régimes, ainsi fondés sur l’immanence, ont pour religions séculières les idéologies libérale, nationaliste ou socialiste. Dans leurs formes ultimes, ils conduisent à ces monstres — absolument inédits dans l’histoire de l’humanité — que sont les totalitarismes.
Les monarchies parlementaires — dans lesquelles le roi est le représentant de la Nation, et non celui de Dieu — rentrent donc dans la catégorie des régimes de la modernité. En effet, dans ce type de gouvernement un roi est impuissant à faire respecter la loi naturelle puisque la souveraineté vient de la Nation.
Le principe de la modernité
Le xviiie siècle marque une rupture radicale avec l’antique sagesse, et Louis de Bonald (1754-1840) perçoit nettement les principes de cette modernité :
La philosophie moderne n’est autre chose que l’art de tout expliquer, de tout régler sans le concours de la Divinité13.
Plus encore, dans le monde de liberté absolue rêvé par les modernes, le réel lui même devient trop contraignant, au point qu’un Rousseau (1712-1778) ne craint pas d’écrire :
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question14.
L’intelligence étant affranchie de la réalité, plusieurs explications, plusieurs sens du monde sont alors possibles et constituent ce que l’on appelle les idéologies. L’historien François Furet (1927-1997) précise :
L’idéologie a pour fonction de masquer la réalité, et donc de lui survivre15.
Ailleurs il définit l’idéologie comme…
… un système d’explication du monde à travers lequel l’action politique des hommes a un caractère providentiel, à l’exclusion de toute divinité16.
La modernité réalise en effet le vieux rêve gnostique de l’autonomie de l’homme dont Karl Marx (1818-1883) nous donne une définition :
Un être ne se révèle autonome qu’à partir du moment où il est son propre maître ; et il n’est son propre maître que s’il n’est redevable qu’à lui-même de sa propre existence. Un homme qui vit par la grâce d’un autre se considère comme un être dépendant. Or je vis totalement par la grâce d’autrui non seulement quand il pourvoit à ma subsistance, mais aussi quand il a, de surcroît, créé ma vie, s’il en est la source ; et ma vie a nécessairement son fondement hors d’elle lorsqu’elle n’est pas ma propre création17.
Et Marx de rappeler les principes religieux d’une « philosophie » dévoyée, héritière des Lumières :
La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : « en un mot j’ai de la haine pour tous les dieux ! » Et cette devise elle l’applique à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême. Elle ne souffre pas de rival18.
Selon le ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon (né en 1960), la forme politique qui réalise le mieux cet idéal moderne d’autonomie de l’homme par rapport à Dieu et à sa Création est la République. Ce régime se pose d’ailleurs en véritable religion :
À côté de la forme républicaine, il faut « la mentalité et la moralité républicaine ». La France a cette singularité qu’élevée dans la religion catholique, n’ayant pas su faire droit à la Réforme, elle n’a pas fait pénétrer dans ses mœurs une religion du libre examen, de l’égalité et de la liberté. Il faut donc à la fois déraciner l’empreinte catholique, qui ne s’accommode pas de la République, et trouver, en dehors des formes religieuses traditionnelles, une religion de substitution qui arrive à inscrire jusque dans les mœurs, les cœurs, la chair, les valeurs et l’esprit républicain sans lesquels les institutions républicaines sont des corps sans âme qui se préparent à tous les dévoiements. […]
Le républicain, c’est l’homme. En d’autres termes : la religion républicaine, la religion de l’homme, où chacun est digne, respectable, conscient de sa valeur, indéfiniment perfectible. […] La religion républicaine est une religion des droits de l’homme, c’est-à-dire dire de l’Homme qui doit se faire Dieu, ensemble, avec les autres, ici bas, et non pas du Dieu qui se fait homme à travers un seul d’entre nous19.
Comment en effet la religion catholique pourrait-elle admettre cet article iii de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de l’an 1789 :
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément20.
Il n’est sûrement pas anodin que le Christ — figure archétypale du roi21 et du gouvernement par l’autorité — ait été condamné à mort par un Pilate recourant au gouvernement par l’opinion avec une foule subvertie par les prêtres du Temple. Ainsi donc, les contorsions intellectuelles auxquelles se livrent les autorités religieuses depuis le xixe siècle pour faire admettre l’idée d’une « bonne république22 », et pour faire oublier l’existence d’une autorité politique qui tient directement son autorité de Dieu — à l’instar de celle d’un père de famille — demeurent tragiquement vaines, voire suicidaires. En réalité, la « bonne république » n’a jamais existé, malgré de multiples tentatives, et le nier c’est s’opposer à la réalité, c’est écarter les faits à la façon d’un moderne.
Savoir qui on est et qui est l’autre
L’acculturation des catholiques et des monarchistes
On le constate, la subversion des esprits est profonde et se manifeste, chez les catholiques, notamment par l’oubli de notre nature et de l’autorité qui lui est consubstantielle. Comme si la Révélation avait abrogé un ordre naturel pourtant lui aussi voulu par Dieu. Cette acculturation, cette perte d’identité, n’augurent pas un rétablissement rapide de la société traditionnelle. En effet, le général chinois Sun Tzu (vie siècle av. J.-C.) dans son Art de la Guerre met en garde :
Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait ; qui ne connaît pas l’autre mais se connaît sera vainqueur une fois sur deux ; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait23.
Le manque de connaissance de soi
Le manque de connaissance de soi engendre toutes sortes de dérives. S’il n’y a pas de vérité dans l’ordre naturel politique, celui-ci n’est que chaos et la raison demeure impuissante à le comprendre. Le providentialisme s’insinue alors dans les esprits qui déclare, selon un schéma quasi protestant : « Sola Gratia, sola Fide » (la Grâce seule, la Foi seule). On « court-circuite » la nature, la raison et l’Église pour se réfugier dans l’exégèse des messages que Dieu adresse de manière directe à des âmes privilégiées : Dieu parle sans intermédiaire aux hommes. L’institution Église devient dès lors presque inutile. Or, les révélations privées n’obligent jamais en matière de foi. À ce sujet, le fort réaliste et traditionaliste cardinal Billot (1846-1931) rappelle avec opportunité que…
… l’Église, en canonisant ses saints, ne se porte jamais garante de l’origine divine de leurs révélations. […] Il y a toujours place, en quelque hypothèse que ce soit, pour un mélange inconscient de ce qui vient de l’esprit propre avec ce qui est l’esprit de Dieu24.
Le Cardinal dénonce aussi ce millénarisme qui consiste à croire que la simple consécration d’un pays25, ou l’apposition du Sacré-Cœur sur son drapeau, suffirait à écraser ses ennemis et à lui garantir la pérennité. Cet espoir est d’autant plus chimérique que le drapeau en question symbolise justement la révolte contre Dieu et Sa Création. Pareillement, Bossuet s’insurge contre ce quiétisme tout « fénelonien » (laissons faire Dieu, Il s’occupe de tout), en rappelant au Dauphin que Dieu n’assiste pas les passifs et ceux qui agissent contre la raison :
Quiconque ne daignera pas mettre à profit ce don du ciel, c’est une nécessité qu’il ait Dieu et les hommes pour ennemis. Car il ne faut pas s’attendre, ou que les hommes respectent celui qui méprise ce qui le fait homme, ou que Dieu protège celui qui n’aura fait aucun état de ses dons les plus excellents26.
Si un simple acte de consécration du pays suffit à le sauver, on comprend alors la démobilisation générale, la passivité, ou le comportement purement réactionnaire des catholiques, lequel se réduit à essayer de ralentir la décadence pour restaurer la France… celle de leurs souvenirs un peu embellis, autrement dit : la France révolutionnaire d’avant-hier.
Le manque de connaissance de l’ennemi
Ignorant tout de leurs ennemis, les catholiques et monarchistes modernes se satisfont des moyens et des formes d’action que ceux-ci leurs proposent, et qui apparaissent par ailleurs si séduisants. Pas de contraintes, pas d’effort, surtout pas d’effort de raison, mais des techniques pour se fédérer l’opinion publique en un temps record. Pour exemples :
– manifestation pour faire entendre sa voix et alerter l’opinion,
– vote pour le « moins mauvais »,
– soutien actif au parti « le moins mauvais » ou à un groupe de pression, avec forcément, à la clé, de l’œcuménisme : il faut savoir accepter des compromis, même avec des antichrétiens, pour « faire masse », pour se faire entendre et remporter l’adhésion de l’opinion à coups de slogans.
Or, le gouvernement par l’opinion est précisément le moyen dont se sert la modernité pour éliminer toute trace de gouvernement par l’autorité, selon les paroles du révolutionnaire Barrère rapportées par Joseph de Maistre (1753-1821) :
Il faut les traduire devant le jury des sages, il faut verser l’ignominie sur ces rois atroces, il faut les condamner aux galères de l’opinion27.
Pour parvenir à sa fin, qui est de convertir à son insu l’homme traditionnel en homme autonome, en homme se régissant par ses propres lois28, la modernité usera de la pression de l’opinion publique qu’elle aura instrumentalisée grâce aux mécanismes — aux formes — du suffrage universel et des sociétés de pensée29. François Furet nous dit en effet que ces sociétés constituent un instrument qui affranchit du réel et sert à « fabriquer de l’opinion unanime, indépendamment du contenu », donc sans le souci de la vérité ou du bien :
Qu’est-ce qu’une société de pensée ? C’est une forme de socialisation dont le principe est que ses membres doivent, pour tenir leur rôle, se dépouiller de toute particularité concrète, et de leur existence sociale réelle, le contraire de ce qu’on appelait sous l’Ancien Régime les corps, définis par une communauté d’intérêts professionnels ou sociaux vécus comme tels.
La société de pensée est caractérisée, pour chacun de ses membres, par le seul rapport aux idées, et c’est en quoi elle préfigure le fonctionnement de la démocratie. […]
Le but des sociétés de pensée n’est ni d’agir, ni de déléguer, ni de « représenter » : c’est d’opiner ; c’est de dégager d’entre ses membres, et de la discussion, une opinion commune, un consensus, qui sera exprimé, proposé, défendu.
Une société de pensée n’a pas d’autorité à déléguer, de représentants à élire, sur la base du partage des idées et des votes ; c’est un instrument qui sert à fabriquer de l’opinion unanime, indépendamment du contenu de cette unanimité. […]
L’originalité de ce qui se passe dans la deuxième moitié du xviiie siècle tient à ce que le consensus des sociétés de pensée, qu’on appelle « philosophie », tend à gagner l’ensemble du tissu social30.
Ainsi, grâce à la contrainte d’une opinion forgée artificiellement par le groupe, il s’agit de forcer les consciences à abandonner toute autorité, toute norme extérieure au groupe, en particulier la norme universelle de la loi naturelle.
Le sociologue Augustin Cochin (1876-1916) a démontré que le caractère subversif des sociétés de pensée réside dans leur mécanisme de fonctionnement. À savoir :
1) Un motif de réunion du groupe est proposé. Souvent cette finalité apparente est par ailleurs tout à fait louable.
2) Les discussions se font dès lors selon une forme particulière, peu visible, mais dérivant des principes tacites de Liberté, Égalité et Fraternité.
3) La vraie fin — pour laquelle cette forme a été conçue — se réalise alors : les esprits sont devenus autonomes, ils se sont affranchis de la réalité, du vrai, du bien et du beau.
Saint Thomas nous avait pourtant prévenu :
En toutes choses qui ne naissent pas du hasard, la forme dépend nécessairement de la fin de l’action31.
Ainsi donc, se servir des formes du suffrage universel et des sociétés de pensée — que l’on trouve désormais partout, dans les partis, syndicats et autres groupes d’opinion — conduit ipso-facto à la fin pour laquelle ces formes ont été inventées, à savoir : l’homme autonome, l’homme qui décide du bien et du mal, l’homme-Dieu. Aussi le philosophe français Georges Fonsegrive (1852-1917) rappelle-t-il cette vérité :
Lutter révolutionnairement contre la révolution, c’est encore travailler pour elle32.
Le désespérant combat des nouveaux réactionnaires
Certains, impatients de combattre, et faisant l’économie de principes dont ils ignorent jusqu’à l’existence, se lancent à corps perdu dans l’action entendue comme la dénonciation du pouvoir en place. Or, Démosthène (384-322 av. J.-C.) dit à ce propos :
Il n’y a rien de si aisé que de montrer les vices du gouvernement ; mais savoir indiquer ce qu’il faut faire, voilà la science de l’homme d’État33.
À la remorque de la grande presse, les voilà devisant, raillant, s’improvisant experts en tout, et vivant au rythme effréné d’une actualité qu’ils commentent sans retenue. Ceux-là s’étourdissent dans le monde virtuel et artificiel créé par les médias nationaux, dont le dessein principal est de faire écran au monde réel.
Pourtant le sociologue Roger Mucchielli34 (1919-1981) avait dénoncé les techniques de subversion et de manipulation de l’opinion par les journalistes. Par exemple, pour passer d’un fait divers anodin au scandale de société, on utilisera…
… trois principes de base :
– premièrement : paraître de bonne foi, ne pas laisser apercevoir le procédé,
– deuxièmement : parler au nom du bon sens, chose du monde la mieux partagée, de façon à être lu et approuvé par la masse des lecteurs,
– troisièmement : en appeler toujours à la justice et à la liberté, de manière à provoquer l’indignation du bon public35.
Or le vrai combat est ailleurs. En effet, le philosophe Éric Vœgelin (1901-1985) rappelle, fort à propos, ce que l’ennemi redoute plus que tout : le débat théorique et le pouvoir démystificateur de la philosophie traditionnelle. Dans nos sociétés…
… le débat théorique sur les problèmes qui concernent la vérité de l’existence humaine est publiquement impossible, étant donné que l’usage d’un raisonnement théorique est interdit. Si bien protégées que puissent être les libertés constitutionnelles d’expression de la presse, quelle que soit l’intensité avec laquelle le débat théorique se manifeste dans des cercles restreints et trouve son expression dans les publications pratiquement privées d’une poignée d’érudits, le débat dans la sphère publique concernée par la politique se réduira toutefois essentiellement au jeu de dés pipés qu’il est devenu dans les sociétés contemporaines progressistes36. […] La propagande gnostique consiste dans l’action politique et non pas dans une quête de la vérité au sens théorique37.
Dès lors, la paresse intellectuelle des catholiques et des monarchistes — ainsi que leurs tentatives pathétiques d’imiter leurs ennemis — sont les plus sûres cautions de l’avancée révolutionnaire.
Le piège de l’individualisme
D’autres enfin, plus instruits des principes traditionnels et de ceux des adversaires, succombent malgré tout à la modernité par son individualisme. Refusant tout engagement au sein d’une association pour « préserver leur liberté », ils se persuadent de mener un combat actif en bavardant sur les forums, seuls, confortablement installés derrière leur écran, et se proclament « contre-révolutionnaire » pour avoir mis quelque menu adversaire en difficulté.
Le combat des légitimistes
Étudier ces principes traditionnels et conformes à la réalité, qui fécondent l’action et les jugements, les enseigner pour mieux s’en pénétrer, et les faire connaître dans de petites structures à taille humaine, voilà ce que propose l’UCLF38.
Conversion individuelle des intelligences et des cœurs au sein de sociétés réalistes et concrètes en les animant ; travail continu pour se donner les armes de la résistance et de la victoire. Eh quoi ! Les « Lumières » ont réalisé leur œuvre de destruction grâce à un travail acharné de plus de soixante ans au sein de ces sociétés de pensée, et nous voudrions un retour à l’ordre naturel et divin sans effort ? Mais ce n’est pas naturel ! Mais ce n’est pas juste ! La grâce ne saurait aller contre la nature.
Évidemment, l’engagement exige des sacrifices, mais aurait-il une quelconque valeur s’il en fut autrement ? Il faut assez d’humilité pour supporter une hiérarchie, une autorité. Il faut faire l’effort d’un apprentissage, se déranger pour témoigner, assister aux réunions, les organiser, prendre des responsabilités, et enfin accepter cette possibilité de ne jamais voir les fruits de ses efforts…
Agir donc, mais par devoir et honneur, jamais pour les honneurs. Jean-Louis Maral résume de la sorte la profession de foi des légitimistes :
Nous œuvrons dans l’intemporel, mais c’est au fond notre force : de préserver l’avenir en étant les gardiens, de raison et de foi, de ce qui ne meurt point39.
Guy Augé précise :
Cette légitimité n’appartient à personne en propre, pas même aux princes qui peuvent la trahir. Mais elle est à tous ceux qui la souhaitent servir, et elle exprime, mieux sans doute que « monarchie », l’essence de l’institution royale, respectueuse de la transcendance, entée sur le passé, ouverte sur les finalités du bien commun, et respectueuse de l’ordre naturel40.
Conscient de la puissance extraordinaire de la pensée légitimiste, Joseph de Maistre écrit à son ami Louis de Bonald :
Ne vous laissez pas décourager par la froideur que vous voyez autour de vous ; il n’y a rien de si tranquille qu’un magasin à poudre une demi-seconde avant qu’il saute. Il ne faut que du feu ; et c’est nous qui l’avons41.
À leur exemple, dénonçons le gouvernement par l’opinion et ses techniques de subversion, rétablissons le gouvernement par l’autorité à notre échelle, transmettons cette flamme, et quand nous le pourrons, mettons le feu…
- Guy Augé, « Du légitimisme à la légitimité », La Légitimité, n° 2, janvier 1975, p. 5.↩
- Nous opposons sciemment l’État de justice au moderne État de droit.↩
- Cicéron, cité par saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, ia-iiae, La loi, question 91, traduction française par M.-J. Laversin O.P., Éditions de la revue des jeunes, Société Saint Jean l’Évangéliste, Desclée et Cie, Paris Tournai Rome, 1935, p. 38-39.↩
- Richelieu, Testament politique d’Armand du Plessis cardinal duc de Richelieu, 2 partie, chap. i, Henry Desbordes, Amsterdam, 1688, p. 5.↩
- Épître aux Romains, xiii, 3-4.↩
- Louis XIV, Mémoires pour l’instruction du dauphin, année 1661, livre second, deuxième section, cité par Alexandre Maral, Le Roi-Soleil et Dieu, Essai sur la religion de Louis XIV, Perrin, Paris, 2012, p. 7.↩
- Cicéron déclare : « Pour tout dire en un mot, la vertu est la raison même. » (Cicéron, Tusculanarum diputationum, livre iv, 15, cité par A. Degert, Les idées morales de Cicéron, Librairie Bloud & Cie, Paris, 1907, p. 8.)↩
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, « La loi », Question 94, Article iii, op. cit., p. 115.↩
- Cicéron, Traité des lois, i, 12, cité par A. Degert, Les idées morales de Cicéron, Librairie Bloud & Cie, Paris, 1907, p. 31.↩
- Épître aux romains, ii, 14-15.↩
- Philippe le Bel, Ordonnance sur l’affranchissement des serfs du Valois, rapportée par duc de Lévis Mirepoix, Le siècle de Philippe Le Bel, Amiot-Dumont, Paris, 1954, p. 5.↩
- Autonome : qui se régit par ses propres lois. Du grec ancien αυτονομος, autonomos, composé de auto (qui s’applique à soi) et nomos (loi).↩
- Louis de Bonald, Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, tome I, éd. A. Le Clere, Paris, 1819, p.105-106.↩
- Jean-Jacques Rousseau, De l’inégalité parmi les hommes, « Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes », Librairie de la Bibliothèque Nationale, L. Berthier Éditeur, 1894, p. 32.↩
- François Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, col. Folio histoire, Paris, 1978, p. 144.↩
- François Furet, Le passé d’une illusion, Robert Laffont, col. Livres de poche, Paris, 1995, p. 17.↩
- Karl Marx, Œuvres, tome ii, Économie, Économie et philosophie, Gallimard, col. La Pléiade, Paris, 1968, p. 130.↩
- Karl Marx, Œuvres philosophiques, « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure (1841) », trad. Jacques Molitor, A. Costes, Paris, 1946, p. xxiv.↩
- Vincent Peillon, Une religion pour la République, la foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, Janvier 2010, p. 34-35-36.↩
- Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, art. iii.↩
- Jésus-Christ est bien le Roi de l’univers et sa royauté ne vient pas de ce monde mais du Père céleste.↩
- On pense au Ralliement de l’Église à la République proclamé en 1892 par le pape Léon XIII avec l’encyclique Au milieu des sollicitudes.↩
- Général Sun Tzu, L’Art de la Guerre, traduit et présenté par Jean Lévi, Paris, Hachette, 2000, p. 61.↩
- Cardinal Billot, « Le cardinal Billot et la question du drapeau », Le Figaro, 4 mai 1918.↩
- Le Président Garcia Moreno avait bien consacré l’Équateur au Sacré-Cœur. Pourtant, un an plus tard, il était assassiné et son pays retombait dans la révolution.↩
- Jacques-Bénigne Bossuet, Œuvres de Bossuet, « À Monseigneur le Dauphin », tome i, Firmin Didot frères fils et Cie, Paris, 1860, p. 15.↩
- Bertrand Barère, cité par Joseph de Maistre, « Discours du citoyen Cherchemot, commissaire du pouvoir exécutif près (sic) l’administration centrale du M… , le jour de la souveraineté du peuple », Lettres et opuscules inédits du comte Joseph de Maistre, tome ii, A. Vaton libraire-éditeur, Paris, 1861, p. 224.↩
- « L’autonomie de la volonté est cette propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa loi. » (Emmanuel Kant, 1785, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. H. Lachelier, Deuxième section, L’autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité, Hachette et Cie, 3e édition, Paris, 1915 p. 85.)↩
- Les sociétés de pensée sont aussi connues sous l’expression de « groupes réducteurs ».↩
- François Furet, Penser la Révolution française, op. cit., p. 271-272.↩
- Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, i, 15, 1, cité par Denis Sureau, Retour à la politique, l’impossible neutralité des chrétiens, Collection de La Nef, DMM, Paris, 1995, p. 103. Aussi « En toutes choses qui ne naissent pas au hasard, il y a nécessité que la forme de l’être engendré soit la fin de la génération. », in Somm. théol., A.-D. Sertillanges O.P., Éditions de la Revue des jeunes, 1933.↩
- Georges Fonsegrive (1852-1917), cité par Charles Maurras, « Lettre du 08 septembre 1900 à Louis Dimier », Enquête sur la Monarchie, Nouvelle librairie nationale, Paris, 1925, p. 238.↩
- Démosthène, cité par Joseph de Maistre, Lettres et opuscules, Librairie-éditeur A. Vaton, Paris, 1861, tome i, p. 518.↩
- Citer Roger Mucchielli ne signifie pas adhérer à sa pensée, car s’il identifie bien les techniques de subversion utilisées par les « progressistes », il ne montre pas de scrupule à les préconiser contre ses adversaires — chose inenvisageable pour un défenseur de la légitimité.↩
- Roger Muccielli, La subversion, CLC, Paris, 1976, p. 19.↩
- Éric Vœgelin, La nouvelle science du politique, Seuil, Paris, 2000, p. 201.↩
- Éric Vœgelin, op. cit., p. 203-204.↩
- Union des Cercles Légitimistes de France.↩
- Jean-Louis Maral, « Encore quelques réflexions sur le légitimisme », La Légitimité, Numéro spécial, Décembre 1980, p. 9-11.↩
- Guy Augé, « Du légitimisme à la légitimité », La Légitimité, n° 2, janvier 1975, p. 7.↩
- Joseph de Maistre, Lettres et opuscules, tome i, op. cit., p. 299-300.↩