L’étude précédente a montré que les maçons ambitionnent l’avènement d’un homme autonome et divin en l’affranchissant de l’ordre naturel du monde et de son Créateur. Cette révolution s’opère selon le principe d’action Ordo ab chao, qui utilise le chaos comme moyen de créer un nouvel ordre mondial. Le chaos est produit en favorisant, au sein des loges, l’émergence d’idéologies antagonistes telles que le libéralisme, le socialisme, le nationalisme, le fascisme ou le racisme… Pour maintenir l’unité entre frères ennemis, de droite ou de gauche, les maçons s’engagent à respecter un serment de tolérance et d’entraide. Cette « unité des contraires » implique aussi que les universaux Bien-Vrai-Beau disparaissent au profit du système dialectique Thèse-Antithèse-Synthèse, lequel gauchit les intelligences à leur insu. Ceux qui continuent de croire en une vérité objective sont alors accusés d’intolérance, en particulier les disciples du Christ qui déclare : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Même les milieux catholiques traditionalistes sont infiltrés par les zélateurs des penseurs maçons René Guénon et Julius Evola. Ne nous y trompons pas : un auteur qui banalise la pensée guénonienne ou évolienne est forcément initié dans une loge maçonnique. [La Rédaction.]
Table des matières
Introduction de Vive le Roy
Deuxième partie d’une étude sur la franc-maçonnerie réalisée sur deux articles :
1re partie : Les racines religieuses de la Franc-Maçonnerie
2e partie : Le principe d’action maçonnique Ordo ab chao
Le chaos des courants maçonniques
Agnostiques du Grand Orient contre spiritualistes des Grandes Loges
Contacté par une loge, Christophe Bourseiller se renseigne avant d’entrer en maçonnerie :
Il existe apparemment dans la franc-maçonnerie deux familles, deux tendances, deux visions.
– À ma gauche, le Grand Orient qui s’affirme libéral et se veut ancré dans le siècle. Il professe le culte de la laïcité, se positionne face aux religions, et clame sont amour de la démocratie.
– À ma droite, la GLNF et la Grande Loge se veulent garantes d’une franc-maçonnerie traditionnelle, apolitique, ouverte au sacré1.
Il découvre ensuite que la franc-maçonnerie est le théâtre de luttes acharnées entre les différentes obédiences aux filiations internationales :
Le combat fait rage entres les loges liées au Grand-Orient et celles qui dépendent de la Grande Loge Unie d’Angleterre. Nous [GNLF] appartenons au camp des Anglais2.
Et cette lutte n’est pas récente. Lors de son discours inaugural au Convent du Grand Orient de France en septembre 1964, le Grand Maître Jacques Mitterrand déclare son opposition à la Grande Loge accusée de trahir la maçonnerie :
Ainsi, à l’échelon du monde tout entier […] s’affirment deux grandes options maçonniques ;
– l’une pleine de dogmatisme relevant de la Grande Loge d’Angleterre ;
– l’autre, toute remplie de liberté d’esprit, d’indépendance intellectuelle et de progrès social relevant du Grand Orient de France. […]
Dans le grand démantèlement de la pensée libre, Rome [l’Église catholique (NDLR)] s’entend avec tous les dogmatismes, et la Grande Loge d’Angleterre, reniant Anderson [les constitutions d’Anderson qui fondent la maçonnerie en 1717 (NDLR)], galvaude l’idéal maçonnique en l’identifiant aux croyances religieuses des Églises3.
De l’autre côté, Bourseiller rapporte comment dans son atelier de la Grande Loge Nationale de France on se rit du Grand Orient de France :
Nous ricanons du Grand Orient de France, qui médite sur la réforme de la Sécurité sociale quand nous interrogeons le mythe prométhéen. Question de niveau, disent-ils. Mes frères dénoncent les petites combines et critiquent la perversion du sacré. Nous avons toujours raison. Notre méthode est la seule juste4.
Au passage, quel aveu ! Les programmes politiques de la République — comme celui de « la réforme de la Sécurité sociale », ou celui plus récent sur l’euthanasie —, sont élaborés de façon occulte (car cachée aux électeurs) dans les loges.
Un goût partagé de l’élitisme, mais source de diverses exclusions et divisions
Dans le chapitre sur l’initiation, Guénon nous a révélé l’importance de la première étape de Qualification. En effet, pour devenir maçon, il faut présenter certaines dispositions personnelles qui permettent d’espérer faire partie de l’élite. Dans le tome III de sa Franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, Oswald Wirth précise :
Au lieu de faire appel indistinctement à tous les individus, pour les enrôler sous la bannière d’une foi, sinon totalement aveugle, du moins acceptée sans contrôle effectif, la maçonnerie ne s’adresse qu’aux esprits émancipés, capables de se déterminer par eux-mêmes, d’après ce qu’ils reconnaissent comme raisonnable et juste5.
Et Christophe Bourseiller nous livre en effet les arguments élitistes — et méprisants envers le commun des mortels — avec lesquels on l’a appâté :
L’initiation est comparable à une seconde naissance. Je vais m’extraire du troupeau bêlant, de la meute béate, de la plèbe, de la foule […]
Un orateur au verbe acéré m’explique, en une longue tirade, que je viens de vivre une seconde naissance. J’appartiens désormais à la caste des initiés. Je foule un jardin plus foisonnant que le monde vulgaire. Il insiste sur la dimension élitaire. Ils sont peu nombreux, les cherchants. Ils cherchent et ils trouvent. Minoritaires et conscients, ils protègent la lumière, comme on préserve la flamme des bourrasques et courants d’air6.
La réalité est plus prosaïque. Pour beaucoup, l’élitisme maçonnique est une manière de revanche sur une vie peu brillante, et Bourseiller dresse le portrait d’un de ces ratés, un véritable modèle de « prince des nuées7» :
Sa vie entière se joue dans le secret des loges. Ici même, il s’épanouit pleinement quand le monde le laisse en bordure de l’autoroute. Gilles appartient à une espèce plus répandue qu’on ne croit. Il ne vit, ou ne survit, que par la franc-maçonnerie. Dans les loges, il triomphe. Il occupe de hautes fonctions et suscite le respect dû à son grade. […] Le succès des autres, c’est un poignard en plein cœur. Il baigne dans l’aigreur, il est à fleur de peau, un rien le vexe8.
Aussi n’est-il pas étonant que l’orgueil élitiste de ceux qui ont été choisis les incline à exclure diverses parties de la société, car la marque de ceux qui ne recherchent dans l’ascension sociale que leur gloire est le mépris.
– Mépris des femmes par exemple. Même si au cours du temps des loges féminines et des loges mixtes sont apparues, celles-ci restent minoritaires, et il semble l’initiation soit d’abord une affaire d’hommes. Christophe Bourseiller nous dit en effet de son obédience :
Les femmes sont bannies de nos temples. Ce sont les hommes qui dévoilent en ce monde interdit une troublante féminité9.
Et les agapes rituéliques, qui suivent les tenues en sont impactées :
Il s’agit bien entendu d’une assemblée exclusivement masculine. Nous démarrons en conséquence par un apéritif, qu’accompagnent maintes blagues salaces10.
– Certaines loges sélectionnent sur des critères inattendus, comme en témoigne Bourseiller :
Je visite une assemblée d’aristocrates. Pour faire partie de l’auguste compagnie, il est nécessaire de produire une particule. On y glose ainsi sans fin sur la noblesse et ses vertus2.
– Des critères raciaux se rencontrent également, tels ceux que voulait imposer le franc-maçon Albert Pike (1809-1891) dont Oswald Wirth nous rapporte la contribution si importante en maçonnerie :
Il s’est trouvé, de plus, parmi les FF.·.M.·. hauts-gradés, des maçons d’une vaste érudition qui se sont efforcés de tirer le meilleur parti possible des grades qu’ils n’avaient pas inventés. Il n’est que juste de rendre hommage sous ce rapport à la mémoire du F.·.M.·. Albert Pike, qui fut Souverain Grand Commandeur du Suprême Conseil pour la Juridiction Sud des États-Unis de 1859 à 1891. Écrivain de grand talent, ce F.·.M.·. voulut spiritualiser l’Écossisme, en rattachant à chaque grade un profond enseignement initiatique, développé dans un savant ouvrage intitulé : Morals and Dogma11.
Or le racisme est avéré chez cette haute figure de la maçonnerie, comme le dévoile le maçon afro-américain Samuel W. Clark qui publie — en 1906 dans The Colored American Magazine — une déclaration signée Albert Pike, Grand Commandeur du Conseil Suprême, Rite Écossais Ancien et Accepté, Juridiction du Sud, et datée du 13 septembre 1875 :
Les nôtres éludent seulement la question en disant que les maçons nègres sont ici clandestins. La Prince Hall Lodge était une loge aussi régulière que n’importe quelle loge créée par une autorité compétente.
Je pense qu’il n’y a pas de juste milieu entre l’exclusion stricte des Nègres ou la reconnaissance de leur appartenance au reste de la société.
Je ne suis pas enclin à me mêler de cette affaire. Je me suis engagé envers les hommes blancs, pas envers les Nègres. Si je devais accepter des Nègres comme frères ou quitter la maçonnerie, je la quitterais.
Je souhaite que le Rite Ancien et Accepté ne soit pas contaminé, au moins dans notre pays, par la lèpre de l’association nègre12.
Et cette idéologie raciste est promue par bien d’autres figures illustres de la franc-maçonnerie contemporaine :
– Cecil Rhodes (1853-1902) — apôtre de la colonisation britannique, inspirateur de l’apartheid en Afrique du Sud — est initié à Oxford. Ouvertement raciste, il déclare une lettre datant de 1877 :
Je soutiens que nous [les Britanniques] sommes la première race du monde, et que plus nous habitons le monde, mieux c’est pour la race humaine13.
– Jules Ferry (1832-1893) — promoteur de la colonisation française et disciple d’Auguste Comte — est reçu au Grand Orient de France le 8 juillet 1875 dans la loge « La Clémente Amitié ». Plusieurs fois ministre sous la IIIe République, il ne cache pas ses ambitions maçonniques :
Mon but, c’est d’organiser l’humanité sans Dieu et sans roi14.
Organiser l’humanité ? Il faudrait, pour cela, étendre géographiquement la domination de la République acquise à la maçonnerie. Et le 28 juillet 1885, devant l’Assemblée nationnale, ce membre de la Gauche républicaine exhorte les députés à soutenir la colonisation de l’Afrique avec les propos darwinistes et nationalistes suivants :
Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures […]
Il faut autre chose à la France : qu’elle ne peut pas être seulement un pays libre, qu’elle doit aussi être un grand pays exerçant sur les destinées de l’Europe toute l’influence qui lui appartient, qu’elle doit répandre cette influence sur le monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son drapeau, ses armes, son génie15.
Les courants nationalistes et fascistes
Si le fait d’aimer son pays et d’être prêt à le défendre relève de la loi naturelle, en revanche, lui vouer un culte — comme à une divinité — manifeste une corruption. Or, la Révolution de 1789 entre en guerre contre la religion catholique déclarée « fanatique », et tente de lui substituer le culte de la Nation/Patrie. Ainsi inocule-t-elle au monde le germe de l’idéologie nationaliste en même temps que ceux du libéralisme et du socialisme16.
Et le très nationaliste culte religieux de la patrie est effectivement ce que des loges préconisent à la fin du XIXe siècle et au début du XXe avec Oswald Wirth :
Les Loges […] doivent être des foyers d’éducation démocratique. C’est dans leur sein que doit se former le sacerdoce de la religion républicaine, car la Patrie, la Chose publique (Res publica) est digne d’un culte, qu’il appartient aux Francs-maçons d’instituer17.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de retrouver des francs-maçons en soutien à Benito Mussolini, cet instituteur qui a été directeur du quotidien du Parti Socialiste Italien, et qui fonde ensuite le Parti National Fasciste. Ne tient-il pas par ailleurs des propos émancipateurs à consonance maçonnique ?
Nous avons déchiré toutes les vérités révélées, craché sur tous les dogmes, repoussé tous les paradis, bafoué tous les charlatans — blancs, rouges, noirs — qui mettent dans le commerce les drogues miraculeuses pour donner le bonheur au genre humain.
Nous ne croyons pas aux programmes, aux schèmes, aux saints, aux apôtres ; surtout, nous ne croyons pas au bonheur, au salut, à la terre promise […]
Revenons à l’individu. Nous appuyons tout ce qui exalte, amplifie l’individu, lui donne plus de bien-être, de liberté, une plus grande latitude de vie ; nous condamnons tout ce qui déprime, mortifie l’individu.Deux religions se disputent aujourd’hui la domination des esprits et du monde : la noire et la rouge. De deux Vaticans partent aujourd’hui les encycliques : celui de Rome et celui de Moscou. Nous sommes les hérétiques de ces deux religions18.
Et en 1922, Mussolini revendique cette dimension religieuse (mais sans dieu) du fascisme :
Le fascisme est une croyance qui atteint le niveau d’une religion19.
Dans sa lettre du 12 octobre 1936 à René Schneider, le grand initié René Guénon affirme que Mussolini appartenait lui-même à la maçonnerie :
Il n’en est d’ailleurs pas moins vrai qu’il [Mussolini] était Maçon, et même, détail amusant, la chemise noire avec laquelle il fit son entrée à Rome lui avait été offerte par les Loges de Bologne20.
De fait, tout au long de sa marche conquérante, Mussolini est soutenu par des maçons. Fulvio Conti le confirme dans son livre Franc-maçonnerie et pratiques politiques en Italie pendant la première moitié du XXe siècle :
La présence en mars 1919, à Milan, de nombreux maçons du Palazzo Giustiniani sur la place du Saint-Sépulcre au moment où sont lancées les bases des Faisceaux italiens de combat est prouvée et il est également certain qu’à l’occasion de la marche sur Rome ou à d’autres occasions, il n’a pas manqué de loges ou de simples affiliés à la maçonnerie montrant une adhésion au fascisme et un solide soutien au projet de Mussolini21.
Plus encore, le Grand Orient d’Italie participe à l’établissement du fascisme, reconnaît son Grand-Maître Domizio Torrigiani :
L’attachement du Grand Orient d’Italie à n’avoir aucune confrontation avec Mussolini est clair : sa position est marquée par l’indulgence et la participation active en 1919 1920 lorsque, comme l’admet Torrigiani, « elle donna vie et alimenta ce mouvement dans sa phase initiale avec des noyaux de frères de haut niveau »22.
Ainsi un maçon italien aussi illustre que le mathématicien, philosophe et ésotériste Arturo Reghini, soutient-il activement le régime fasciste parce qu’anti-catholique :
L’intolérant fanatisme catholique ne trouvera aucune complicité au sein du gouvernement. C’est pourquoi, en tant qu’italiens et Libres Maçons, nous donnons notre accord à Benito Mussolini. C’est un grand « bâtisseur », qui doit donc, par essence, se trouver d’accord avec les bâtisseurs que nous sommes23.
Reghini ne peut d’ailleur retenir son enthousiasme d’initié nationaliste à l’avénement du fascisme :
Aujourd’hui l’Italie va se rétablir. Les vertus antiques ré-affleurent. Le sol sacré de la Patrie exprime les superbes légions fascistes qu’aimait Auguste ; les masses vont guérir de la maladie asiatique [le christianisme (NDLR)]. Roma locuta est… Et en vérité, le peuple saura vivre d’une manière austère, vertueuse, si le Duce a foi et révérence romaines pour les Dieux de la Patrie24.
Plus tard, l’occultiste Julius Evola rapporte qu’au sein du groupe Ur, il organise avec Reghini des « chaînes magiques » qui sont autant de cérémonies occultes destinées à accentuer, par influence spirituelle, le caractère païen anti-chrétien du régime de Mussolini :
En ce qui concerne le « groupe Ur », je mentionnerai enfin que l’on a également tenté de créer une « chaîne » par le biais de pratiques collectives. […]
En termes de finalité, le plus immédiat était l’éveil d’une puissance supérieure pour servir d’aide au travail individuel de chacun, puissance dont chacun pourrait éventuellement se servir.
Mais il y avait aussi un objectif plus ambitieux, à savoir l’idée qu’une véritable influence d’en haut pouvait être greffée sur le type de corps psychique qui devait être créé par l’évocation. Dans ce cas, la possibilité d’exercer, dans l’ombre, une action même sur les forces prédominantes dans l’environnement général de l’époque n’aurait pas été exclue.
Quant à l’orientation de cette action, les principaux points de référence auraient été plus ou moins ceux de l’impérialisme païen et des idéaux « romains » d’Arturo Reghini25.
Les bons rapports entre le régime fasciste et le Grand Orient d’Italie cessent en 1924 quand les deux organisations deviennent ennemies. Après les Accords du Latran entre le Saint-Siège et l’État italien, le 11 février 1929, Mussolini modère ses coups contre l’Église, ce qui provoque la défection de nombre de maçons encore soutiens du régime.
Franc-maçonnerie traditionnelle contre franc-maçonnerie moderne
Le maître à penser de la maçonnerie traditionnelle est sans aucun doute l’ésotériste René Guénon (1886-1951). Ses théories ébranlent la maçonnerie du début du XXe siècle :
Si Guénon estime que la maçonnerie moderne transmet bien une initiation authentique quant à la régularité de la « chaîne » dont elle a la succession, en revanche, il en dénonce une dégénérescence d’ordre doctrinal, une dérive rationaliste et matérialiste qui se manifeste lors du passage de la maçonnerie opérative à la maçonnerie spéculative au début du XVIIIe siècle :
Il faut à notre avis, prendre en quelque sorte le contre-pied de l’opinion courante, et considérer la Maçonnerie spéculative comme n’étant, à bien des points de vue, qu’une dégénérescence de la Maçonnerie opérative […]
il y a eu en outre une véritable déviation au début du XVIIIe siècle, lors de la constitution de la Grande Loge d’Angleterre, qui fut le point de départ de toute la Maçonnerie moderne26.
Dans sa loge, Bourseiller rencontre un franc-maçon qui…
… voue un culte exclusif et absolu à René Guénon. Sous sa conduite, je découvre l’œuvre oubliée d’un théoricien au style aride et suranné. Je lis Aperçus sur l’initiation, La Crise du monde moderne, Le Règne de la quantité et le signe des temps, Initiation et réalisation spirituelle, Les États multiples de l’être, Autorité spirituelle et pouvoir temporel27…
Guénon déplore la perte doctrinale dans la franc-maçonnerie moderne, et il note qu’elle s’accompagne de la perte du sens de l’élite à mesure que montent le matérialisme et l’esprit démocratique dans nos sociétés :
L’argument le plus décisif contre la « démocratie » se résume en quelques mots : le supérieur ne peut émaner de l’inférieur, parce que le « plus » ne peut pas sortir du « moins » ; cela est d’une rigueur mathématique absolue, contre laquelle rien ne saurait prévaloir.
Il importe de remarquer que c’est précisément le même argument qui, appliqué dans un autre ordre, vaut aussi contre le « matérialisme » ; il n’y a rien de fortuit dans cette concordance, et les deux choses sont beaucoup plus étroitement solidaires qu’il ne pourrait le sembler au premier abord28.
La critique du monde moderne est encore plus radicale chez Julius Evola, le disciple italien et fasciste de René Guénon. Bourseiller distingue les positions antidémocratiques de ces deux initiés :
L’un et l’autre [Evola et Guénon] se montrent, pour des raisons différentes, très critiques à l’égard de la démocratie.
– Dans le cas d’Evola, le rejet des formes démocratiques va de pair avec l’exaltation des régimes totalitaires, que la Tradition devrait « revivifier ».
– René Guénon estime de son côté que le triomphe du système démocratique témoigne d’une inversion des valeurs. Il défend les « castes naturelles ». Dans les années trente, il va encore plus loin. Il frôle l’extrême droite, dénonce la République et son parlementarisme27.
Et Bourseiller de s’étonner de la circulation des livres de l’occultiste païen Julius Evola dans sa loge :
Qui lui a fait découvrir l’œuvre de Julius Evola ? Quand il me donne Ur et Krur en présentant ce texte comme un bréviaire initiatique, le malaise s’installe.
Comment un franc-maçon, épris de tolérance, peut-il se réclamer tranquillement d’un écrivain des années sombres, qui a cru trouver dans la SS une réponse à « l’embourgeoisement » du national-socialisme29 ?
Le courant maçonnique de la Nouvelle Droite païenne
Mais Bourseiller n’est pas au bout de ses surprises ; il visite un jour…
… une loge étrange, qui constitue la matrice de la dissidence évolienne […] Cette loge d’intellectuels ressemble à s’y méprendre à une annexe de la Nouvelle Droite. Les textes de la revue Nouvelle École y sont d’ailleurs abondamment cités, tandis que le néo-paganisme se voit encensé30.
Effectivement, la Nouvelle Droite (ou GRECE) propage le message maçonnique dans les milieux racistes et anti-chrétiens dits de « tradition indo-européenne » . Alain de Benoist — qui est son chef de fil —, déclare dans l’article « La religion de l’Europe » paru dans sa revue Éléments :
Le monde représente le déploiement de Dieu dans l’espace et dans le temps. La « créature » est consubstantielle au « créateur », l’âme est une parcelle de substance divine. L’esprit païen tisse un lien fondamentalement religieux entre l’homme et le monde, et c’est par cette union créatrice de l’homme au monde que se manifeste la divinité31.
À la façon des maçons, Alain de Benoist s’oppose à l’existence d’une vérité objective pour adhérer au relativisme et à la synthèse des contraires :
Il ne saurait y avoir de vérité unique, ni de désir d’en imposer une, dès lors que l’on refuse l’anthropologie absolutisante produite par l’aberration monothéiste32.
Un auditeur déclare avoir relevé dans mon propos un certain nombre de “contradictions”. J’ai du mal à ne pas éclater de rire. Que lui répondre ? Que le principe d’identité a vécu et que, dans une démarche, il n’y a que les contradictions qui soient fécondes33.
Et Alain de Benoist de déplorer la christianisation de l’Occident :
Pour quelqu’un qui, comme moi, considère que la christianisation de l’Europe, l’intégration du christianisme au système mental européen fut l’événement le plus désastreux de toute l’histoire advenue jusqu’à ce jour […]
Le dieu des chrétiens est mort, mais son cadavre n’en finit pas de se répandre. Sous des noms les plus divers, les valeurs chrétiennes ont tout infecté. 34…
Jacques Marlaud — autre théoricien de la Nouvelle Droite — résume ainsi les objectifs de ce mouvement néopaïen :
Le thème païen à lui seul rassemble et résume tous les autres thèmes de combat de la Nouvelle Droite :
– la critique de l’égalitarisme,
– la redécouverte des sciences de la vie,
– les études indo-européennes,
– l’enracinement,
– la critique du monothéisme biblique,
– le nominalisme,
– la thèse de la guerre culturelle,
– la révolution conservatrice,
– l’anti-américanisme et la mise en valeur de la “psychologie des profondeurs”35.
Ce mouvement ésotériste païen de la Nouvelle Droite perdure aujourd’hui sous plusieurs formes :
– Une forme radicale antichrétienne avec le mouvement Terre et Peuple de Pierre Vial36 (co-fondateur du GRECE, dont il a été Secrétaire général de 1978 à 1984) relayée par la revue Synthèse Nationale de Roland Hélie37. Dans une démarche toute maçonnique de « synthèse des contraires », ce dernier tente « Concilier la tradition et la révolution » en réunissant sous une même banière, fascistes d’obédience evolienne (Dissidence Française), racistes païens (Terre & Peuple), républicains laïcards (Riposte laïque), et « chrétiens » (Civitas).
– Une forme plus policée, destinée à séduire les chrétiens, avec l’Institut Iliade. Ce mouvement particulièrement subversif — fondé par les membres de la Nouvelle Droite : Philippe Conrad, Jean-Yves Le Gallou, Bernard Lugan — propage la pensée maçonnico-païenne d’Alain de Benoist et de Dominique Venner, le profanateur de Notre-Dame de Paris. Et l’Institut de proposer des cycles de formation destinés à sauver la civilisation européenne et à présenter « la critique du monde actuel, en convoquant bien sûr Evola, mais aussi Nietzsche38... » La revue Éléments partage naturellement la promotion de cette courroie de transmission des idées de la Nouvelle Droite :
Parmi les intervenants de ces cycles de formation, de nombreux contributeurs de la revue Éléments : on peut notamment citer Alain de Benoist, Guillaume Travers, Jean-Yves Le Gallou, François Bousquet, Philippe Conrad, Lionel Rondouin, Antoine Dresse (Ego Non), Aristide Leucate, Pierre Le Vigan, Rémi Soulié…
Une grande place est bien évidemment accordée à l’histoire de l’Europe et aux multiples facettes de son identité. Ainsi, des modules sont consacrés à « l’héritage indo-européen », « l’esprit de la Grèce », « l’héritage de Rome », « l’Europe face à l’Occident, deux vues du monde », « le Siècle de 14 »…
Quant aux auteurs étudiés, de Carl Schmitt à Julius Evola en passant par Georges Dumézil, Martin Heidegger ou Ernst Jünger39…
Enfin, quand Bourseiller est promu dans une loge réservée aux hauts grades du Rite écossais ancien et accepté, il y côtoie à nouveau des membres de ce courant dit « traditionnel » païen indo-européen :
Je croise aussi les frères « bruns », les « Indo-Européens » dont les propos m’exaspèrent. À Villiers, ils s’expriment sans crainte d’être contredits40.
Ces loges apparaissent bien éloignées de l’esprit égalitariste républicain et de cette « tolérance » dont la maçonnerie a fait son slogan :
La loge entière laisse transparaître une troublante haine de la démocratie. Selon les frères de l’atelier, le Rite écossais ancien et accepté constitue une réponse organisée à la subversion démocratique. La maçonnerie réhabilite en quelque sorte une forme d’aristocratie.
Il suffit, pour s’en convaincre, de l’observer. Le Suprême Conseil pour la France, qui régit les hauts grades du Rite écossais, n’a jamais été élu. La franc-maçonnerie incarne ainsi une rupture avec l’idéologie des lumières41.
Et Bourseiller de conclure en exprimant son dépit :
Ils lisent Julius Evola… Croient-ils que j’ignore tout de lui ? Ils sont mal tombés. Ils ont introduit le loup dans la bergerie. J’étudie depuis des années l’extrême droite et ses méandres idéologiques. Je lis déjà les revues « traditionalistes » : Totalité, Sol Invictus, Rebis, L’Âge d’or42.
Le chaos des courants qui composent la maçonnerie
Christophe Bourseiller résume alors son impression générale sur l’éclectisme chaotique des personnages et des courants antagonistes qui peuplent la franc-maçonnerie :
La franc-maçonnerie m’apparaît plus que jamais comme une auberge espagnole. On y croise des chanteurs sans talent, des hommes d’affaires occupés à conclure de savants marchandages, des puristes en déshérence, des fascistes qui s’ignorent ou ne s’ignorent pas, des racistes avoués43…
Il est donc clair que maçonnerie favorise un chaos dans la société en promouvant des radicalités ennemies, mais qui prônent toutes l’autonomie de l’homme. Par une artificielle opposition gauche-droite, elle occulte les solutions politiques hors de ce paradigme. Et le cathocisme traditionnel lui-même n’est pas épargné par les assauts des zélateurs de la pensée gnostique de l’homme-dieu.
Un courant particulier : la « gnose chrétienne »
Le christianisme initiatique
Il existe en effet une initiation qui s’est greffée sur le christianisme et dont la maçonnerie se dit héritière, nous dit Oswald Wirth :
Sous des symbolismes différents, le programme reste en effet le même lorsque les Hermétistes enseignent allégoriquement à transmuer le plomb en or, ou que les Rose-Croix des XVIe et XVIIe siècles assimilent au Christ, roi mystique, l’homme régénéré, mort à ses passions, afin de ressusciter dans la pure lumière.
Sans doute, ce Christianisme initiatique n’est pas celui des vulgaires croyants ; mais la maçonnerie, elle aussi, s’élève ou s’abaisse dans la conception de chacun, selon le degré d’initiation conquis effectivement par ses adeptes ; d’où nécessité pour ceux-ci de s’instruire aussi complètement que possible, bien décidés à se défaire de leurs préjugés, à perdre leurs illusions… 44
René Guénon confirme que, loin de s’opposer aux religions traditionnelles, l’ésotérisme s’y superpose, car la symbolique de leurs rituels constitue autant de chemins initiatiques (propices à ce Travail intérieur qui est la troisième phase de l’initiation) :
Il ne faudrait pas oublier que, comme il y a un ésotérisme musulman, il y avait aussi à cette époque un ésotérisme catholique, nous voulons dire un ésotérisme prenant sa base et son point d’appui dans les symboles et les rites de la religion catholique, et se superposant à celle-ci sans s’y opposer en aucune façon ; et il n’est pas douteux que certains Ordres religieux furent fort loin d’être étrangers à cet ésotérisme45.
Contrairement au Grand Orient de France, la Grande Loge Nationale de France — qui dépend de la Grande Loge d’Angleterre — est théiste nous dit Bourseiller :
Le rituel d’ouverture des travaux de Grande Loge est nourri d’influences christiques. Rien de plus normal au demeurant. L’allégeance à la Bible et la croyance en un Dieu révélé constituent officiellement les marques de fabrique de la Grande Loge Nationale Française, qui s’affirme la seule obédience régulière46.
Les gnostiques chrétiens à l’école de Maître Eckhart
Pourtant, dans sa loge — dont il nous a dit précédemment qu’elle était peuplée de disciples du très antichrétien Julius Evola — le christianisme est peu prisé. Aussi Bourseiller entre-t-il en résistance en lisant des « gnostiques chrétiens » comme Maître Eckhart :
Je baigne au quotidien dans une ambiance fort peu judéo-chrétienne. Je demeure pourtant sensibles aux textes sacrés. Je m’intéresse à Maître Eckhart autant qu’à la Kabbale juive […] Maître Eckhart invoque la déité, quand Zohar fait surgir la Skekhina, la présence divine47.
Ce Maître Eckhart (1260-1328), cher aux initiés, est un dominicain allemand chef d’un courant gnostique catholique appelé l’École rhénane. Dans la plus pure tradition gnostique, Eckhart prend des textes bibliques pour les détourner de leur sens littéral ; ainsi l’épisode de Jésus-Christ chassant les marchands du Temple est-il complètement réinterprété.
Pourtant, dans l’Évangile, le Christ donne une explication claire de son acte en dénonçant le trafic des animaux de sacrifice, ainsi que celui des changeurs de devises qui abusaient les Juifs pieux en pèlerinage depuis toutes les principautés d’Orient :
Il trouva dans le temple les vendeurs de bœufs, de brebis et de pigeons, et les changeurs assis.
Ayant fait un fouet avec des cordes, il les chassa tous du temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il dispersa la monnaie des changeurs, et renversa les tables ; et il dit aux vendeurs de pigeons :
« Ôtez cela d’ici, ne faites pas de la maison de mon Père une maison de trafic. »48
Mais dans le périodique royaliste gnostique La Place royale, l’écrivain « catholique » Luc-Olivier d’Algange préfère l’explication extravagante de Maître Eckhart, pour lequel les chrétiens — qui font des efforts pour mériter le Ciel — incarnent précisément ces Marchands du Temple stigmatisés par Jésus :
Prêtez-moi attention ! Je ne veux parler maintenant que des gens de bien.
Cependant je veux cette fois indiquer qui étaient et sont encore ces marchands qui achetaient et vendaient ainsi, et le font encore, que Notre Seigneur chassa et mit dehors. Et il le fait encore à l’égard de tous ceux qui achètent et qui vendent dans ce temple : il ne veut y laisser aucun d’eux.
Voyez, ce sont tous des marchands, ceux qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et qui accomplissent leurs bonnes œuvres pour l’honneur de Dieu, telles que jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes œuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange et que Dieu fasse en échange quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l’autre et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur49.
Les gnostiques chrétiens à l’école de Julius Evola
Ajoutons que nombre de catholiques — sont-ils initiés ou instrumentalisés par des initiés ? — peuplent les revues dont Bourseiller nous avoue faire la lecture dans la section précédente. Ces revues font chacune constamment référence à Julius Evola, dont nous rapportons ici une profession de foi digne d’un grand initié :
Nous professons et défendons […] la froide, positive, dure science et puissance de l’initiation, de la magie, de la réalisation païenne […]
Le monde doit être nettoyé, doit être restitué à l’état pré-chrétien […]
– cet état où il n’existe pas des « choses » ni des « formes », mais des pouvoirs ;
– dans lequel la vie est une aventure héroïque à tout instant, faite d’actes, de symboles, de commandements, de gestes magiques et rituels […]
Ceci est notre vérité, et ceci est le seuil de la grande libération : la cessation de la foi, la libération du monde à l’égard de Dieu.
Aucun « ciel » ne gravitera plus sur la terre, aucune « providence », aucune « raison », aucun « bien » ni « mal », fantôme d’hallucinés, pâles évasions d’âmes pâles.
Notre Dieu peut être celui aristocratique des Romains, le Dieu des patriciens que l’on prie debout et la tête haute, et celui qu’on porte en tête des légions victorieuses — non le patron des misérables et des affligés que l’on implore aux pieds du crucifix, dans la défaite de tout son esprit50.
Feuilletons ces revues mentionnées par Bourseiller comme évoliennes pour en savoir plus (les liens hypertextes permettront au lecteur de découvrir les noms de ceux qui y participent dans les années 1990) :
L’Âge d’Or, Spiritualité et Tradition. L’article explicatif « Pourquoi l’Âge d’Or ? » fait l’éloge d’une tradition spirituelle qui dépasse toutes les religions :
Le déclin des églises et des idéologies encourage la quête d’un nouvel horizon spirituel.
À cette indispensable recherche, deux maîtres à penser ont ouvert la voie dès la première moitié de ce siècle. René Guénon (1886-1951) et Julius Evola (1898-1974) ont dégagé, à la lumière d’une minutieuse analyse comparative, le dénominateur métaphysique commun à toutes les formes traditionnelles, le patrimoine mythologique que partagent toutes les religions, légendes de partout et symboles de toujours, toile de fond sur laquelle se déroule l’histoire spirituelle de la planète51.
Rebis, Sexualité et Tradition. Dans les années 90 — outre la promotion de Julius Evola à tous les numéros —, cette revue exhalte un thème cher à la Tradition initiatique : l’androgynat (N’a-t-on pas là la figure de l’unité des sexes opposés, de l’unité des contraires ?) On y lit, dans le plus pur charabia pseudo-savant de la Tradition gnostique :
« Rebis » défend une révolution sexuelle prenant sa source dans les principes traditionnels. Cette révolution doit permettre de réintégrer la sexualité dans le domaine de la transcendance. En parlant d’homme absolu et de femme absolue, nous désirons réactiver l’indispensable polarité qui doit présider aux rapports érotiques. En proposant des types humains, nous voulons réorienter les hommes et les femmes d’aujourd’hui, en proie au vertige de la décadence. En redéfinissant, à la lumière des enseignements de la Tradition, les caractéristiques de la virilité et de la féminité, nous entendons sauver la femme dans la femme, pour parler comme Nietzsche, et réhabiliter l’homme dans l’homme.
Enfin, il faut que le lecteur sache que le titre « Rebis » désigne l’androgyne hermétique, mariage du Roi et de la Reine, signe de totalité et preuve que l’union des pôles ne signifie pas leur neutralisation — au contraire, plus la virilité se prononce, plus la féminité correspondante s’accuse, et inversement52.
Tradition (Lettre d’information du cercle Sol Invictus), dont le rédacteur en chef est Arnaud Guyot-Jeannin et le directeur de publication Christophe Levallois.
Les correspondants ou intervenants sont Luc-Olivier d’Algange, Jean Borella, Serge de Beketch. Tous ces noms apparaissent en compagnie du païen antichrétien du GRECE Alain de Benoist, ainsi que de Jean Phaure dont Wikipedia nous dit qu’il revendique le titre fantaisiste de « Supérieur Inconnu Initiateur de l’Ordre martiniste ».
Ces chrétiens affichés ont-ils été abusés ? Sont-ils imprudents ? Ou sont-ils des initiés promoteurs de la gnose traditionnelle de Guénon et d’Evola ?
Une démarche logique dans le parcours initiatique guénonien du Travail intérieur
La dernière explication n’est pas à exclure. En effet, pour René Guénon, le Travail intérieur — dont nous avons vu qu’il constitue la troisième phase de l’initiation — ne peut s’opérer qu’en pratiquant une religion traditionnelle (catholicisme, islam, hindouisme…) et en méditant sur la symbolique cachée de son rituel.
Aussi ne faut-il pas s’étonner de croiser lors des messes de saint Pie V, d’authentiques initiés. Au besoin, on les verra fustiger le modernisme de Vatican II qui détruit le rituel traditionnel, support de leur chemin initiatique53.
Et certains authentiques zélateurs d’une gnose chrétienne, comme Alain Pascal, parviennent toujours à faire illusion. En effet, dans son livre La trahison des initiés, il met les lecteurs catholiques en confiance avec une condamnation très dure de la franc-maçonnerie. Cependant, une lecture attentive permet de comprendre que les reproches adressés à la maçonnerie ne portent pas sur sa religion de l’homme-dieu, sur sa promotion de l’autonomie de l’homme, mais sur le fait qu’elle aurait trahi la « bonne initiation » traditionnelle et serait, de fait, décadente. Logiquement, il se réclame de ces authentiques défenseurs de l’Initiation que sont Guénon et d’Evola :
Si j’avais à réécrire ce livre, je serais beaucoup moins modéré, car la situation s’est considérablement aggravée. La Franc-Maçonnerie n’a presque plus rien d’initiatique, elle est devenue une mafia politique agissant au niveau mondial54 […]
Le lecteur, et l’initié, comprendront qu’il nous fallait ouvrir son procès, puisque les francs-maçons sont directement responsables des Temps modernes et de leur échec. En devenant laïque, rationaliste et athée, la Franc-Maçonnerie a rompu avec toutes les traditions, y compris la sienne. En effet, dès lors que « la maçonnerie a été liée à la philosophie des Lumières, à l’encyclopédisme, au rationalisme », elle a servi l’opposé de sa « tradition symbolique et rituelle ». Dès lors qu’elle est devenue une association a but politique, son exercice des rites n’est plus que « parodie, singerie » accuse GUÉNON (dans Aperçus sur l’initiation, p. 84 et 85). Pour ce Grand Initié, l’infiltration des « idées philosophiques et rationalistes », de même que « la pénétration des idées démocratiques dans les organisations initiatiques occidentales » représentent « une erreur individuelle » et « une contradiction pure et simple » [… ] Analyse confirmée par Julius Evola […]55.
Conclusions et actualité de l’offensive gnostique chez les catholiques
Une question demeure : où ces chrétiens disciples de Guénon, et d’Evola ont-ils été initiés ? Nous avons vu la réponse de René Guénon dans la première partie de cette étude : pour recevoir une initiation valide — avec « l’influence spirituelle » qui lui est associée —, celle-ci ne peut être transmise qu’au sein d’ « organisations traditionnelles ». Or, « si déchues qu’elles soient […] il n’y en a que deux […] le Compagnonnage et la Maçonnerie 56 ». Les chrétiens initiés l’ont donc forcément été dans une loge.
D’une façon générale, la pression des milieux initiatiques et païens est forte pour pénétrer les mouvements catholiques. Academia Christiana en fait l’expérience comme en témoigne son livre Bréviaire pour une génération dans l’orage, recueil de textes spirituels et politiques pour nourrir les militants de la reconquête. Si celui-ci ne contient pas d’erreur rédhibitoire, plusieurs auteurs appartiennent à la Nouvelle Droite — Alain de Benoist, Dominique Venner, Xavier Eman, Guillaume Travers, Jean de Juganville, tous rédacteurs à Éléments — comme s’il s’agissait d’accoutumer les catholiques à ces noms et à leurs références. Le magazine catholique L’Homme Nouveau s’étant étonné de la présence dans cet ouvrage de références à Julius Evola et au fasciste espagnol José-Antonio Primo de Rivera, le Vice-président d’Academia Christiana (Julien Langella) a réclamé un droit de réponse pour le moins ambigu et embarrassé :
Nous voulons […] puiser franchement avec nos mains dans ces expériences passées de résistance à la modernité : contre-révolution, catholicisme social, proudhonisme, distributisme, fascisme italien, national-syndicalisme espagnol [le mouvement fasciste de la Phalange de Primo de rivera], localisme et écologie politique, pour en extirper, de l’ivraie, le bon grain prompt à bourgeonner57.
Si l’on prend la définition classique de la modernité comme « l’art de se passer de l’être souverainement intelligent, de la Divinité, dans la formation et la conservation de l’univers, dans le gouvernement de la société, dans la direction même de l’homme58» alors nous avons vu que le proudhonisme et le fascisme italien font bien partie de la modernité, de même que la Phalange espagnole de Primo de Rivera. On voit mal comment convoquer l’occultiste Evola, Proudhon l’ami de Satan et les fascistes pour aider à la restauration d’une société traditionnelle chrétienne.
L’unité maçonnique réalisée grâce à l’impératif devoir de tolérance
Par delà les oppositions, la tolérance
Comment une maçonnerie, présentant des courants de pensée aussi opposés, résiste-t-elle à l’éclatement ? En réalité, les loges sont indépendantes et ne peuvent ni se juger, ni se condamner nous dit Oswald Wirth :
Un groupe de Loges ne peut légiférer que pour son propre compte et n’a pas le droit de juger d’autres groupes analogues. Qui condamne autrui se condamne soi-même, en s’excluant de l’universalité : c’est là une loi nécessaire, bien que trop souvent méconnue, de la pure et authentique franc-maçonnerie59.
La tolérance des idées des autres initiés constitue en effet un impératif nécessaire à l’unité maçonnique :
Nous devons nous élever au dessus des divisions, pour communiquer entre nous, par l’effet de cette mutuelle tolérance, en dehors de laquelle il n’y a pas de franc-maçonnerie60.
Du reste, la doctrine maçonnique se place au dessus des oppositions qui ne sont que deux aspects de la même unité cosmique :
Sous la multiplicité des apparences extérieures infiniment variées, se cache une réalité intérieure, dont l’attribut essentiel est l’unité. C’est ce qui a fait dire aux anciens : ευ τo παν, un-le-tout. Ils concevaient une substance unique, dissimulée sous les aspects constamment diversifiés de la matière. […] C’est dans la mesure où nous nous rattachons à l’Unité fondamentale des êtres et des choses que nous sommes plus ou moins immortels61.
Aussi, quelles que soient leurs oppositions, de l’extrême gauche à l’extrême droite, les francs-maçons sont tous frères et jurent de s’entraider. Telle est la règle que s’efforce de suivre Bourseiller :
N’ai-je pas juré lors de l’initiation de défendre à tout crin les valeurs de la fraternité62 ?
Une d’unité maçonnique transcendant les clivages
Un exemple historique de « fraternité maçonnique » transcendant les oppositions droite/gauche est l’appel aux députés maçons à rentrer dans les rangs lors de la séance parlementaire du 23 juin 1899. Ce jour là, quand M. Waldeck-Rousseau présente à la Chambre son gouvernement de défense républicaine. Une hostilité générale se manifeste dans l’hémicycle. En plein cœur d’un débat houleux, l’ancien ministre et député franc-maçon Henri Brisson, alors président de la Chambre des députés, du haut de la tribune lance le signal de détresse des maçons. Cette intervention permet au nouveau gouvernement d’obtenir les suffrages de l’Assemblée nous rapporte le journal La Croix Supplément, qui se fait écho de cet événement :
LE SIGNE DE DÉTRESSE
Tout le monde, à la Chambre, a été frappé du revirement subit que l’intervention de M. Brisson a produit dans les dispositions d’un grand nombre de députés radicaux et socialistes. Que s’est-il donc passé ?
M. Brisson a fait, à plusieurs reprises, le signe de détresse maçonnique, et tous les députés maçons ont obéi.
Voici, d’ailleurs, la déclaration qu’un député républicain, très estimé dans son parti, a fait à un rédacteur de l’Événement :
« Au lendemain du jour où parut la liste du Cabinet Waldeck-Galliffet-Millerand, il ne se serait pas trouvé cent voix à la Chambre des députés pour lui accorder une confiance quelconque.
Les membres de l’extrême-gauche, radicaux-socialistes, socialistes purs et révolutionnaires, étaient les plus exaltés contre l’étrange mixture qui représentait le gouvernement.
Cette impression se prolongea du commencement de la séance jusqu’à la dernière demi-heure des débats. M. Mirman, dans son éloquent discours, avait écrasé le ministère, et M. Waldeck-Rousseau n’avait pu prendre le dessus avec sa harangue glacée de pasteur anglican.
Mais voici que le parti radical donne à fond. M. Brisson monte à la tribune.
Alors un spectacle curieux est offert à ceux qui savent le comprendre. M. Brisson adjure avec véhémence ses collègues radicaux de soutenir le Cabinet et cinq fois (on les a comptées) il fait le signal d’appel maçonnique qui n’est permis qu’aux grands chefs et dans les occasions les plus graves.
L’effet est produit : tous les radicaux dissidents se rallient. Pelletan, Decker-David, Zévaès, qui s’étaient montrés, quelques heures auparavant, si ardents contre le Cabinet, déclarent qu’ils s’abstiendront ; les autres radicaux et socialistes accordent leur confiance. » 63
De tels signaux de ralliement existent, comme l’enseigne Oswald Wirth dans cet extrait du « Cathéchisme interprétatif du grade de Maître » :
D. Quel est le signe adopté par les Maîtres pour se reconnaître ?
R. C’est le geste d’horreur qu’ils ne purent réprimer en découvrant le cadavre d’Hiram.D. Ont-ils un autre signe, dont ils ne doivent pas abuser ?
R. Oui, le signe de détresse, réservé pour les cas d’extrême danger. Il s’exécute les doigts entrelacés et les mains renversées sur le sommet de la tête, au cri de « À moi les E… de la V… » [À moi les enfants de la Veuve (NDLR)].D. Ce signe n’a-t-il pas une variante ?
R. Il peut s’exécuter d’une seule main, placée, fermée sur la tête, puis ouverte doigt par doigt en prononçant Sem, Cham, Japhet !D. Quelle est la veuve dont les maçons se disent les fils ?
R. C’est Isis, personnification de la Nature, la mère universelle, veuve d’Osiris, le dieu invisible qui éclaire les intelligences59.
Christophe Bourseiller confirme que les francs-maçons se retrouvent dans les partis de tous bords, ce qui ne les empêche nullement d’être unis :
Un coup de maillet intime soudainement le silence. À nouveau, un cérémonial s’accomplit. Nous buvons « à la santé du président de la République et de tous les chefs d’État qui protègent la franc-maçonnerie »… Profane et sacré s’entremêlent en une valse curieuse. Certains frères de la Grande Loge Nationale Française ne cachent pas leurs sympathies pour la droite. Or le président de la République n’est autre que le socialiste François Mitterrand64.
La méthode maçonnique : Ordo ab chao, ou Solve et coagula
La dialectique des oppositions comme outil du « progrès »
Peu importe que ces hommes, quand ils sortent de leurs réunions en loge, appartiennent à des partis politiques ou même à des pays antagonistes. Une fois embrigadés, ils auront en commun certains principes qui feront que, tout en se combattant, ils collaboreront au Grand-Œuvre, autrement-dit à l’édification de la civilisation maçonnique mondiale. Une telle façon de procéder est efficace. Elle a fait ses preuves : cela s’appelle la Dialectique. Oswald Wirth explique :
Deux est le nombre du discernement, qui procède par analyse, en établissant des distinctions incessantes, sur lesquelles rien ne saurait se baser. L’esprit qui refuse de s’arrêter dans cette voie se condamne à la stérilité du doute systématique, à l’opposition impuissante, à la contestation perpétuelle…
Deux révèle Trois et le Ternaire n’est qu’un aspect plus intelligible de l’Unité.
La Tri-Unité de toutes choses est le mystère fondamental de l’Initiation intellectuelle.
Le maçon, qui pare sa signature de trois points en triangle ∴ donne à entendre qu’il sait ramener par le Ternaire le Binaire à l’Unité.
Si réellement il s’est élevé à la hauteur du point qui domine les deux autres, il ne se perdra jamais en de vaines discussions, car il percevra sans difficulté la solution qui se dégage d’un débat contradictoire. Jugeant de haut sans le moindre parti pris et en toute liberté d’esprit, il fera la lumière du choc de l’affirmation et de la négation 65.
Voilà qui est clair : de deux thèses (ou de deux pôles) opposées, on utilise la résultante qui fera avancer la cause 66. Comment ne pas reconnaître ici une machine à éradiquer les universaux (le Beau, le Vrai, le Bien) ?
– En effet, dans ce système, l’opposition Bien/Mal disparaît au profit d’une morale glissante en constante évolution : La synthèse fraîchement dégagée par le consensus du groupe deviendra la thèse combattue par une nouvelle antithèse qui gauchira encore plus le futur consensus.
– De même, l’opposition Vrai/Faux perd toute objectivité, mais devient relative au consensus de l’assemblée, avec un corollaire : il n’y a pas de vérité ; aussi est-il inutile de la chercher.
Il ne faut donc pas s’étonner que cette même dialectique thèse-antithèse-synthèse soit aujourd’hui présentée aux lycéens et aux étudiants comme le seul système de pensée possible, et comme un plan obligé des dissertations. L’approche classique est beaucoup plus rationnelle, qui consiste, à la manière thomiste, à dresser l’inventaire des positions sur un sujet. Puis, si des positions se contredisent alors on tente, soit de déterminer l’erreur, soit de lever le paradoxe en faisant des distinctions.
La filiation maçonnique de l’idéologie marxiste
On aura noté, l’analogie profonde de l’approche maçonnique avec l’idéologie marxiste. Dans le livre Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’Histoire, le socialiste Jean Jaurès revendique cette filiation avec les systèmes philosophiques maçonniques de Kant 67 et de Hegel 68 (considérés comme tels par la maçonnerie) :
Pour Kant, vous le savez tous, le problème philosophique consiste expressément à trouver la synthèse des affirmations contradictoires qui s’offrent à l’esprit de l’homme :
– l’univers est-il limité ou infini ?
– le temps est-il limité ou infini ?
– la série des causes est-elle limitée ou infinie ?
– tout est-il soumis à l’universelle et inflexible nécessité, ou y a-t-il une part pour la liberté des actions humaines ?
Autant de thèses et d’antithèses, de négations et d’affirmations, entre lesquelles hésite l’esprit.
– L’effort de la philosophie kantienne est tout entier dans la solution de ces contradictions, de ces antinomies fondamentales.
– Enfin, c’est Hegel qui vient donner la formule même de ce long travail, en disant que la vérité est dans la contradiction : ceux-là se trompent, ceux-là sont les jouets d’une logique étroite, illusoire, qui affirment une thèse sans lui opposer la thèse inverse.
[…] Je crois inutile de rappeler aux adeptes de la doctrine de Marx, que Marx a été le disciple intellectuel de Hegel : il le déclare lui-même, il le proclame dans son introduction du « Capital » (et Engels, depuis quelques années, semble, par cette pente qui porte l’homme qui a longtemps vécu à revenir vers ses origines, s’appliquer à l’étude approfondie de Hegel lui-même).Il y a une application saisissante de cette formule des contraires, lorsque Marx constate aujourd’hui l’antagonisme des classes, l’état de guerre économique, opposant la classe capitaliste à la classe prolétarienne […] Selon la vieille formule d’Héraclite que Marx se plaît à citer :
« La paix n’est qu’une forme, qu’un aspect de la guerre ; la guerre n’est qu’une forme, qu’un aspect de la paix. »
Il ne faut pas opposer l’une à l’autre : ce qui est lutte aujourd’hui est le commencement de la réconciliation de demain. La pensée moderne de l’identité des contraires se retrouve encore dans cette autre conception admirable du marxisme : L’humanité a été jusqu’ici conduite pour ainsi dire par la force inconsciente de l’histoire […]Eh ! bien, je demande si l’on ne peut pas, si l’on ne doit pas, sans manquer à l’esprit même du marxisme, pousser plus loin cette méthode de conciliation des contraires, de synthèse des contradictoires, et chercher la conciliation fondamentale du matérialisme économique et de l’idéalisme appliqué au développement de l’histoire 69.
À la lecture du texte précédent, on ne peut s’empêcher de penser que le socialisme s’est approprié la dialectique maçonnique, l’a systématisée et interprétée d’une manière particulière et exclusive.
En proclamant l’identité des contraires, l’homme s’affranchit du Beau, du Bien et du Vrai que la réalité manifeste pourtant à son intelligence, mais qu’il refuse. Se posant désormais comme artisan de ses propres universaux, l’homme devient autonome et divin, ce que Marx revendique explicitement :
La philosophie [des Lumières] ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : « en un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! » Et cette devise elle l’applique à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême. Elle ne souffre pas de rival70.
Notons au passage la ressemblance des pensées maçonnique et socialiste par leurs caractères messianique, prométhéen et holiste. Soulignons aussi leur objectif commun : l’unité et l’autonomie de l’humanité.
Cependant, si dans les lignes précédentes Jaurès résume le terme de la dialectique marxiste, nous ignorons encore celui de la dialectique maçonnique.
La devise Ordo ab Chao et le terme de la dialectique maçonnique
Une « direction invisible » qui utilise le chaos généré par les oppositions pour établir un ordre nouveau
Voici qui va nous éclairer. Commentant la devise maçonnique Ordo ab Chao (L’Ordre à partir du Chaos), l’illustre franc-maçon René Guénon révèle que des organisations opposées sont en réalité utilisées comme de la « matière » par de « hauts initiés » pour les faire concourir au Grand-Œuvre :
Nous mentionnerons encore, sans y insister outre mesure, une autre signification d’un caractère plus particulier, qui est d’ailleurs liée assez directement à celle que nous venons d’indiquer en dernier lieu, car elle se réfère en somme au même domaine : cette signification se rapporte à l’utilisation, pour les faire concourir à la réalisation du même plan d’ensemble, d’organisations extérieures inconscientes de ce plan comme telles, et apparemment opposées les unes aux autres, sous une direction « invisible » unique, qui est elle-même au-delà de toutes les oppositions.
En elles-mêmes, les oppositions, par l’action désordonnée qu’elles produisent, constituent bien une sorte de « chaos » au moins apparent ;
– mais il s’agit précisément de faire servir ce « chaos » même en le prenant en quelque sorte comme la « matière » sur laquelle s’exerce l’action de l’« esprit » représenté par les organisations initiatiques de l’ordre le plus élevé et le plus « intérieur » à la réalisation de l’« ordre » général,
– de même que, dans l’ensemble du « cosmos », toutes les choses qui paraissent s’opposer entre elles n’en sont pas moins réellement, en définitive, des éléments de l’ordre total71.
Si les mots ont un sens, cela s’appelle de la manipulation, mais à l’échelle des continents et des peuples. Le résultat de ces manœuvres, soigneusement cachées au profane, sera la création d’une domination mondiale par un « peuple nouveau », comme l’ambitionne le texte fondateur de la maçonnerie moderne, le Discours de Ramsay (1737) :
Nos ancêtres les Croisés [comprenons : les Templiers (NDLR)] voulurent réunir dans une seule fraternité les sujets de toutes les nations. Quelle obligation n’a-t-on pas à ces hommes supérieurs qui ont imaginé un établissement dont le but unique est la réunion des esprits et des cœurs, pour les rendre meilleurs et former dans la suite des temps une nation spirituelle où, sans déroger aux divers devoirs que la différence des états exigent, on créera un peuple nouveau qui, en tenant de plusieurs nations, les cimentera par les liens de la vertu et de la science72.
Et cette domination sera totalitaire (la devise Ordo ab Chao laisse sur ce point peu de doute) : après le désordre, savamment provoqué sur les plans national et international — désordre obtenu grâce à l’affrontement des idéologies contraires favorisées par la maçonnerie —, viendra la remise en ordre qui sera terrible…
Le pouvoir sans autorité, ou la mécanique totalitaire
La philosophe Hannah Arendt revient sur la distinction classique entre pouvoir et autorité :
La source de l’autorité dans un gouvernement autoritaire est toujours une force extérieure et supérieure au pouvoir qui est le sien ; c’est toujours de cette source, de cette force extérieure qui transcende le domaine politique, que les autorités tirent leur « autorité », c’est-à-dire leur légitimité, et celle-ci peut borner leur pouvoir […]
L’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté73.
En effet, dans une société traditionnelle l’autorité légitime son pouvoir par le respect de l’ordre transcendant, tacite ou explicite, de la loi naturelle, laquelle implique de conduire les subordonnés à leur fin : accomplir leur nature d’animal rationnel, agir selon la raison, soit agir vertueusement. Ainsi l’autorité protège-t-elle le droit naturel et les libertés associées des gouvernés ; c’est d’ailleurs sa raison d’être. Risquer une dérive arbitraire en violant ce droit naturel expose donc le pouvoir à une perte de légitimité, et il existera toujours une Antigone pour le signifier au tyran.
Or le paradigme des sociétés gnostiques repris par la maçonnerie est l’immanence — soit l’affranchissement de toute loi transcendante —, d’où la disparition de l’autorité dans les sociétés modernes. Le pouvoir n’étant plus borné, il peut désormais croître sans limites, et plus aucun recours n’est possible aux gouvernés, car rien ne saurait surpasser la volonté des « représentants du peuple », que ceux-ci soient élus ou auto-proclamés.
Aussi la religion gnostique de l’homme-dieu — ainsi que ses filles : les idéologies libérale, nationaliste et socialiste — conduit-elle mécaniquement au totalitarisme. C’est ce qu’établit le philosophe politique Eric Voegelin qui a bien étudié les racines gnostiques des sociétés modernes :
Le totalitarisme, défini comme le gouvernement existentiel des activistes gnostiques, est la forme ultime d’une civilisation progressiste74.
De fait, les révolutions de l’Âge moderne présentent toutes plus ou moins ces dérives totalitaires et génocidaires : on songe par exemple à la Terreur de la Révolution française libérale, à la révolution nationale-socialiste allemande, ou aux révolutions communistes russe, cambodgienne ou chinoise…
Même si elle manifeste par ailleurs un certain agnosticisme, Hannah Arendt doit reconnaîre :
Je suis parfaitement sûre que toute cette catastrophe totalitaire ne serait pas arrivée si les gens avaient encore cru en Dieu, ou plutôt en l’Enfer, s’il y avait encore eu ces références ultimes75
Démasquer l’adversaire pour restaurer la société traditionnelle chrétienne
Rejetant les traditionnelles monarchies de droit divin fondées sur la soumission du souverain à la loi naturelle voulue par le Créateur, les États modernes donnent aux peuples l’illusion d’un choix en ne leur présentant que trois options possibles, trois idéologies : libéralisme, nationalisme et socialisme. Nous avons vu que les idéologies ont été crées — sinon favorisées — par la maçonnerie comme autant de religions séculières prônant toutes l’idéal gnostique de l’homme-dieu. Au sein des loges, les tenants de ces idéologies ennemies se fréquentent et s’acceptent au nom d’un devoir de tolérance des idées. À l’extérieur, elles enrôlent les peuples et s’affrontent, provoquant le chaos par des guerres et des révolutions. La finalité avouée est la disparition des sociétés traditionnelles hétéronomes pour instaurer un nouvel ordre mondial autonome réputé apporter le bonheur à l’humanité. Cette révolution s’opèrera à l’insu des peuples, dans les loges, par une action coordonnée à l’échelle mondiale pour influencer les politiques des États et renverser les dirigeants récalcitrants.
Mais la victoire des initiés sera totale lorsque les catholiques — et surtout les catholiques de tradition — adhèreront au projet gnostique. Ces derniers seront enrôlés pour défendre les « traditions européennes » dans des alliances avec les gnostiques païens et les gnostiques chrétiens disciples des grands initiés Guénon et Evola promoteurs d’une franc-maçonnerie traditionnelle.
Nous conclurons cette étude avec la bulle In Eminenti du pape Clément XII qui condamne la franc-maçonnerie dès 1738, en notant au sujet du secret maçonnique que si…
… [les francs-maçons] ne faisaient point de mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière.
- Christophe Bourseiller, Un maçon franc, récit secret, Éditions Alphée, Monaco, 2010, p. 36.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 79.↩↩
- Jacques Mitterand (Grand Maître du GODF), Bulletin du centre de documentation du Grand Orient de France, N° 46-47 Juillet-Octobre 1964, p. 7-8.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 81-82.↩
- Oswald Wirth, La franc-maçonnerie rendue intelligible ses adeptes, sa philosophie, son objet, sa méthode, ses moyens, tome III (Le livre du Maître), Dervy, Paris, 1977, p. 107-108.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 42, 46-47.↩
- « Prince des nuées » : expression employée par Adrien Loubier dans Groupes réducteurs et noyaux dirigeants. Il désigne ces personnages, brillants en paroles dans les sociétés de pensée, maîtres dans l’élaboration de mondes imaginés, mais inaptes dans la vie et haineux d’un réel qui ne les reconnaît pas.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 59.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 49.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 74.↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 233.↩
- Albert Pike, cité par Samuel W. Clarck, Colored American Magazine, « The Negro Mason in Equity », Volume X, N° 2, February 1906, p. 140.↩
- Cecil Rhodes, lettre de 1877 citée par John Gilbert Lockhart, Christopher Montague Woodhouse dans Cecil Rhodes : The Colossus of Southern Africa Macmillan, 1963, p. 56.↩
- Jules Ferry, cité par Jean Jaurès, « Préface aux Discours parlementaires », Le socialisme et le radicalisme en 1885, Présentation de Madeleine Rebérioux, « Ressources », réédition Slatkine, 1980, p. 28-29.↩
- Jules Ferry à l’Assemblée nationale le 28 juillet 1885, Journal officiel, Année 1885, rapporté le 29 juillet, p. 1668, colonne centrale.↩
- L’historien Arnold Toynbee constate la pérennité de la religion depuis la Révolution, la religion catholique transcendante étant remplacée progressivement par la religion séculière et immanentiste des idéologies : « Étant donné que l’homme ne peut vivre sans religion, quelle qu’en soit la forme, le recul du christianisme en Occident a été suivi par la montée de religions de remplacement sous la forme des idéologies post-chrétiennes — le nationalisme, l’individualisme et le communisme. »(Arnold Toynbee cité par Jean-Pierre Sironneau, Sécularisation et religions politiques, Mouton & Cie, Paris, 1982, p. 206.)↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 160.↩
- Mussolini, Éditorial du Populo d’Italia, 1er janvier 1920, cité par André Brissaud, Mussolini, tome 1 : Le révolutionnaire, Paris, 1975, p. 225.↩
- Mussolini, Il Popolo d’Italia, « Vincolo di sangue », 19 Janvier 1922.↩
- René Guénon cité par Jean Robin, René Guénon, Témoin de la Tradition, Ed. Guy Trédaniel, Chaumont, 1986, p. 275.↩
- Fulvio Conti, Franc-maçonnerie et pratiques politiques en Italie pendant la première moitié du XXe siècle, trad. Éric Saunier, Presses universitaires de Rouen et du Havre, p. 223-241.↩
- Fulvio Conti, Op. cit., p. 223-241.↩
- Arturo Reghini, Paganesimo Pitagorismo Massoneria, Fumari, 1986, cité par Politica hermetica, L’Âge d’Homme, N° 1, Paris, 1987, p. 148.↩
- Arturo Reghini, cité par Politica hermetica, Op. cit., p. 150.↩
- Julius Evola, Il cammino del Cinabro, Vanni Scheiwiller, Milano, 1972, p. 88.↩
- René Guénon, Le Voile d’Isis, N° 119 (novembre 1929), « À propos des constructeurs du Moyen Âge », p. 694-695.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 84.↩↩
- René Guénon, La crise du monde moderne, Éditions Gallimard, Paris, 1946, 187 p 85-86.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 82-83.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 86.↩
- Alain de Benoist, « La religion de l’Europe », Éléments N° 36, p. 9.↩
- Robert deHerte [alias A. de Benoist], Éléments N° 27, Éditorial, p. 2. ↩
- Alain de Benoist, Études et recherches (2e série) N°2, p.76.↩
- Alain de Benoist, Éléments N° 36, « La religion de l’Europe ». ↩
- Jacques Marlaud, Le renouveau paien dans la pensée française, Livre Club du Labyrinthe, p. 240. ↩
- Pierre Vial déclare : « Notre mission est de réveiller la conscience raciale des peuples blancs… Ceux-ci sont désarmés moralement, intellectuellement, psychologiquement… Sont responsables de cet asservissement les monothéismes, les religions du Livre, les fils d’Abraham, comme se définissent aussi bien les musulmans et les chrétiens que les juifs… C’est pourquoi c’est en retrouvant la fidélité à leur âme la plus profonde, à leur plus longue mémoire, à l’héritage des ancêtres, donc à leur identité païenne que les peuples européens pourront se libérer, se remettre debout. » (Synthèse Nationale, Mercredi 30 janvier 2013, « Discours de Pierre Vial à Genève : Notre Honneur s’appelle Fidélité ».)↩
- Roland Hélie déclare : « Le sens de notre combat a toujours été le même : lutter contre le mondialisme destructeur des nations, des peuples et des identités ; instaurer un Ordre nouveau, nationaliste, social, populaire et identitaire, seul capable de sauver notre civilisation européenne face à la volonté hégémonique et génocidaire de l’hyper-classe apatride. […] Concilier la tradition et la révolution, tel est le sens de la synthèse que nous proposons. » (Éditorial du n°30 de la revue Synthèse nationale, janvier février 2013.)↩
- Grégoire Gambier, site de l’Institut Iliade, article « Bienvenue au 4e colloque de l’institut ILIADE pour la longue mémoire européenne ! Merci d’être là, chaque année plus nombreux pour participer au réveil de notre civilisation. ». ↩
- Xavier Eman, Éléments n°208 (juin-juillet 2024), « Transmettre pour former et reconquérir. » Article repris sur le site de l’Institut Iliade.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 110.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 85.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 131.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 88.↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 31.↩
- René Guénon, Le Voile d’Isis, N° 119, p. 696.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 94.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 94-95.↩
- St–Jean, II, 14-16.↩
- Maître Eckhart cité par Luc-Olivier d’Algange, La Place Royale, N° 37 (La gnose chrétienne), octobre 1997, « L’homme intérieur ou la nostalgie du haut pays », p. 41-47.↩
- Julius Evola, Imperialismo pagano (Impérialisme païen), Padoue, éd. di Ar, 1978, p. 128, 133, 163.↩
- L’Âge d’Or, « Pourquoi l’Âge d’Or ? », N° 10 (Automne 1990).↩
- Rebis, « Pourquoi Rebis ? »↩
- À ce sujet, on consultera avec profit les articles bien renseignés du site de l’Alliance Trône et de l’Autel.↩
- Alain Pascal, La trahison des initiés, 3e édition, Éditions des CIMES, Paris, 2013, p. 5.↩
- Alain Pascal, Op. cit., p. 273-274.↩
- « Il n’en est que deux qui, si déchues qu’elles soient l’une et l’autre par suite de l’ignorance et de l’incompréhension de l’immense majorité de leurs membres, peuvent revendiquer une origine traditionnelle authentique et une transmission initiatique réelle ; ces deux organisations, qui d’ailleurs, à vrai dire, n’en furent primitivement qu’une seule, bien qu’à branches multiples, sont le Compagnonnage et la Maçonnerie » (René Guénon, Aperçu sur l’initiation, Éditions traditionnelles, France, 2005, p. 41.)↩
- Julien Langella, « Droit de réponse », L’Homme Nouveau n°1796 du 2 décembre 2023, p. 34-35.↩
- Louis de Bonald, Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, tome I, éd. A. Le Clere, Paris, 1819, p. 105-106.↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 226.↩↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 102-103.↩
- Oswald Wirth, Op. cit., p. 136-137.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 50-51.↩
- La Croix Supplément, « Le signe de détresse », Jeudi 29 Juin 1899, N° 4970, p. 1-2.↩
- Christophe Bourseiller, Op. cit., p. 74-75.↩
- Oswald Wirth, La F.M. rendue intelligible à ses adeptes, Paris, 1986, Tome I (L’apprenti), p. 199.↩
- Lire à ce sujet l’article « Principe du moteur de la Révolution » qui illustre les conséquences politiques de cette méthode d’action. (note de VLR).↩
- Sur le maçonnisme de Kant, dans son Dictionnaire de la Maçonnerie, p. 659, Daniel Ligou écrit : « Le grand philosophe n’a jamais été membre d’une loge. Mais il a eu de nombreuses amitiés maçonniques, parmi lesquelles celles de son éditeur Johan Jacob Kanter, et de son exécuteur testamentaire Wasianski, tous deux, comme lui, de Königsberg. On peut également soutenir que ce grand penseur fut un maçon sans tablier. »↩
- Le Dictionnaire de la franc-maçonnerie (p. 565) dit à propos de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) : « Le grand philosophe allemand n’a probablement pas été maçon, mais il consacra à l’Ordre ’Les Lettres à Constant’, œuvre publiée sur manuscrit par la loge Quatuor Coronati Orient de Bayreuth. Cette œuvre est aujourd’hui bien connue des loges allemandes, mais n’a pas été traduite en français. »↩
- « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », conférence de Jean Jaurès et réponse de Paul Lafargue, Impr. spéciale, p. 5-7, 1895.↩
- Karl Marx, Œuvres philosophiques, « Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure (1841) », trad. Jacques Molitor, A. Costes, Paris, 1946, p. XXIV.↩
- René Guénon, Aperçus sur l’Initiation, Paris, 1985, p. 292.↩
- Chevalier de Ramsay, « Discours prononcé à la réception des francs-maçons », Lettres de M. de V… avec plusieurs pièces de différents auteurs, Chez Piere Poppy, La Hayes, 1738, p. 47-70.↩
- Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, col. Folio-essais, Paris, 2007, p. 130 et p. 140.↩
- Eric Vœgelin, La nouvelle science du politique, Seuil, Paris, 2000, p. 190.↩
- Hannah Arendt, Hannah Arendt, The recovery of the public world, St. Martin’s press, 1979, New York, p. 313-314.↩